La Contagion
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ACTE PREMIER - SCÈNE III

Emile Augier

ACTE PREMIER - SCÈNE III


(LES MÊMES, TENANCIER, en redingote.)

TENANCIER
Bonjour, Annette. Je ne te savais pas là. Tu n'es pas de trop. Asseyons-nous ! (il s'assied devant son bureau, Lucien sur une chaise en face de lui; Annette reste debout.)
Mon cher Lucien, je suis très mécontent de toi.

ANNETTE
Je demande la parole. Avant de gronder mon frère, laisse-moi développer une idée que j'ai. La cérémonie du payement des dettes nécessite une fois l'an, entre toi et ce garçon que tu adores, une froideur de deux ou trois jours, aussi désagréable pour l'un que pour l'autre… et, tiens, vous vous regardez déjà comme deux parents de faïence! Supprimons cette solennité désobligeante. J'ai une combinaison financière qui te dispensera de payer ses dettes. Il est maintenant acquis que ses revenus personnels sont de vingt mille francs au-dessous de ses besoins ; fais-lui une pension de vingt mille francs, une fois pour toutes, et embrassons-nous.

TENANCIER
Ses dettes sont le moindre de mes griefs. Elles représentent à peu près le montant de mes économies annuelles; puisqu'elles tombent dans la poche de ses créanciers, au lieu de grossir le capital partageable après moi, je l'avantage d'une somme égale dans ma succession : il n'en est que cela.

ANNETTE
C'est beaucoup trop!… mes enfants et moi, nous sommes assez riches d'autre part…

TENANCIER
Ce n'est pas la question. Ton frère a une allure générale qui ne me convient pas, et je veux le prier d'en changer.

LUCIEN (très soumis.)
Je ne demande pas mieux!… Qu'y trouves-tu à reprendre?

TENANCIER
Et d'abord, je m'appelle Tenancier et tu t'appelles de Chellebois.

ANNETTE
Pardon, père, tu t'appelles Tenancier de Chellebois… Mon frère n'a fait que supprimer la moitié de ton nom.

TENANCIER
Oui, la moitié qui implique roture. Cette suppression est une usurpation, mon fils.

ANNETTE
Eh! mon Dieu! mon mariage a lancé Lucien dans un monde où cette usurpation est très bien portée, je t'assure; et moi-même, je ne suis pas fâchée que le nom de mon frère ne crie pas sur les toits que le marquis Galéotli s'était mésallié en m'épousant. D'ailleurs Lucien ne se donne pas pour gentilhomme; il n'a que la prétention d'être ce qu'il est en effet, un gentleman.

TENANCIER (sèchement.)
Je ne sais pas l'anglais.

ANNETTE (souriant.)
C'est-à-dire un moyen terme entre le bourgeois et le noble, tenant de l'un par la naissance, de l'autre par l'élégance, la fortune, les relations…

TENANCIER
Et l'oisiveté! Les petits-fils des hommes de 89 travestissent leurs noms et se consacrent à l'inutilité! Prenez garde, messieurs! nous vivons dans un temps où la stérilité est une abdication. Au-dessous de vous, dans l'ombre et sans bruit, se prépare un nouveau tiers état qui vous remplacera par la force des choses, comme vos grands-pères ont remplacé la caste dont vous reprenez les errements, et ce sera justice! (A Annette.)
Eh bien, je ne veux pas que ton frère fasse plus longtemps partie de cette mascarade aristocratique; je ne l'ai pas élevé pour cela.

ANNETTE
Mais quelle profession veux-tu qu'il embrasse… puisque cela s'appelle embrasser?

TENANCIER
Il n'aurait que l'embarras du choix, ayant passé par l'École polytechnique…

ANNETTE
Justement; il a fait ses preuves, et tu sais que quand on a fait ses preuves, on a le droit de refuser toutes les affaires.

TENANCIER
On n'a jamais le droit d'être inutile à son pays.

LUCIEN (étourdiment.)
A la belle France !

TENANCIER
La belle France, oui, ta patrie!… — Ah! ce vieux mot te fait sourire… Laisse ces petites ironies à ton ami d'Estrigaud.

LUCIEN
Si tu prends toutes les blagues au sérieux !…

TENANCIER
Je t'ai déjà prié souvent de me parler français.

LUCIEN (se levant.)
Eh bien, blague est un mot français. S'il n'est pas encore au Dictionnaire de l'Académie, il y sera, parce qu'il n'a pas d'équivalent dans la langue. Il exprime un genre de plaisanterie tout moderne, en réaction contre les banalités emphatiques dont nous ont saturés nos devanciers.

TENANCIER
Banalités emphatiques?

LUCIEN
Oui, ils ont tant usé et abusé des grands mots, qu'ils nous en ont dégoûtés.

