La Contagion
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ACTE QUATRIÈME - SCÈNE IV

Emile Augier

ACTE QUATRIÈME - SCÈNE IV


(LES MÊMES, VALENTINE, AURÉLIE, NAVARETTE, CANTENAC, LUCIEN, DEUX JEUNES GENS et DEUX FEMMES.)

VALENTINE (à André, lui montrant ses mains pleines d'or et de billets de banque.)
Que vous disais-je, monsieur de Lagarde? Votre argent a fructifié; prenez votre part.

ANDRÉ (lui baisant la main près du coude.)
La voilà! — Mesdames el messieurs, je vous invite tous à dîner demain à la Maison d Or, et, en sortant de table, je vous taillerai une banque à faire dresser les cheveux sur la tête.

LUCIEN
Qu'est-ce qui le prend?

ANDRÉ
C'est la fleur de l'aloès qui éclate! J'ai assez vécu comprimé dans ma coque! De l'air, morbleu! du bruit! du bruit nocturne surtout! Décrochons les enseignes des bourgeois et rossons le guet !

LUCIEN
Il est gris, Dieu me pardonne!

D'ESTRIGAUD (à part.)
Je l'ai grisé.

ANDRÉ
Ah! belle Valentine, puisse ce banquet être le repas des accordailles. Je vous adore !

VALENTINE
Est-ce bien vrai?…

ANDRÉ
Demandez à Navarette. (A Lucien.)
Présente-moi donc à ces messieurs et à ces dames que je n'ai pas l'honneur de connaître.

NAVARETTE (bas, à d'Estrigaud.)
Vous êtes d'accord?

D'ESTRIGAUD
Oui… à quinze cent mille francs.

NAVARETTE (à part, regardant André.)
Quel imbécile !

VALENTINE (à Aurélie.)
Eh bien, mademoiselle, que dites-vous maintenant de votre fétiche ?

AURÉLIE
Je dis qu'il est usé, voilà tout.

LUCIEN
Il faut t'en procurer un autre.

AURÉLIE
Ne me parlez pas, vous! ou plutôt… nous allons avoir une petite explication. Voilà quinze jours que vous me trompez grossièrement, j'en ai la preuve.

LUCIEN
Quinze jours ! et tu n'as pas encore éclaté ?

AURÉLIE
Tiens ! tant que je gagnais !

LUCIEN
Puisque tu as tant fait, patiente encore une heure, sois gentille… en public.

AURÉLIE
Je ne serai pas gentille ! — Ah ! il faut à monsieur des femmes du monde !

LUCIEN
Tu as ton accès?

AURÉLIE
Non, monsieur, je reste calme et digne, j'ai toute ma raison. — Vous devriez au moins vider vos poches pour venir chez moi.

LUCIEN
Mes poches?

ANDRÉ (bas, à Lucien.)
Emmène-la donc!

LUCIEN (à Aurélie.)
Tu achèveras ta scène en voiture, filons.
(Il l'entraîne.)

AURÉLIE
Pas de brutalités… Quelqu'un de vous, messieurs, connaît-il une dame qui s'appelle Aline de son petit nom ?

LUCIEN (s'arrêtant.)
Aline?

ANDRÉ (à part.)
Il était temps de lui trouver une dot.

CANTENAC
Nous avons bien un opéra-comique de ce nom.

LUCIEN
Ne plaisantons pas, messieurs ! (A Amélie.)
C'est plus grave que tu ne penses. Explique-toi.

ANDRÉ (bas, à Lucien.)
Ne la pousse pas à bout; elle a une lettre.

LUCIEN (à Aurélie.)
Tu as une lettre signée Aline ?

AURÉLIE
Parfaitement! C'est mon fétiche… pauvre femme trompée que je suis!

LUCIEN
C'est impossible !

AURÉLIE
Je l'ai trouvée dans la poche de votre redingote,

LUCIEN
Donne-la-moi !

AURÉLIE
Non.

LUCIEN
Je vous demande pardon de cette scène, messieurs; mais Aline est le nom d'une personne à qui tous nos respects sont dus, et sur la réputation de laquelle il ne doit pas planer une ombre… de mademoiselle Lagarde.

