(LES MÊMES, GERMAIN, puis ANDRÉ et ALINE.)
GERMAIN (du fond.)
M. Lagarde demande si monsieur peut le recevoir.
TENANCIER
Quel Lagarde ?
GERMAIN
Dame ! celui qui sortait chez nous quand il était à l'École polytechnique avec M. Lucien.
LUCIEN
André?
TENANCIER
Faites entrer tout de suite.
LUCIEN
Ah ! quelle joie de le revoir ! Te voilà donc, vieil ami…
(Il s'avance vers André les bras ouverts, et s'arrête en voyant Aline.)
ANDRÉ
C'est ma soeur… (A Tenancier en lui serrant la main.)
Bonjour, cher monsieur.
TENANCIER (à Aline.)
Vous voyez le meilleur ami de votre pauvre père, mon enfant.
ALINE
Je le sais, monsieur.
(Elle lui présente son front, il l'embrasse.)
ANNETTE
Voulez-vous m'embrasser aussi, mademoiselle ?
TENANCIER (présentant Annette.)
Ma fille.
ALINE
Ah ! madame la marquise, mon frère m'a bien souvent parlé de vous.
ANNETTE
Merci, monsieur André.
(Elle lui tend la main.)
ANDRÉ (, à Lucien.)
Ah çà ! tout le monde s'embrasse, excepté nous ; c'est injuste.
LUCIEN (avec emphase.)
Dans mes bras, sur mon coeur !
(Ils s'embrassent et puis se regardent.)
ANDRÉ
Tu es toujours le même, toi… toujours jeune !
LUCIEN
Vingt-huit ans, pas d'infirmités!… Mais, toi, mon pauvre ami, tu t'es furieusement bronzé, sans compliment.
ANDRÉ
Dame ! j'étais déjà ton aîné à l'École, et, depuis, j'ai fait toutes les campagnes de la misère, qui comptent triple.
TENANCIER
Tu as mené la vie dure, mon pauvre garçon ?
ANDRÉ
Oui; mais j'ai été plus dur qu'elle, et, aujourd'hui, je peux me dorloter… relativement. Tel que vous me voyez, je vais être bourgeois de Paris. Je vais louer un logement pour ma soeur et moi, et nous aurons une bonne… en attendant le reste de nos gens.
LUCIEN
Tu as donc gagné le lot de cent mille francs?
ANDRÉ
J'ai tout simplement une fortune dans les mains.
ANNETTE
Contez-nous donc cela, monsieur André.
ANDRÉ (à Tenancier.)
Ah ! vous avez eu une fameuse idée, quand vous m'avez conseillé d'entrer dans le génie civil, en sortant de l'École.
TENANCIER
Il fallait te mettre le plus tôt possible en état d'aider ta mère. Ton éducation avait épuisé sa petite réserve ; il ne lui restait que sa pension de veuve de colonel d'artillerie… peu de chose !
ANDRÉ
Au bout de deux ans, je gagnais ma vie. J'avais fait un rude apprentissage aussi! J'avais vécu avec les ouvriers, travaillant comme eux dans les ateliers, pour bien connaître les métaux et l'outillage; j'avais été chauffeur et mécanicien, dur! pour bien connaître le combustible et la traction ; j'ai passé dix mois, jour ounuit, la face au feu et le dos à la bise, très dur ! Mais je savais mon métier à fond et l'ingénieur en chef du Chemin du midi de l'Espagne a pu m'employer à cinq mille francs par an. J'étais bien fier du premier argent que j'ai envoyé à ma mère!… il a servi à l'ensevelir. Pauvre sainte femme!… Pardon, monsieur.
TENANCIER
Ne te contrains pas, mon enfant, je l'ai pleurée aussi.
ANDRÉ
Oui, vous la connaissiez!… La vertu sur la terre! la loyauté! l'abnégation !… Enfin, elle est morte. Je suis accouru… trop tard. Elle avait rejoint mon père… et nous voilà tous les deux… Pardon, je fais l'enfant… Alors, comme j'étais obligé de revenir en Espagne, je mis ma soeur en pension chez notre pasteur, qui avait cinq filles; sa femme était grande amie de ma mère, en sorte qu'Aline se trouva dans une seconde famille, et je retournai à mon poste. J'avais déjà entrevu mon idée, qui est quelque chose comme la suppression de Gibraltar.
