La Contagion
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ACTE QUATRIÈME - SCÈNE II

Emile Augier

ACTE QUATRIÈME - SCÈNE II


(NAVARETTE ANDRÉ.)

NAVARETTE
Il me semble que vous serrez de près mon amie Valentine, monsieur l'ingénieur?

ANDRÉ
Quelle admirable créature !

NAVARETTE
Elle a beaucoup de distinction.

ANDRÉ
Et des yeux!… et une taille!… Je ne sais quel parfum s'exhale de ses vêtements, de ses cheveux… mais cela grise ! — A-t-elle le coeur libre?

NAVARETTE
C'est assez singulier; elle me faisait la même question à votre sujet.

ANDRÉ
Vraiment? Et qu'avez-vous répondu?

NAVARETTE
Que vous alliez retourner en Espagne.

ANDRÉ
Mais je ne pars pas de sitôt.

NAVARETTE
Oh! ce n'est pas une femme à caprices… il lui faut des liaisons sérieuses.

ANDRÉ
Et vous pensez que, sans mon départ, j'aurais eu quelque chance?…

NAVARETTE
Je crois, entre nous, que vous lui avez fait une vive impression.

ANDRÉ
Malgré ma pauvreté?

NAVARETTE
A cause de cela peut-être. Elle est très romanesque. On l'a vue passer d'un millionnaire à un gentilhomme ruiné, sans sourciller. Elle vend ses voitures et ses bijoux, et tout est dit.

ANDRÉ
C'est gentil… Quel ennui de partir!

NAVARETTE
Bah ! vous allez retrouver vos occupations?

ANDRÉ
Sans doute. Ah !que mes chantiers vont me paraître tristes!… Comme je reverrai souvent, là-bas, à travers la fumée de ma pipe solitaire, ce petit coin du paradis… de Mahomet, où j'ai passé une heure !

NAVARETTE
Espérons que vous y reviendrez.

ANDRÉ
Dans combien de temps?… Il va falloir encore trimer quatre ou cinq ans…

NAVARETTE
Qu'est cela à votre âge ?

ANDRÉ
Vous en parlez à votre aise ! Je ne me suis jamais amusé, moi. Les femmes que j'ai rencontrées n'étaient pas dignes de délacer les brodequins de Valentine.

NAVARETTE
Comme vous vous montez la tête !

ANDRÉ
C'est vrai ! je ne sais ce que j'éprouve, mais il me semble que je n'ai pas vécu jusqu'à présent. Je sens en moi une explosion de sensualités inconnues. J'aspire les senteurs voluptueuses, comme un cheval de bataille l'odeur de la poudre !… Et dire qu'il faut reprendre le collier de misère…

NAVARETTE
Qui vous y force? Restez !

ANDRÉ
Le puis-je ? ma fortune est là-bas !

NAVARETTE
Combien vous rapportera l'exécution de ce canal?

ANDRÉ
Quatre ou cinq cent mille francs.

NAVARETTE
En quatre ou cinq ans… Si on vous les offrait sur-le-champ ?

ANDRÉ
Hein?

NAVARETTE
Si on vous achetait votre concession ce prix-là?

ANDRÉ
Qui?

NAVARETTE
Accepteriez-vous ?

ANDRÉ
Pardieu! avec ivresse… Mais c'est un rêve!

NAVARETTE
D'Estrigaud va vous faire la proposition tout à l'heure,, et vous aurez votre argent demain si vous voulez.

ANDRÉ (avec enthousiasme.)
Dites à Valentine que je reste, que je l'adore, qu'elle ne vendra ni ses bijoux ni ses voitures… Je ne veux pas que mon amour la mette à pied !

NAVARETTE
Je conçois cela. Rien ne doit être plus humiliant pour un homme que de faire déchoir sa maîtresse.

ANDRÉ
C'est inadmissible ! Arracher Valentine à son atmosphère de luxe, décrocher ce tableau de son cadre ! quelle brutalité !

NAVARETTE
Mais vous ne pourrez pas suffire au train qu'elle mène, avec vos pauvres petites vingt-cinq mille livres de rente.

ANDRÉ
J'entamerai le capital, parbleu ! je doterai largement ma soeur, et je mangerai le reste.

NAVARETTE
Valentine ne le souffrirait pas. Une femme de coeur ne peut accepter que le superflu de l'homme qu'elle aime.