TENANCIER (se levant.)
Tant pis, monsieur,, tant pis pour vous! Les grands mots représentent les grands sentiments, et du dégoût des uns on glisse facilement au dégoût des antres. Ce que vous bafouez le plus volontiers après la vertu, c'est l'enthousiasme, ou simplement une conviction quelconque… Non que vous fassiez profession de scepticisme, Dieu vous en garde ! vous n'allez pas plus haut que l'indifférence, et tout ce qui dépasse vous semble un pédantisme. Ce détestable esprit a plus de part qu'on ne croit dans l'abaissement du niveau moral à notre époque. La dérision de tout ce qui élève l'âme, la blague, puisque c'est son nom, n'est une école à former ni honnêtes gens, ni bons citoyens,

LUCIEN
Je t'assure que je n'ai dérobé personne, et que je fais monter régulièrement ma garde.

TENANCIER
Malgré cette réponse gouailleuse, tu en es encore à valoir mieux que tes paroles, je l'espère ; mais ton héros, ton modèle, M. d'Estrigaud, a commencé aussi par valoir mieux que les siennes.

LUCIEN
Et il continue, papa, je t'en réponds. C'est un très galant homme.

TENANCIER
A qui je ne confierais ni mon pays, ni mon honneur, ni ma bourse.

LUCIEN
Tranchons le mot, c'est un monstre !

TENANCIER
Hélas ! non, ce n'est pas un monstre, ce n'est pas une . exception: c'est un des plus brillants représentants d'une école qui s'étend tous les jours comme une lèpre, et qui finira par vicier le sang de la France, si on n'y met ordre.

LUCIEN
Tu es le premier qui suspecte l'honorabilité de Raoul.

TENANCIER
C'est encore un signe du temps que personne ne songe à suspecter l'honorabilité d'un homme qui, sans patrimoine et sans profession, trouve moyen de dépenser cent cinquante mille francs par an.

LUCIEN
Sans profession ? D'abord il est administrateur de quatre ou cinq grandes entreprises financières, il a là plus de quatre-vingt mille francs de traitement.

TENANCIER
Et pour le reste ?

LUCIEN
Pour le reste, il joue à la Bourse.

TENANCIER
Et il joue de manière à ne rester honnête qu'à la condition de toujours gagner. Le jour où il perdra, sais-tu avec quoi il soldera ses différences ? Avec son honneur.

LUCIEN
Ce jour-là, il se fera sauter, tous ses amis le savent ; et ses créanciers se rembourseront rien qu'avec la vente de ses meubles et de ses objets d'art.

TENANCIER
Pourquoi se ferait-il sauter, s'il laissait de quoi faire face à ses engagements ?

LUCIEN
Il a un mot énergique en réponse à ta question : il appelle son luxe sa dépouille mortelle. C'est un homme trempé, va ! Il dit souvent : "La vie ne vaut pas qu'on l'accepte sans conditions ; tant qu'elle se laissera mener à grandes guides, j'y consens; le jour où elle m'obligera à trottiner, bonsoir !"

ANNETTE
Et il est homme à le faire comme il le dit.

TENANCIER
Vous croyez cela, vous autres ? Pour que vous vous laissiez prendre aux grands mots, il suffit donc qu'ils soient malhonnêtes ? C'est pitoyable ! — Au surplus, que ce monsieur se tienne ou non parole, peu m'importe. Je ne veux pas que mon fils reste sur une pente au bout de laquelle on peut entrevoir la liquidation par le suicide. Tu as vingt-huit ans, c'est le bon âge pour se marier…

LUCIEN
Oh ! père !

TENANCIER
Le mariage est la rupture la plus naturelle avec la vie que tu mènes. Mon notaire et ami, M. Duperron, me propose un parti très convenable : jolie figure, bon caractère, cinq cent mille francs de dot…

LUCIEN
J'ai bien le temps de penser à cela.

TENANCIER
Mais, moi, je me fais vieux et j'ai hâte de revivre dans tes fils.

LUCIEN
Si tu n'as pas assez de petits-enfants, fais convoler ma soeur; c'est l'état des femmes…

ANNETTE
Merci bien ! J'ai satisfait à la loi du recrutement.

TENANCIER
Tu es pourtant trop jeune pour rester veuve.

ANNETTE
Et pour me remarier donc ! — Non ; j'ai une belle fortune, de beaux enfants, le meilleur des chaperons, qui est mon père… Que m'apporterait le mariage? Rien ! et il me prendrait ma liberté et mon titre de marquise. — Mauvaise affaire!… — Revenons à ce jeune garçon qui n'a pas, lui, d'objection sérieuse.

LUCIEN
Pardon, j'en ai une.

TENANCIER
Laquelle ?

LUCIEN (se tournant vers sa soeur.)
Je ne me soucie pas d'avoir des gredins de fils qui m'apporteraient tous les ans vingt mille francs de dettes, et à qui je n'aurais pas le droit de faire de la morale pour mon argent. Me vois-tu leur disant : "Sont-ce là, messieurs, les exemples que vous a donnés… votre grand-père ? Votre grand-père était un homme sérieux, qui a édifié sa fortune par son travail ; un homme vertueux, qui a le droit d'être sévère aux peccadilles de la jeunesse, parce qu'il ne les a pas connues, parce qu'il n'a jamais aimé que votre grand'mère…"

TENANCIER
C'est bien, en voilà assez. On perd son temps à parler Raison à un fou.

LUCIEN (bas, à sa soeur.)
Sésame, ferme-toi.


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