(LES MÊMES, NAVARETTE, BRAGELARD.)
NAVARETTE
Laissez-moi ! je veux le voir une dernière fois ! (se Jetant sur le corps.)
Raoul ! Raoul ! mon seul ami !…
(D'Estrigaud échange un rapide coup d'oeil avec elle.)
TENANCIER
Pauvre femme!
NAVARETTE
Il respire encore… on peut le sauver! (À Bragelard.)
Mais dis-moi donc que tu le sauveras !
BRAGELARD
A quoi bon vous abuser ?
ANDRÉ (à part.)
Est-ce un âne ou un compère?.:. (Hauts)
Permettez-moi, monsieur, d'examiner la blessure,
BRAGELARD (vivement.)
Impossible. Lever l'appareil en ce moment; ce serait faire souffrir inutilement le blessé.
ANDRÉ ( à part.)
C'est un compère.
(D'Estrigaud pousse quelques sons inarticulée.)
NAVARETTE
Il parle… il rouvre les yeux…
D'ESTRIGAUD ( d'une voix faible.)
C'est toi, mon enfant?
NAVARETTE
Oui, moi. ta Navarette.
D'ESTRIGAUD
j'ai bien cru que je ne te reverrais plus.
NAVARETTE
Nous te sauverons… tu vivras!
D'ESTRIGAUD
Bragelard, êtes-vous là ?
BRAGELARD
Oui, monsieur le baron.
D'ESTRIGAUD
Dites-moi la vérité… Il ne s'agit pas de me traiter en enfant, j'ai beaucoup de choses à faire avant de mourir.
BRAGELARD
On ne risque jamais rien de se mettre en règle.
D'ESTRIGAUD
Compris. — Approchez-vous, messieurs; ce que j'ai à dire doit être entendu de tout le monde et je me sens bien faible, (on se rapproche de lui.)
Et d'abord je pardonne à tous ceux qui m'ont offensé, monsieur Lagarde; et, si j'ai moi-même offensé quelqu'un à votre connaissance, messieurs, je vous prie de lui demander humblement pardon pour moi.
TENANCIER
Tous vous pardonnent, monsieur.
D'ESTRIGAUD
Ah! si j'avais à recommencer!… Regrets tardifs! — Mais au moins est-il un acte de réparation que j'ai encore le temps d'accomplir. Voici une pauvre créature dévouée qui m'a sauvé l'honneur. Je perdais hier huit cent mille francs à la Bourse, je me préparais à me faire sauter la cervelle, quand Navarette arrive chez moi, elle devine mon dessein, elle se jette à mes pieds… "Tout ce que j'ai me vient de toi, s'écrie-t-elle, reprends ton bien !"
NAVARETTE (agenouillée près de d'Estrigaud.)
O mon bienfaiteur ! mon ami ! mon maître ! je ne te demande que de vivre et je bénirai notre pauvreté qui te livrerait tout entier à mon dévouement.
D'ESTRIGAUD
Vous l'entendez, messieurs! —Que faire cependant? La voilà ruinée, ruinée pour moi ! L'instituer ma légataire universelle? C'est à peine acquitter ma dette d'argent; mais qui acquittera ma dette de coeur? Je veux au moins que la pauvre fille ait le droit de porter le deuil de l'homme qu'elle a tant aimé. Je suis sûr qu'elle sera fidèle à ma mémoire et qu'elle portera mon nom avec respect.
NAVARETTE
Ta femme ! moi? Non! Raoul! non! Ta servante ! ta servante!
D'ESTRIGAUD
Obéis-moi, mon enfant, pour la dernière fois… Dites, messieurs, n'est-ce pas une justice que j'accomplis?
TENANCIER (relevant Navarette.)
En vous ruinant pour lui, vous avez fait acte d'épouse devant Dieu : soyez épouse devant les hommes.
LUCIEN
Acceptez son nom, madame, vous l'avez bien mérité.
ANDRÉ (ironique.)
Oui, madame, acceptez son nom, vous le méritez bien.
NAVARETTE
Je le porterai comme une relique.
D'ESTRIGAUD
Merci… Bragelard-. préparez tout pour un mariage in extremis …
ANDRÉ (à part.)
Nous y voilà!
D'ESTRIGAUD
Hâtez-vous, car je sens que j'ai peu d'instants à moi.
BRAGELARD
Je cours à la mairie.
(Il sort.)
ANDRÉ
C'est déchirant! Quel .bonheur que l'épée ait glissé sur une côte et que monsieur en soit quitte pour une bande de taffetas d'Angleterre!
TENANCIER
André !… je ne te comprends pas !
ANDRÉ
C'est pourtant bien clair. Madame paye les dettes de monsieur, le mariage est la Condition du payement ; reste à donner à ce joli marché une tournure romanesque…
LUCIEN
Pas un mot de plus, je t'en prie.
ANDRÉ
Tâte le pouls de monsieur comme je l'ai l'ail: et, s'il bat moins de soixante-cinq pulsations, je veux payer la couronne de la mariée. — Tâte donc!
