(NAVARETTE ANDRÉ, D'ESTRIGAUD, AURÉLIE, CANTENAC, LUCIEN, VALENTINE.)
NAVARETTE
Eh bien, monsieur de Lagarde, comment vous trouvez-vous de la vie ?
ANDRÉ
Ébloui ! charmé !… Que voulez-vous que je vous dise ? jamais je ne m'étais vu à pareille fête. Les lumières, les truffes, la gaieté, la blancheur des épaules… Ah ! mais… on s'amuse beaucoup dans le creux de cet arbre, comme dit Lucien.
NAVARETTE
Je suis enchantée que ma petite hospitalité trouve grâce à vos yeux.
VALENTINE (, à Navarette.)
On ne joue donc pas les Argonautes, ce soir?
NAVARETTE
Non. Le dragon est indisposé.
LUCIEN
On aurait pu le faire doubler par Cantenac; il sait le rôle, et il imite Lardier… une mère s'y tromperait.
CANTENAC (, buvant un petit verre de liqueur.)
A messieurs de la noblesse et du tiers !
LUCIEN
Pas de politique, Cantenac. Respecte mes convictions.
CANTENAC
De quel parti es-tu ?
AURÉLIE
Des parties fines.
D'ESTRIGAUD
Vingt sous d'amende à Aurélie pour ce déplorable calembour. Nous te corrigerons.
AURÉLIE (jetant vingt sous sur la table.)
Jamais! j'aurai de l'esprit jusqu'à mon dernier sou. — Donne-moi un cigare, Lucien.
ANDRÉ
Vous fumez le cigare, mademoiselle ?
AURÉLIE
Cela vous étonne, jeune étranger?
LUCIEN (lui .apportant un cigare.)
Il aurait cru que tu fumais la pipe.
AURÉLIE
Toi, tu n'es qu'un malhonnête.
LUCIEN (à André.)
As-tu remarqué comme elle mange, cette frêle créature?
AURÉLIE
J'adore la volaille truffée.
D'ESTRIGAUD
Prends garde qu'un beau jour elle ne te paye d'ingratitude.
AURÉLIE
Bah! le poulet qui doit me tuer n'est pas encore pondu.
ANDRÉ
Ah ! je comprends ! Parfait !
LUCIEN
N'encourage pas sa manie.
D'ESTRIGAUD
Vingt autres sous.
AURÉLIE
J'aime mieux prendre tout de suite un abonnement Donne un louis, Chellebois.
LUCIEN
Tes calembours me ruinent.
NAVARETTE
Bah ! ce sont tes pauvres.
ANDRÉ
Très joli.
VALENTINE
Des pauvres d'esprit !
ANDRÉ
Plus joli encore.
AURÉLIE
Comment l'entendez-vous, madame?
VALENTINE
Des pauvres spirituels, madame.
AURÉLIE
Je vous rattraperai, vous.
VALENTINE (bas, à Navarette.)
Quel ton ! Comment la recevez-vous?
NAVARETTE
Il le faut bien, pour Chellebois.
ANDRÉ ( à Valentine.)
Mademoiselle Valentine ne fume pas?
VALENTINE (sèchement.)
Non, monsieur, je n'aime pas les fumeurs.
ANDRÉ
Je me le tiens pour dit.
(II va jeter son cigare.)
VALENTINE (bas, à Navarette.)
Il m'ennuie, votre provincial.
NAVARETTE
Non… il aura trois millions.
VALENTINE
Quand?
NAVARETTE
Demain.
VALENTINE (à André.)
Vous avez jeté votre cigare, monsieur de Lagarde? Savez-vous que cela ressemble presque à une déclaration ?
ANDRÉ
Je voudrais que cela y ressemblât tout à fait.
CANTENAC
Il va bien, le stoïcien.
ANDRÉ
Moi stoïcien ? Allons donc ! Les cuistres ont beau dire, messieurs, voilà la vraie vie !
CANTENAC
Bravo, monsieur de Lagarde !
ANDRÉ
Qu'est-ce que vous avez tous à m'anoblir ?
LUCIEN
Ne fais donc pas ton enfant du peuple… Ton grand-père avait la particule.
ANDRÉ
Je crois bien qu'il l'usurpait.
NAVARETTE
Eh bien, en fait de noblesse, usurpation vaut titre.
LUCIEN
Je vous dénonce mon ami comme démocrate et libre penseur.
ANDRÉ
N'en croyez pas un mot, mesdames.
LUCIEN
Alors, reprends ta particule.
D'ESTRIGAUD
Elle ne vous sera pas inutile dans les affaires.
CANTENAC
Ni auprès des femmes.
VALENTINE
Je ne comprends pas qu'on aime un roturier, monsieur de Lagarde.
ANDRÉ
Va donc pour de Lagarde ! me voilà du faubourg.
AURÉLIE
Et du plus faux encore !
LUCIEN
Assez, Aurélie, assez !
