La Contagion
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ACTE TROISIÈME - SCÈNE VIII

Emile Augier

ACTE TROISIÈME - SCÈNE VIII


(D'ESTRIGAUD ANNETTE.)

ANNETTE
Vous voyez, baron, qu'on n'a pas peur de vous.

D'ESTRIGAUD
Quelle bonne surprise, madame!

ANNETTE
Je passais dans votre rue, j'avais fini mes courses plus tôt que je ne pensais, je me suis dit : "Voilà une belle occasion de visiter les antiques," et j'ai arrêté à votre porte.

D'ESTRIGAUD
Vous êtes la plus grande dame que je connaisse. Voulez-vous que nous passions dans ma galerie?

ANNETTE
Tout à l'heure. — C'est très joli chez vous. Je n'avais pas encore vu d'appartement de garçon… Nous ne nous figurons pas du tout ce que c'est.

D'ESTRIGAUD
Vous vous imaginiez le temple du désordre et de l'inconfortable?

ANNETTE
A peu près… mais je fais amende honorable. C'est mieux tenu que chez moi. On dirait qu'une femme de goût a présidé au moindre détail.

D'ESTRIGAUD
Merci pour Navarette.

ANNETTE
Ah! c'est elle?

D'ESTRIGAUD
Le soin de mon appartement fait partie de ses chastes attributions, et elle vient de temps en temps y donner le coup d'oeil de la…

ANNETTE
Du maître.

D'ESTRIGAUD
De la gouvernante. Mais le jour va baisser, et, si vous voulez visiter ma collection…

ANNETTE
Tout à l'heure.

D'ESTRIGAUD
Qu'attendez-vous donc ?

ANNETTE
Personne.

D'ESTRIGAUD
Et vous avez raison ; elle ne viendra pas.
(Il lui donne la lettre de la comtesse.)

ANNETTE (après avoir lu.)
Que cette Saint-Gilles est gauche! Mais qui vous dit qu'elle ne viendra pas ?

D'ESTRIGAUD
Je lui ai vivement répondu qu'elle trouverait visage de bois, et que je vous avertissais en même temps qu'elle. Ainsi ne lui dites pas que vous êtes venue.

ANNETTE (mettant la table entre elle et d'Estrigaud.)
Mais, monsieur, c'est un guet-apens.

D'ESTRIGAUD
Bien innocent, je vous jure. Vous avez voulu jouer au fin avec moi, vous êtes battue ; cette victoire me suffit, etje prétends la couronner en vous prouvant à quel point vos précautions me faisaient injure.

ANNETTE
Soit, monsieur; mais vous m'exposez à être surprise dans un tête-à-tête…

D'ESTRIGAUD
Rassurez-vous : ordre est donné de ne laisser entrer personne.

ANNETTE
Mais c'est bien pire, monsieur! que va penser de moi votre valet de chambre?

D'ESTRIGAUD
Absolument rien; c'est sa consigne chaque fois qu'il me vient des curieuses.

ANNETTE
Il vous vient des curiosités de toute espèce; je n'entends pas que cet homme, qui sait mon nom, se méprenne sur la mienne.
(Elle sonne.)

D'ESTRIGAUD
Que faites-vous ?

ANNETTE
Vous allez lui dire que sa consigne ne me concernait pas.

QUENTIN (entrant avec un papier sur un plateau d'argent.)
C'est le cours de la Bourse que monsieur demande ?

D'ESTRIGAUD
Oui, mettez ça là. (Quentin pose le papier sur la table à droite.)
Ne vous avais-je pas dit de fermer ma porte ?

QUENTIN
Oui, monsieur le baron.

D'ESTRIGAUD
Eli bien, c'est par erreur. Vous laisserez entrer comme à l'ordinaire.

QUENTIN
Tout le monde?

D'ESTRIGAUD
Eh ! oui, tout le monde.

QUENTIN
Bien, monsieur le baron.

D'ESTRIGAUD
Êtes-vous satisfaite?

ANNETTE
Maintenant, je m'en vais.

D'ESTRIGAUD
Pas tout de suite, ou ce drôle croira qu'on peut entrer parce que vous n'y êtes plus.

ANNETTE
C'est vrai… mais s'il arrive quelqu'un?

D'ESTRIGAUD
Il n'arrivera personne; la consigne a dû descendre jusqu'à la loge du concierge, qui ne sait pas votre nom, lui. Sacrifiez encore cinq minutes à l'opinion de M. Quentin, et permettez-moi d'en profiter pour moi-même. Aussi bien ai-je une explication à vous donner.

ANNETTE
Sur quoi, mon Dieu?
(Elle s'assied près de la table.)

