La Contagion
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ACTE DEUXIEME - SCÈNE VII

Emile Augier

ACTE DEUXIEME - SCÈNE VII


(ANNETTE D'ESTRIGAUD.)

ANNETTE
Voilà une charmante personne, pleine de tact et de véritable distinction. Je suis enchantée de la connaître. Savez-vous, cher baron, que son éducation vous fait le plus grand honneur?

D'ESTRIGAUD
Mal joué, marquise. Je marque une école.

ANNETTE (assise sur le canapé de droite.)
Comment cela?

D'ESTRIGAUD (, s'appuyant au dossier du canapé.)
Votre billet était un piège, n'est-ce pas ? vous vouliez me mettre en présence de Navarette, jouir de ma confusion et me cribler de ces demi-mots qui sont le triomphe des femmes? Eh bien, il ne fallait pas casser les vitres; vous venez de perdre tout votre avantage. Vous autorisez des explications que je n'eusse jamais osé aborder de front et dont je sentais que j'avais grand besoin.

ANNETTE
Mais cela s'explique de soi; après avoir vu mademoiselle Navarette, on ne peut s'étonner du goût que vous avez pour elle.

D'ESTRIGAUD
Certes, c'est une liaison si plausible, que personne n'a. soupçonné qu'elle en cachait une autre.

ANNETTE
Une autre ?

D'ESTRIGAUD
Qui a duré cinq ans, avec une femme dont la situation exigeait les plus grands ménagements, et dont la réputation n'a pas été effleurée, grâce à ma pauvre Navarette.

ANNETTE
Celte dame s'accommodait du partage?

D'ESTRIGAUD
Elle savait, à n'en pouvoir douter, que depuis longtemps Navarette n'est qu'une amie pour moi.

ANNETTE
Et mademoiselle Navarette acceptait ce rôle de paravent?

D'ESTRIGAUD
Il a tant de compensations! D'abord il lui laisse toute la liberté compatible avec les vraisemblances dont j'ai besoin; ensuite il lui fait, dans son monde, une position très enviée, permettez-moi cette fatuité; enfin il lui constitue une riche sinécure.

ANNETTE
En somme, c'est un expédiant assez dispendieux.

D'ESTRIGAUD
Qu'est-ce qu'une cinquantaine de mille francs par an, au prix du repos de la femme qu'on aime?

ANNETTE
Vous l'aimez donc beaucoup ?

D'ESTRIGAUD
Je l'ai beaucoup aimée jusqu'au jour où une autre…

ANNETTE
A propos d'amourettes, empêchez donc mon frère de s'amouracher de la petite Aline.

D'ESTRIGAUD (à part.)
Elle rompt les chiens.

ANNETTE
Mon père a un très beau parti pour lui, cinq cent mille francs, et je ne voudrais pas qu'Aline fût compromise, pour rien au monde.

D'ESTRIGAUD
Hum ! il est peut-être un peu tard.

ANNETTE
Fi donc! ils en sont encore aux coquetteries les plus innocentes.

D'ESTRIGAUD
Croyez-vous ?

ANNETTE
Est-ce que Lucien vous a fait quelque confidence?

D'ESTRIGAUD
Au contraire… il évite ce sujet de conversation avec un soin… qui prouve que les choses sont plus avancées que vous ne pensez.

ANNETTE
C'est impossible! Il faudrait admettre qu'Aline est l'hypocrisie en personne, car elle est aussi naturelle avec lui qu'avec moi-même.

D'ESTRIGAUD
L'hypocrisie étant une vertu essentiellement féminine…

ANNETTE (lui faisant place sur le canapé.)
C'est bon à dire… Voyons, que savez-vous? car vous me faites peur.

D'ESTRIGAUD (s'asseyant près d'elle.)
En ma qualité d'homme vertueux, j'ai la confiance de beaucoup de jolies femmes, et je sais bon nombre de petits secrets… mais je les garde. Tout ce que je peux vous dire, et je vous le dis très sérieusement, c'est que j'arrêterai cette sotte intrigue d'où il ne peut sortir rien de bon ni pour votre frère ni pour votre protégée.

ANNETTE
Eh bien, cela me suffit… puisqu'il faut que cela me suffise. Mais je ne vous croyais pas si discret.

D'ESTRIGAUD
Le grand art est de l'être sans le paraître. Le secret d'une femme est plus en sûreté avec moi qu'avec son confesseur…
(Il lui prend la main.)

ANNETTE (se levant.)
Eh bien, mon cher confesseur, donnez-moi un conseil.

D'ESTRIGAUD (à part.)
Elle rompt trop.

ANNETTE
Que dois-je offrir à mademoiselle Navarette pour prix de ses leçons ?

D'ESTRIGAUD
Le bracelet de ce matin vous acquitte amplement.

ANNETTE (près de la table du milieu, jouant avec un album.)
Je regrette presque de le lui avoir donné.

D'ESTRIGAUD
Voilà un mot qui me dédommage.

ANNETTE
Si je lui proposais un échange… très avantageux ?

D'ESTRIGAUD
Laissez-lui ce brimborion et faites-moi la grâce d'en venir choisir un autre dans ma collection.

ANNETTE
Chez vous?

D'ESTRIGAUD
Croyez-vous que ce soit l'antre du lion? Je vous jure qu'on-en sort comme on y est entrée. Toutes ces dames m'ont fait l'honneur de venir visiter mes antiquités, et cela n'a pas donné lieu à la moindre médisance.

ANNETTE
Eh bien, j'irai avec mon frère.

D'ESTRIGAUD
Avec votre frère seulement? C'est bien hardi. A votre place, j'emmènerais mon père, mes enfants et leur gouvernante.

ANNETTE
Je ne peux pourtant pas y aller seule.

D'ESTRIGAUD
Ne dites pas cela devant la duchesse de Somo-Sierra, ni devant la marquise de Villejars, ni devant…

ANNETTE
Pourquoi ?

D'ESTRIGAUD
Parce que ces dames, étant venues seules chez moi, vous trouveraient un peu bien collet monté et se demanderaient dans quel couvent de la rue Saint-Denis vous avez été élevée.

ANNETTE
Ces dames ont. été chez vous… seules?

D'ESTRIGAUD
Je vous le jure. Après cela, ce sont de fort grandes dames, qui ne font à aucun mortel l'honneur de le trouver dangereux.

ANNETTE
Et vous imaginez-vous par hasard que je vous trouve dangereux, moi ?

D'ESTRIGAUD
Ma foi ! vous réduisez ma modestie à quelque supposition analogue.

ANNETTE
Ah ! vous mériteriez bien…


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