La Contagion
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ACTE QUATRIÈME - SCÈNE III

Emile Augier

ACTE QUATRIÈME - SCÈNE III


(LES MÊMES, D'ESTRIGAUD.)

NAVARETTE
A la rescousse, baron ! M. de Lagarde ne veut rien entendre. Il tient à attacher son nom au canal… la gloire !

D'ESTRIGAUD (froidement.)
Va me remplacer au jeu.

NAVARETTE (à part.)
Si tu défais mon petit travail, tu seras fin.(Elle sort)
.

D'ESTRIGAUD (à part, allumant une cigarette.)
Les grands moyens. (Haut.)
Les femmes n'entendent rien aux affaires et elles ont la manie de s'en mêler. Je parie que Navarette vous aura expliqué les choses tout de travers ?

ANDRÉ
Mais non… j'ai parfaitement compris.

D'ESTRIGAUD
Et vous préférez la gloire, comme elle dit, à quinze cent mille francs?

ANDRÉ
Quinze cents?…

D'ESTRIGAUD
Oui ; quel chiffre vous avait-elle annoncé ?

ANDRÉ
Cinq cents.

D'ESTRIGAUD
Vous voyez bien… (il jette sa cigarette.)
Écoutez, je suis très carré en affaires et je joue cartes sur table; je trouve trois millions de votre concession; je vous offre le partage par moitié.

ANDRÉ
Au moins est-ce loyal.

D'ESTRIGAUD
Marché conclu?

ANDRÉ
Non.

D'ESTRIGAUD
Qui vous arrête ?

ANDRÉ (avec embarras.)
Mais… je ne peux rien conclure sans savoir le nom de l'acquéreur.

D'ESTRIGAUD
Pourquoi?

ANDRÉ
Dame ! j'ai une responsabilité envers le gouvernement espagnol, et j'ai besoin de savoir à qui je vends.

D'ESTRIGAUD
Vous vendez au baron d'Estrigaud, qui endosse votre responsabilité et vous en décharge. N'en demandez pas davantage.

ANDRÉ
Au fait, c'est assez vrai. Le surplus ne me regarde pas ; tant pis pour vous si… Eh bien, non ! C'est une capitulation de conscience inacceptable ! Je sais à qui vous vendez, et toutes les escobarderies du monde ne feront pas que je l'ignore.

D'ESTRIGAUD
Qui vous l'a dit ?

ANDRÉ
Personne ! mais c'est bien difficile à deviner ! Qui peut offrir trois millions de ma concession, sinon sir James Lindsay ?

D'ESTRIGAUD
Sir James Lindsay ?

ANDRÉ (vivement.)
N'est-ce pas lui? Je serais bien enchanté qu'il y eût erreur, et si vous me donnez seulement votre parole d'honneur…

D'ESTRIGAUD
C'est lui. — Que vous importe?

ANDRÉ
Eh ! morbleu ! ce qu'il veut acheter, n'est-ce pas évidemment le moyen de faire avorter l'entreprise ?

D'ESTRIGAUD
Sans doute! Après?

ANDRÉ
Comment, après? Cet argent-là me brûlerait les doigts.

D'ESTRIGAUD
Vous êtes un enfant. Votre canal ne se fera pas, quoi qu'il arrive. J'ai vu sir James Lindsay. Il a ordre de s'emparer de l'affaire à tout prix. Le moyen le moins coûteux est d'acheter votre concession et de créer une compagnie fictive qui tombera d'elle-même dans un temps donné. Si vous refusez, il dépensera dix millions au lieu de trois, et vous n'aurez pas un rouge liard, voilà tout.

ANDRÉ
Si j'en étais bien sûr… ce serait différent. Et encore non, cela ne change rien à ma situation. Un devoir stérile n'en est pas moins un devoir. —Ah! les parents pauvres ont bien besoin de tant raffiner la conscience de leurs enfants!… Comme si nous n'avions déjà pas assez d'obstacles devant nous !

D'ESTRIGAUD
Ainsi vous refusez?

ANDRÉ
Il le faut bien !

D'ESTRIGAUD
Eh bien, non, il ne le faut pas! Je dirai plus, vous n'en avez pas le droit. Je vais être brutal, tant pis ; c'est vous qui m'y forcez. Il faut absolument à votre soeur une dot de cinq cent mille francs.

ANDRÉ
Pourquoi?

D'ESTRIGAUD
Parce que le père Tenancier ne donnera pas son fils à moins, et que ce mariage est devenu nécessaire.

ANDRÉ (très ému.)
Que voulez-vous dire, monsieur?

D'ESTRIGAUD
Rien qui puisse porter atteinte à mademoiselle Aline. Elle est parfaitement pure… mais parfaitement compromise. Elle aime Lucien, ce n'est un secret pour personne.

ANDRÉ
Ce n'est pas vrai, c'est une indigne calomnie.

D'ESTRIGAUD
Pas d'émotion. Le mal fût-il plus grand qu'il n'est, le mariage répare tout.

ANDRÉ (à lui-même)
Effectivement.

D'ESTRIGAUD
Et, s'il ne tient qu'à vous de marier votre soeur à Lucien, vous avez là un devoir qui prime tous les autres, vous en conviendrez.

ANDRÉ (avec un demi-sourire)
Oui… s'il n'y a pas d'autre salut pour ma soeur.

D'ESTRIGAUD
Il n'y en a pas.

ANDRÉ
Vraiment?… Mais encore que dit-on? que suppose-t-on?

D'ESTRIGAUD
Votre soeur a écrit à Lucien.

ANDRÉ
Écrit!… Cela devient grave, en effet… Comment le savez-vous?…

D'ESTRIGAUD
Par Aurélie, qui a dérobé la lettre.

ANDRÉ
Une lettre de ma soeur en de pareilles mains!… Est-elle très… significative?

D'ESTRIGAUD
Je ne l'ai pas lue… Aurélie n'a voulu me montrer que la signature. D'ailleurs, elle ne sait pas que c'est de votre soeur, et je n'ai eu garde de le lui dire, mais elle peut le découvrir d'un moment à l'autre, et alors un esclandre!…

ANDRÉ
Oui, vous aviez raison… il n'y a plus place à l'hésitation. Mon premier devoir est de sauver ma soeur.

D'ESTRIGAUD
C'est ce que je pense.

ANDRÉ
Je ne suis pas un Brutus, moi… Si j'étais seul en cause, je ferais le sacrifice… tout inutile, tout absurde qu'il est… Je le faisais, vous en êtes témoin! Mais, diable ! je n'ai pas le droit de sacrifier ma soeur à mon chauvinisme. N'est-ce pas votre avis, à vous qui êtes un homme d'honneur?

D'ESTRIGAUD
Complètement.

ANDRÉ
D'ailleurs, ce marché… qui ne fait de tort à personne, il faut bien le reconnaître! ce n'est pas même moi qui le conclus, c'est vous !

D'ESTRIGAUD
Parbleu ! — Enfin, si cet argent doit vous brûler les doigts, il y a une chose bien simple : ne prenez que la dot de votre soeur et laissez-moi le reste.

ANDRÉ (embarrassé.)
Oh! mon Dieu!…

D'ESTRIGAUD
A tant faire que mettre les doigts au feu, vous préférez en retirer les marrons, n'est-ce pas ?

ANDRÉ
Que feriez-vous à ma place?

D'ESTRIGAUD
Je ne déclamerais plus.

ANDRÉ
Oh ! c'est bien fini !


ACTE QUATRIÈME - SCÈNE III

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