TENANCIER
Supprimer Gibraltar?
ANDRÉ
Soyez tranquille, je ne suis pas fou. Il ne s'agit pas de démanteler la forteresse ; je n'ai pas assez de canons à ma disposition… Gibraltar est la clef de la Méditerranée; il s'agit d'ouvrir une autre porte en creusant un canal navigable de vingt-cinq lieues entre Cadix et Rio-Guadiario.
LUCIEN
C'est le pendant du canal de Suez.
ANDRÉ
Tout simplement.
TENANCIER
L'idée est plus belle que pratique.
ANDRÉ
Erreur ! L'affaire est magnifique au point de vue financier… mais ce serait trop long à vous expliquer… Qu'il vous suffise pour le moment de savoir que le gouvernement espagnol accorde une subvention de quatre millions.
TENANCIER
Vraiment, l'affaire en est là ?
ANDRÉ
Parfaitement! j'ai ma concession en poche.
LUCIEN
Comment t'y es-tu pris, vil intrigant?
ANDRÉ
Oh! mon cher, une chance infernale! un accident sur notre chemin de fer… encore trop long à raconter! Bref…
LUCIEN
La brièveté dans la narration n'est une qualité qu'à la condition de ne pas nuire à la clarté.
ALINE
N'espérez pas de détails, l'affaire est trop à sa gloire. Il a sauvé un train, en passant comme un boulet à travers une charrette de moellons.
LUCIEN
Diable ! c'est crâne !
ANDRÉ
Non, ce n'est que de la simple prudence : il n'y avait d'autre chance de salut que de pulvériser l'obstacle. Bref…
LUCIEN
Tu étais donc sur la machine?
ANDRÉ
Oui, pour faire honneur au maréchal Cardoga, que nous emmenions… et c'est là ma chance! Le maréchal m'invita à dîner, et je n'eus garde de manquer le coche. Il fut tout de suite très féru de mon idée; il en parla au conseil des ministres… etc., etc… Tout allait comme sur des roulettes, quand les Anglais sont venus se mettre en travers.
TENANCIER
Je les reconnais.
ANDRÉ
Ils ont dépêché à Madrid une espèce d'agent à moitié diplomatique, un certain sir James Lindsay. Je ne sais pas comment il a manoeuvré, mais les capitaux espagnols sont peureux, et la Compagnie du canal de Gibraltar, qui commençait à s'organiser, s'est tout à coup dérobée sous moi! Alors, le maréchal m'a conseillé de m'adresser aux capitalistes français; je suis parti pour Paris ; en passant à Poitiers, j'ai pris ma soeur, que je peux dorénavant garder auprès de moi; nous sommes arrivés hier au soir, et nous voilà!
LUCIEN
Eh bien,,mon cher, tu tombes bien. Je suis l'ami intime d'un homme qui va te mettre en rapport avec tous les gros bonnets de la finance.
TENANCIER
Encore d'Estrigaud?
LUCIEN
Toujours! partout! Mais, s'il aide André à rogner les ongles au léopard britannique, ne lui marqueras-tu pas un bon point?
TENANCIER
Deux! un pour André, un pour la France!
LUCIEN (à André.)
Tu sauras que papa est toujours atteint d'anglophobie.
ANDRÉ
Et moi aussi, parbleu !
LUCIEN
Tiens! pourquoi?
ANDRÉ
Mon père était à Waterloo.
LUCIEN
Bah! Gladiateur nous a vengés… Si d'Estrigaud ne suffit pas, nous mettrons en jeu les puissances occultes.
ANDRÉ
Les esprits?