D'ESTRIGAUD
Sur la rareté de mes futures visites. Je serais désolé que vous puissiez l'attribuer à un pur caprice. Votre frère sort d'ici. Il trouve mes assiduités compromettantes, — ce sont ses propres expressions, — et il me prie de les suspendre.

ANNETTE
De quoi se mêle-t-il? Ne suis-je pas d'âge à me conduire ?

D'ESTRIGAUD
Sans doute, mais ce n'est pas à moi de le lui dire : je suis trop son ami pour lui résister sur un point si délicat.

ANNETTE
Et je crois que votre condescendante ne vous coûte, guère.

D'ESTRIGAUD
Du moins, le respect que je dois à votre réputation et à votre tranquillité…

ANNETTE (ironiquement.)
Oh ! vous êtes très respectueux, c'est incontestable.

D'ESTRIGAUD
Les femmes sont toutes les mêmes ! Si je touchais le bout de votre gant, vous me trouveriez odieux; et. parce que je reste dans les bornes du plus profond respect, vous me trouvez presque ridicule ; avottêz4e.

ANNETTE (qui joue depuis un moment avec la cote de la Bourse.)
Un franc de hausse sur la rente.

D'ESTRIGAUD
Plaît-il ?

ANNETTE
Un franc de hausse !

D'ESTRIGAUD (stupéfait.)
C'est impossible !

ANNETTE
Voyez plutôt. (Elle lui donne la cote.)
Cela vous contrarie?

D'ESTRIGAUD
Non… cela m'étonne, (A part.)
Ruiné !…

ANNETTE (se levant.)
Les cinq minutes que je dois à M. Quentin sont écoulées. — Ne me regardez pas de cet oeil farouche et accompagnez-moi jusqu'à l'antichambre avec force salamalecs pour achever d'édifier vos gens sur mon compte.

D'ESTRIGAUD (l'arrêtant par la main.)
De grâce, madame, encore un instant…,

ANNETTE
Que vous reste-t-il à me dire ?

D'ESTRIGAUD
Que je vous adore !

ANNETTE
Ah! vous aviez raison, monsieur; ici, c'est odieux!

D'ESTRIGAUD
Pourquoi ? Toutes les portes sont ouvertes ; vous êtes aussi en sûreté que chez vous. Et si je ne vous le dis pas ici, où vous le dirai-je? Ce n'est pas une déclaration que je vous fais, c'est un adieu éternel.

ANNETTE
Un adieu éternel? voilà un bien grand mot.

D'ESTRIGAUD
Mon amitié pour votre frère ne me sépare-t-elle pas de vous à jamais ?

ANNETTE
Tout ce qu'il peut vous demander, c'est de venir moins souvent chez moi.

D'ESTRIGAUD
Sans doute. Mais il m'a ouvert les yeux; je ne m'apercevais pas que je vous aime follement !… Oh! laissezmoi vous le dire pour la première et pour la dernière fois !

ANNETTE
Pourquoi avez-vous parlé ? Ce n'est pas mon frère qui nous sépare maintenant, c'est votre aveu.

D'ESTRIGAUD
Je m'étais juré de me taire jusqu'au bout, mais l'effort a dépassé mes forces !… Et puis qu'importe ? Maintenant que je vois clair dans mon coeur, mon devoir est tracé. Il faut que je vous oublie, que je m'éloigne, que je voyage… Je partirai demain.

ANNETTE
Mais c'est absurde, Je n'entends pas bouleverser votre existence.

D'ESTRIGAUD
Et que voulez-vous que je devienne à Paris ? Votre porte ne m'est-elle pas fermée à double tour, par votre frère et par mes aveux ?

ANNETTE
Je les oublierai… vous n'avez rien dit, je n'ai rien entendu… Vous serez raisonnable, vous serez mon meilleur ami…

D'ESTRIGAUD
Jamais ! Ces paroles qui vous offensent s'échapperaient de mes lèvres malgré moi… Je ne m'appartiens plus… Vous ne savez pas à quel délire de passion je suis arrivé !

ANNETTE (lui mettant la main sur la bouche.)
Taisez-vous, malheureux ! (D'Estrigaud couvre sa main de baisers. — Faiblement.)
Vous êtes fou… ( il l'entoure de ses bras.)
Monsieur!…
(Elle court vers la porte ; d'Estrigaud y arrive avant elle et la lui barre.)

D'ESTRIGAUD
Non… Vous ne sortirez pas.

NAVARETTE (entrant.)
Qu'est-ce donc ?


ACTE TROISIÈME - SCÈNE VIII

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