AURÉLIE
Laissez-moi consommer, c'est payé. -— Quelle nouvelle du faubourg, cher baron ?
D'ESTRIGAUD
Aucune… Ah ! si fait ! Ludovic, ce même Ludovic que Valentine appelait son jeune premier et Aurélie son jeune sais quoi,,.
AURÉLIE
Moi, toujours bête.
D'ESTRIGAUD
Oui. — Il vient d'entrer à la Trappe.
CANTENAC
A moi, Auvergne !
VALENTINE
Où avez-vous appris cela?
D'ESTRIGAUD
Parbleu!… C'est tout au long dans la Gazette des, Cocodès.
NAVARETTE
Ce pauvre Ludovic ! Je n'en reviens pas.
D'ESTRIGAUD
Voilà ce que c'est, mesdames, que d'avoir une âme tendre.
CANTENAC
Une âme tendre, lui? Mon casque me gêne!
ANDRÉ
Quel casque ?
CANTENAC
Vous n'avez donc pas vu les Argonautes ?
VALENTINE
Tout ce que je peux vous dire, c'est qu'il portait à son cou une médaille que lui avait donnée sa maman.
CANTENAC
Aïe ! aïe ! aïe ! la croix de ma mère.
AURÉLIE
El, quand il avait trop dîné, il n'avait qu'un mot : "Je trompe ma famille ! je trompe ma famille !"
LUCIEN
N'avait-il pas, en effet, une famille à la vertu ?
AURÉLIE
Ayez donc des parents honnêtes !…
D'ESTRIGAUD
Ne me parlez pas de l'éducation de famille.
CANTENAC
Et de la famille donc!… Pour moi, je n'en reconnais qu'une : ce sont mes amis.
D'ESTRIGAUD
D'abord, c'est celle dont on se débarrasse le plus facilement.
ANDRÉ
Messieurs, je vous demande grâce pour l'amitié.
D'ESTRIGAUD
Pourquoi pas aussi pour l'amour?
ANDRÉ
Ma foi ! pendant que j'y suis :
Dieu lui-même Ordonne qu'on aime; Je vous le dis en vérité…
CANTENAC
Honneur et patrie! c'est un disciple deBéranger.
AURÉLIE
Un coeur d'or !
NAVARETTE
La jeunesse et la liberté, voilà ses dieux.
D'ESTRIGAUD
Vous croyez encore à ces vieilleries-là ?
ANDRÉ
Il ne faut pas ? Non ? je le veux bien.
CANTENAC
Vous abjurez ? Il suffit.
ANDRÉ
Ce que j'en disais, moi, c'était pour plaire aux dames.
AURÉLIE
Merci de l'attention. Est-ce qu'on ne va pas procéder à un petit bac… bacca… baccarat ?
NAVARETTE
Nous ne sommes pas en nombre, j'attends quelques personnes.
AURÉLIE
Attendons-les en cartonnant… La main me démange!
NAVARETTE
Quelle joueuse enragée !
VALENTINE
Je crois bien ! mademoiselle a une veine invraisemblable depuis quinze jours.
AURÉLIE
Voilà ! Vous ne voulez pas croire à la vertu des fétiches, mesdames; j'en ai un qui ne me quitte pas… Est-ce vrai, Raoul?
D'ESTRIGAUD
Oui, ma bonne… (A Navarette.)
La table est-elle prête?
NAVARETTE
Elle doit l'être.
D'ESTRIGAUD
Allons, messieurs. (Bas, à Navarette.)
Retiens l'ingénieur et prépare le terrain; il est si primitif!
VALENTINE
Voulez-vous être de moitié dans mon jeu, monsieur de Lagarde ?
ANDRÉ
Mais je n'ai jamais touché une carte.
VALENTINE
Vraiment ? Oh ! alors, confiez-moi votre bourse.
ANDRÉ
Il n'y a pas grand'chose dedans.
VALENTINE
C'est égal ; votre argent est un porte-bonheur.
AURÉLIE
Et vous dites que vous n'êtes pas superstitieuse !
VALENTINE
C'est tout différent ! Il est bien connu que l'argent d'une personne qui n'a jamais touché une carte… n'est-ce pas, Chellebois ?
LUCIEN
Tous les savants vous le diront.
VALENTINE (à André.)
Nous sommes associés.
ANDRÉ
Pour le jeu seulement?
CANTENAC
Vous êtes un peu vif.
ANDRÉ
Et je me contiens !… si j'exprimais à mademoiselle tout ce qu'elle m'inspire…
AURÉLIE
Le rouge lui en tomberait.
CANTENAC
Montrez-nous le chemin, Navarette.
NAVARETTE
Commencez sans moi, je vous rejoins tout à l'heure.
D'ESTRIGAUD
Suivez mon panache blanc !
NAVARETTE
Monsieur de Lagarde, restez ! j'ai à vous parler.
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