(Lucien pose sa main sur le poignet de d'Estrigaud.)
D'ESTRIGAUD (se levant.)
Finissons, messieurs; quand d'Estrigaud daigne faire une concession au respect humain, quand il s'abaisse à jouer une comédie, il est prudent d'y accepter un rôle.
ANDRÉ
Comment l'entendez-vous?
D'ESTRIGAUD
Malheur à qui surprend mes secrets ! malheur à qui me fait obstacle !
LUCIEN
Témoin Cantenac, n'est-ce pas?
D'ESTRIGAUD
Eh bien oui ! témoin Cantenac.
ANDRÉ
Vous ne ferez peur à personne. Ni ces messieurs ni moi ne sommes gens à vous servir de complices.
D'ESTRIGAUD
Prenez garde, monsieur, vous m'avez déjà insulté hier.
ANDRÉ
Est-ce une provocation?
D'ESTRIGAUD
Et si c'en était une?
ANDRÉ
Avant de l'accepter, je vous demanderais la permission de convoquer un tribunal d'honneur, et, s'il se trouve un galant homme pour décider qu'on peut croiser le fer avec vous, je suis à vos ordres. i
D'ESTRIGAUD
Vraiment?— Et que lui diriez-vous, à votre tribunal d'honneur?
TENANCIER
Je lui raconterais, moi, que, pour réparer vos coups de Bourse, vous n'hésitez pas, à courir la dot par le guet-apens.
LUCIEN
Je lui raconterais, moi, que vous menez sur le terrain les gens que vous voulez tuer, en leur laissant croire qu'il s'agit d'un duel pour la forme.
ANDRÉ
Et moi, je lui raconterais la vente de votre glorieux nom à mademoiselle Navarette, et la comédie que vous nous avez renouvelée de votre aïeul Scapin.
D'ESTRIGAUD
Vous le voulez? C'est une guerre à mort !
ANDRÉ
Une guerre ? Non, une simple exécution.
NAVARETTE (s'avançant entre eux.)
Pas si vite, messieurs ; vous vous hâtez trop de vous constituer exécuteurs des hautes oeuvres. C'est nous qui vous tenons.
ANDRÉ
Vous ?
NAVARETTE
Savez-vous ce que M. Tenancier venait faire ici? Il venait m'acheter mon silence. J'ai refusé de le lui vendre, mais, à mon tour, je lui demande le sien et le vôtre : donnant, donnant.
LUCIEN
Que dit-elle, mon père ?
TENANCIER
Hélas! la vérité. Cette pauvre femme attirée dans un piège, à qui je faisais tout à l'heure allusion, c'est ta soeur.
LUCIEN (à d'Estrigaud.)
Misérable !…
TENANCIER (l'arrêtant.)
On n'injurie pas un homme à qui on refuserait satisfaction. — D'ailleurs, sa tentative a échoué.
NAVARETTE
Qui le croira? J'ai surpris la marquise ici, seule avec le baron.
TENANCIER
Elle ne pensait pas s'y trouver seule, vous le savez bien.
NAVARETTE
Ma foi. je n'en sais rien… et je ne suis pas obligée de dire que je suis arrivée à temps. Vous voyez, messieurs qu'il y a lieu de négocier.
LUCIEN ( après un silence.)
C'est bien, madame, nous nous tairons.
ANDRÉ
Nous taire ? pactiser avec ces gens-là ? Jamais !
TENANCIER
Songe à la réputation d'Annette…
ANDRÉ
Doutez-vous de votre fille? (A Lucien.)
Doutes-tu de ta soeur ?
LUCIEN
Non, certes, mais la calomnie…
ANDRÉ (s'avançant vers d'Estrigaud, les bras croisés.)
On la fait reculer en la regardant en face ! Le monde n'est pas aussi lâché que vous vous le figurez, monsieur le baron. Il prête trop volontiers à vos pareils la complicité de son indolence, et c'est là toute vôtre force; mais, le jour où il est mis en demeure de vous juger, où on lui plante devant les yeux les pièces du procès, son arrêt ne se fait pas attendre ! Il est unanime inflexible, et il vous fait rentrer sous terre, (A Tenancier)
. Relevez la tète, monsieur, vous avez soixante ans d'honneur à opposer à leurs insinuations! qu'ils parlent, s'ils l'osent ! vous jurerez, vous, qu'ils ont menti, et ils resteront écrasés sous votre serment.
TENANCIER
Tu as raison. Quand les honnêtes gens auront l'énergie de l'honneur, les corrompus ne tiendront pas tant de place au soleil, (A d'Estrigaud.)
Vous êtes perdu, monsieur, et vos courtisans seront les premiers à vous jeter la pierre pour s'absoudre de votre amitié.
LUCIEN
Sortons. Nous n'avons plus rien à faire ici.
ANDRÉ
Dieu merci, non ! — Viens !
(Ils sortent.)
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