AURÉLIE (,. à André.)
Ah ! monsieur, si j'avais su !

LUCIEN
Voyons la lettre. (Aurélie la lui donne… Il l'ouvre et éclate de rire.)
Parbleu ! elle est bonne! C'est la lettre à papa.

D'ESTRIGAUD
Quelle lettre à papa?

LUCIEN
Une vieille lettre d'amour que j'ai trouvée il y a quinze jours, que je me réservais de réintégrer respectueusement dans la poche de mon auteur, sans la lire, et dont la jalouse Aurélie s'est emparée… Je la croyais bien perdue.

D'ESTRIGAUD (bas, à André.)
J'ai toujours votre parole?

ANDRÉ (de même.)
Oui… Tant pis !

LUCIEN (regardant la lettre.)
C'est, en effet, signé Aline.

ANDRÉ (avec un rire forcé.)
Mais une Aline à ton père, ce doit être la reine de Golconde.

LUCIEN
Je le croirais… vu la pâleur de l'encre et la jaunisse du papier. Tiens !
(Il lui donne la lettre.)

VALENTINE
Dites donc, Lucien, je ne me représente pas nettement le père Chellebois en bonne fortune.

AURÉLIE
Ni moi.

ANDRÉ (à part, atterré, les yeux sur la lettre.)
Ma mère !

AURÉLIE (à Lucien.)
Abuserais-tu de ma candeur?

LUCIEN
Comment as-tu pu être jalouse de ce papyrus?

ANDRÉ (à part, fermant les yeux, et comme foudroyé.)
Ma mère !
(La lettre s'échappe de ses:mains.)

AURÉLIE (à Lucien.)
Ne détourne pas la question.

LUCIEN (ramassant la lettre.)
Tiens, est-ce assez jaune?

AURÉLIE (lui sautant au cou.)
Tu es un amour… Je m'étonnais aussi… car elle est d'un beau bleu, cette épître!… Écoutez-moi ça, mesdames.

LUCIEN
Je le défends!…

AURÉLIE (passant la lettre à Valentine.)
Lisez, Valentine, je le tiens.

TOUS
Lisez, lisez ! à la tribune !

LUCIEN
C'est absurde !
(On se groupe autour de Valentine.)

TOUS
Chut !
(André rouvre les yeux et les promène autour de lui.)

VALENTINE (lisant.)
"Oui, ami, je vous aime…"

ANDRÉ (bondissant.)
Oh ! Cette fille ! (il lui arrache la lettre des mains. A Lucien.)
Tu laisses faire cela, toi ? tu laisses traîner les secrets de famille dans les ruisseaux ? Qui te dit qu'il n'y a pas là dedans l'âme d'une honnête femme égarée ? Qui te dit qu'elle n'a pas expié dans les larmes, qu'elle n'est pas descendue dans la tombe avant l'heure, blêmie par le repentir? et que ses enfants ne rachèteront pas sa faute à force d'oeuvres et de loyauté ?

D'ESTRIGAUD
Ma foi, mon cher, il s'agirait de votre propre mère…

ANDRÉ (regardant tout le monde avec un geste terrible.)
Qui parle de ma mère, ici ?

CANTENAC
Mais, monsieur de Lagarde…

ANDRÉ
Je m'appelle Lagarde tout court, comme mon père. (A d'Estrigaud.)
Le marché que vous me proposiez et auquel j'avais la lâcheté de prêter l'oreille est une immonde trahison !

D'ESTRIGAUD
Monsieur !

ANDRÉ
Je le refuse !

D'ESTRIGAUD
Êtes-vous ivre?

ANDRÉ
Mon refus vous étonne, n'est-ce pas ? Vous pensiez bien avoir mis la gangrène dans mon honneur… Mais votre piqûre se guérit comme les autres… avec le fer rouge. — Adieu, messieurs ! Conscience, devoirs, famille, faites litière de tout ce qu'on respecte!… Il vient un jour où les vérités bafouées s'affirment par des coups de tonnerre. Adieu, je ne suis pas des vôtres !
(Il sort.)


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