LUCIEN
Mieux que cela. Je connais un coulissier nommé Cantenac, qu'on soupçonne d'être le bras gauche de spéculateurs qui ont le bras droit fort long ; et il est certain qu'il a un flair surnaturel. Le rôle mystérieux qu'on lui prête, à tort ou à raison, lui donne beaucoup d'influence à la Bourse, et une affaire patronnée par lui…
TENANCIER
Tu as de jolies connaissances. J'aime encore mieux d'Estrigaud.
LUCIEN
Nous commencerons par lui. Je te présenterai aujourd'hui même.
ANDRÉ
Merci, c'est entendu. — Allons, petite fille, prenons congé.
TENANCIER
Un moment, mon cher André. Tu vas entrer dans une vie d'activité fiévreuse; la journée n'aura pas assez de douze heures pour loi ; tu la passeras en courses, en démarches de toute espèce, prenant tes repas où et quand tu pourras, ne rentrant chez toi que pour dormir. Que fera ta soeur pendant ce temps-là?
ALINE
Je l'attendrai. Soyez tranquille, je ne m'ennuierai pas; je ne m'ennuie jamais.
TENANCIER
C'est possible ; mais une jeune fille toujours seule avec sa bonne, c'est à peine convenable.
ANDRÉ
Je n'avais pas songé à cela, moi.
ALINE
Oh! ne me renvoie pas à Poitiers ! Tu m'as promis que je ne te quitterais plus.
TENANCIER
Il y a un moyen de tout concilier. Prends, toi, une chambre à l'hôtel pendant le premier coup de feu de tes affaires ; ta soeur viendra demeurer chez nous.
ALINE
Oh ! monsieur, que vous êtes bon !
ANDRÉ
Je suis très touché, monsieur, de cette offre paternelle ; mais les convenances dont vous parliez…
TENANCIER (bas, à André.)
Lucien ne demeure pas dans la maison.
ANNETTE
Mademoiselle Aline habiterait dans mon appartement; trouvez-vous que je sois un chaperon suffisant?
ANDRÉ
Ah ! marquise, vous avez gardé le coeur de ma petite amie Annette! Voyons, Aline, que te semble de cet arrangement?
ALINE
Oh! moi, j'en serais bien contente… mais tu es le maître.
ANDRÉ (lui passant la main sur les cheveux.)
Et un maître farouche, n'est-ce pas? — Ma foi, monsieur, devant tant de cordialité, je serais un sot de faire de la discrétion. Vous nous traitez comme des parents, et vous avez raison. (Tendant la main à Lucien.)
… Il y a des amitiés héréditaires qui sont de véritables parentés.
LUCIEN
Et des meilleures !… mais ne nous amollissons pas. J'ai précisément rendez-vous avec d'Estrigaud; accompagnemoi, nous allons emmancher ton affaire tout de suite.
ANDRÉ
Volontiers… mais Aline?
ANNETTE
Nous la gardons.
TENANCIER
Tu passeras par ton hôtel, et tu nous enverras ses bagages.
LUCIEN (à son père.)
M'invites-tu à dîner?
TENANCIER
Ah ! méchant garçon, quand tu dînes chez moi, l'invité c'est moi.
LUCIEN
Tu es gentil, quand tu ne me grondes pas !
TENANCIER
Je ne te gronderai plus. C'est André qui te prêchera… d'exemple.
LUCIEN
A charge de revanche.
TENANCIER
Ah ! je te l'abandonne ! Il est à l'abri de la contagion, celui-là.
LUCIEN
Je ne prétends pas le corrompre, mais seulement lui rendre son ancienne tournure d'homme civilisé… Car je ne te dissimulerai pas, mon bon, que tu as pris un peu l'air d'un contre maître. Y tiens-tu ?
ANDRÉ
Pas le moins du monde.
LUCIEN
Eh bien, il faudra t'en défaire à la première occasion avantageuse. En route, je suis attendu… Au revoir, cousine.
ALINE (riant.)
Au revoir, cousin.
ANDRÉ
Pardonnez, cher monsieur, à ma reconnaissance de ressembler à de l'ahurissement…
LUCIEN
Bien rédigé, ami Chauvin… All right!…
(Ils sortent.)
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