(ANDRÉ TENANCIER.)
ANDRÉ
Je ne m'attendais guère à vous trouver ici.
TENANCIER (embarrassé.)
Oh !… je venais… — Qu'y a-t-il de nouveau dans tes affaires?
ANDRÉ
Le baron ne s'en mêle plus. J'ai vu ce malin les bailleurs de fonds, et je viens en leur nom lui offrir une indemnité pour ses peines et démarches… Mais, puisque vous voilà, permettez-moi de profiter de la rencontre et de vous instruire d'un parti que. j'ai pris…
TENANCIER
À quel sujet ?
ANDRÉ
Voilà trop longtemps que ma soeur abuse de votre hospitalité, je viens d'arrêter un logement pour elle et pour moi.
TENANCIER
De quel air contraint tu dis cela ! Aurait-elle à se plaindre de nous?
ANDRÉ
Non, monsieur.
TENANCIER
Alors, laisse-nous-la encore.
ANDRÉ
Impossible.
TENANCIER
Pourquoi ?
ANDRÉ
Mon Dieu… le monde est méchant… La place d'une jeune fille pauvre n'est pas dans une maison où il y a un jeune homme riche.
TENANCIER (posant son chapeau sur la table.)
Te serais-tu aussi aperçu de quelque chose ?
ANDRÉ
De rien, non ! de quoi?
TENANCIER
Comment ! tu n'as pas compris que ces deux jeunes gens, tout en se taquinant, se querellant, ont pris, sans s'en douter, le chemin de traverse de l'amour?
ANDRÉ
C'est faux! c'est absurde!
TENANCIER
Eh ! non, ce n'est pas absurde ! c'est le contraire qui le serait! Ils sont charmants tous les deux, ils se voient tous les jours; comment veux-tu qu'ils ne finissent pas par s'aimer?
ANDRÉ
Raison de plus alors pour emmener Aline.
TENANCIER
Pour nous la laisser; A moins que tu ne répugnes à donner la soeur à ton ami. Quant à moi, ce mariage comblerait tons mes voeux.
ANDRÉ
Ce mariage est impossible.
TENANCIER
Impossible?
ANDRÉ
Vous le savez bien.
TENANCIER
Qu'est-ce donc qui peut s'y opposer?
ANDRÉ
Mon père.
TENANCIER
Ton père ? Voyons, parle. Que sais-tu? que crois-tu savoir?
ANDRÉ
Ne laissez donc pas traîner vos lettres.
(Il lui donne la lettre du quatrième acte.)
TENANCIER (après y avoir jeté les yeux.)
Mon pauvre enfant! comme tu dois souffrir !
ANDRÉ
Ah ! si l'on mourait de honte et de douleur…
TENANCIER (les yeux sur la lettre.)
Je te comprends !… Cette lettre serait, en effet, de la plus coupable des femmes… si elle n'était pas de la plus pure des jeunes filles !
ANDRÉ
Que dites-vous?
TENANCIER
Mais oui! J'ai dû épouser ta mère. Nous avions une correspondance autorisée par nos parents, et que je n'ai pas eu le courage de restituer tout entière, je m'en accuse, lors d'une rupture dont nous pleurions tous deux… La fortune de ton grand-père avait été enlevée tout à coup par la banqueroute d'un misérable. Mon père, devant ce désastre, eut la dureté de retirer sa parole; je m'indignais contre sa décision, je voulais passer outre; mais elle, trop fière pour entrer par l'amour d'un jeune homme dans une famille qui la repoussait, refusa la main que je la suppliais d'accepter, et, pour m'ôter tout espoir, elle se maria. —Je la retrouvai plus tard, marié moi-même, et aimant ma femme comme elle aimait son mari; mais le temps n'avait pas emporté le chaste parfum de nos souvenirs… il ne l'a pas même encore emporté aujourd'hui ! et notre ancien amour se transforma en une amitié dans laquelle ton noble père prit une grande place. Voilà toute noire histoire : crois-tu encore que mon fils ne peut pas épouser ta soeur ?
ANDRÉ (lui tondant la main.)
Pardonnez-moi!
TENANCIER
C'est à ta sainte mère qu'il faut demander pardon.
ANDRÉ
Ah ! j'ai assez souffert pour qu'elle me pardonne ! Je ne souhaiterais pas à mon plus cruel ennemi deux nuits pareilles à celles que je viens de passer… Quelle joie, quel orgueil, quelle force que do se sentir fils d'une honnête femme !… Et pourtant je ne regrette pas mon horrible soupçon ! il m'a sauvé d'une chute irrémédiable.
TENANCIER
Toi?
ANDRÉ
Oui, moi ! Grisé par la bonne chère, les femmes, le luxe, les paradoxes, je me laissais gagner à la contagion, je consentais à une infamie… quand cette atroce douleur m'est tombée du ciel et a réveillé mon honneur en sursaut, le frappant, à l'endroit le plus tendre. Maintenant je suis sûr de moi; j'ai refusé quinze cent mille francs, et si vous saviez comme je. m'en sens heureux ! Je vous conterai cela… Le d'Estrigaud est un rusé coquin, je vous en réponds, et il a plus d'un tour dans sa gibecière.
TENANCIER
Tu ne m'apprends rien… Chut! on vient. (Regardant par la porte de la galerie.)
Que veut dire ceci ?
ANDRÉ
Le baron qu'on rapporte ?
TENANCIER
Que lui est-il donc arrivé ?
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