ANDRÉ
Eh bien, je lui dirai que j'ai cent mille livres de rente, et ce sera la vérité pendant deux ans.

NAVARETTE
Quelle folie !

ANDRÉ
C'est la sagesse ! Sardanapale est le seul qui ait eu le sens commun. L'homme qui a pleinement vécu, ne fût-ce qu'une heure, meurt plus plein de jours à trente ans que l'octogénaire qui n'a rien connu de la vie.

NAVARETTE
Avec de pareils appétits, il vous faudrait une fortune de plusieurs millions.

ANDRÉ
Je n'en serais, pardieu, pas embarrassé !

NAVARETTE
La voulez-vous ?

ANDRÉ (riant.)
Ardemment ! Faut-il signer un pacte avec le diable? Donnez-moi une plume et de l'encre… rouge.

NAVARETTE
Il ne faut pas tant de choses; il suffit de refuser les offres de Raoul.

ANDRÉ
Je ne comprends plus du tout.

NAVARETTE
Êtes-vous homme à reconnaître un bon avis par une entière discrétion?

ANDRÉ
Sans doute.

NAVARETTE
Je vais trahir mon vieil ami d'Estrigaud pour vous, que je connais depuis une heure tout au plus. Ne prenez pas la peine de vous en étonner, et, quand on vous rend service, n'ayez pas la curiosité de demander pourquoi. Me donnez-vous votre parole d'honneur d'enfouir dans un secret absolu la révélation que je vais vous faire?

ANDRÉ
Je vous la donne.

NAVARETTE
D'Estrigaud vous achète votre concession cinq cent, mille francs pour la revendre trois millions.

ANDRÉ
Bah!

NAVARETTE
Faites le marché vous-même, et vous voilà trois fois millionnaire.

ANDRÉ
Trois fois millionnaire! cent cinquante mille livres de rente… à moi ? Ce n'est pas possible!

NAVARETTE
Vous n'avez qu'à étendre la main.

ANDRÉ
Mais alors je suis aussi riche que le baron !

NAVARETTE
Et plus solidement.

ANDRÉ
Je peux avoir un hôtel comme le sien, des laquais comme les siens…

NAVARETTE
Et des attelages alezan brûlé, et une loge à l'Opéra.

ANDRÉ
Et des maîtresses dans l'or et la soie, et des douzaines de chemises de batiste !

NAVARETTE (souriant.)
Et des parfums dans vos mouchoirs.

ANDRÉ
Je marierai ma soeur à qui elle voudra… Trois millions!… Oh! chère Navarette! comment vous témoigner ma gratitude? Ne disiez-vous pas à table que vous aviez envie d'une bonbonnière à Ville-d'Avray ? Permettez-moi de la mettre à vos pieds.

NAVARETTE
Merci mille fois, cher monsieur. Mais votre reconnaissance n'a qu'un gage à m'offrir, c'est le secret. Je ne me dissimule pas l'énormité de mon procédé envers Raoul.

ANDRÉ
Bah! il n'a que ce qu'il mérite. — Ah! s'il m'offrait loyalement la moitié du marché, je me ferais scrupule de lui souffler l'affaire ; mais un sixième! c'est trop peu, monsieur le baron, tant pis pour vous ! vous n'aurez rien. Cent cinquante mille livres de rente au fils de mon père ! c'est à crever de rire !

NAVARETTE
Vous ne me demandez même pas le nom et l'adresse de l'acquéreur?

ANDRÉ
Que ce soit le diable en personne…

NAVARETTE
Encore faut-il vous aboucher avec lui.

ANDRÉ
Eh bien?

NAVARETTE
Sir James Lindsay…

ANDRÉ
Lindsay? J'aurais dû m'en douter… Ah ! mille millions de tonnerres !

NAVARETTE
Qu'est-ce qui vous prend ?

ANDRÉ
Est-ce que je peux vendre aux Anglais?… Ces choses-là sont faites pour moi.

NAVARETTE
Mais que ce soit vous qui vendiez ou d'Estrigaud…

ANDRÉ
Ce ne sera ni lui ni moi, pardieu !

NAVARETTE (à part.)
Cela me suffit.

ANDRÉ
C'était bien la peine de me mettre l'eau à la bouche…

NAVARETTE
En tout cas, ne me compromettez pas… J'ai votre parole ! chut !


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