La Contagion
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ACTE PREMIER - SCÈNE II

Emile Augier

ACTE PREMIER - SCÈNE II


(LUCIEN, ANNETTE, GERMAIN.)

LUCIEN
Tiens ! mon père n'est plus là?

GERMAIN
Monsieur est allé s'habiller, et vous prie de l'attendre un instant.
(Il sort par la gauche.)

LUCIEN
S'habiller, tu l'entends, petite soeur ! Va donc chercher tes enfants.

ANNETTE
Pour quoi faire ?

LUCIEN
Comme renfort, parbleu ! L'affaire sera chaude. Quand papa s'habille pour me gronder, il faut m'attendre au plus grand style; c'est le Buffon de la mercuriale. J'espérais le surprendre en robe de chambre ; mais il a vu le coup.
(II s'assied devant la cheminée sur la bergère où était assis son père.)

ANNETTE
Si j'ai un conseil à te donner, c'est de n'opposera ses remontrances qu'un silence respectueux.

LUCIEN
Sois tranquille, je te passe parole. Tâche de détourner un peu sur toi le cours de son indignation.

ANNETTE (, s'accoudant sur le dossier de la bergère.)
Je ne suis pas montée pour autre chose.

LUCIEN
Baisez ce frère ! (il lui tend son front qu'elle embrasse.)
Tiens ! je ne te connaissais pas ce bracelet.

ANNETTE
C'est ton ami d'Estrigaud qui me l'a envoyé.

LUCIEN
Eh bien, il ne se gène pas !

ANNETTE
Ce sont des médailles romaines… objet d'art.

LUCIEN
C'est vrai, cela peut s'offrir, et s'accepter. — Brrr ! il faudra que je fasse cadeau à papa d'une voie de bois. Il fait des feux de pauvre.

ANNETTE
Frileux !

LUCIEN
Tu en parles à ton aise, toi ! Tu sors de ton appartement bien chaud… un étage à monter… Moi, je viens de chez moi, à travers les frimas.

ANNETTE
De chez toi? si matin?

LUCIEN
Est-ce assez correct, hein? — Il faut dire qu'hier on m'avait intenté une scène à trente-six carats.

ANNETTE
Qui cela, on ?

LUCIEN
Une personne qui m'est… horriblement chère.

ANNETTE
Je m'en doute bien. Comment s'appelle-t-elle pour le moment?

LUCIEN
Curieuse !

ANNETTE
As-tu peur de la compromettre?

LUCIEN (imitant la voix de son père.)
Non, madame; mais un frère ne doit pas initier sa soeur aux mystères de nos Phrynés modernes.

ANNETTE
Voyons, papa; je ne suis plus une ingénue.

LUCIEN ( même jeu.)
Il n'importe. L'oreille d'une honnête femme doit ressembler à son corps; après la pureté, la chasteté. Du moins était-ce ainsi de mon temps.

ANNETTE
Tu m'ennuies. Tu te fais trop prier.

LUCIEN
Aurélie Briat, — vingt-deux ans, — taille d'un mètre cinquante ; signes particuliers…

ANNETTE
Assez ! assez !

LUCIEN
Tu vois ! — Va, ma pauvre amie, tu as beau vouloir mettre ton bonnet sur l'oreille, il te retombera toujours sur les yeux.

ANNETTE
Signes particuliers ?

LUCIEN
Un grain… de jalousie.

ANNETTE
Elle t'aime donc?

LUCIEN
Ta surprise m'honore; mettons, si tu veux, que sa jalousie soit une petite flatterie dont elle me régale pardessus le marché; cela n'a rien qui me choque. — Seulement, hier, elle m'a trop flatté;j'ai vu le moment où elle me cassait l'encensoir sur le nez…

ANNETTE
Est-ce qu'elle te bat?

LUCIEN
Fi donc ! Je le lui ai formellement défendu.

ANNETTE
Par où cette jeune fille-là peut-elle te plaire ?

LUCIEN
Par un point capital : c'est un sauvageon, et ils deviennent de plus en plus rares. Si tu voyais les autres, on dirait des élèves de Saint-Denis. — Alors autant se marier tout de suite, n'est-il pas vrai ?

ANNETTE
Comment ! le bon ton fait de tels ravages dans ce monde-là ?

LUCIEN
Mais oui. Tandis ! que les femmes comme il faut s'évertuent à'avoir l'air de biches, les biches s'évertuent à avoir l'air de femmes comme il faut; c'est un chassé-croisé avec égal succès de part et d'autre. Tiens, par exemple, Navarette, à la ville…

ANNETTE
Navarette elle-même ?

LUCIEN
Oui, cette même Navarette qui est si fantaisiste sur les planches, à la ville elle a toutes les manières de l'ancienne cour.

ANNETTE
M. d'Estrigaud l'a dressée.

LUCIEN
Comme pour lui. Quand ce gaillard-là se mêle de l'éducation d'une femme, je te réponds qu'il y paraît. Il n'y a qu'Aurélie qu'il n'ait pu styler : réfractaire aux belles manières, celle-là!

ANNETTE
Il a été aussi l'amant de mademoiselle Aurélie?

LUCIEN
De qui n'a-t-il pas été l'amant, le bandit ?

ANNETTE
Ah!

LUCIEN
Et il faut le voir, ma chère, avec ses anciennes amours ! admirable ! paternel et magnifique ! il a toujours à leur service un bon conseil et un billet de mille francs… sans intérêts. Aussi, elles l'adorent toutes, et il les fait marcher au doigt et à l'oeil… Ah ! c'est un homme fort !

ANNETTE
Très fort.

LUCIEN
Une lame d'acier dans un fourreau de velours ! Quel dommage qu'il ne soit pas né quarante ans plus tôt! Quel homme de guerre c'eût été ! Toutes les qualités du grand général ! une promptitude de coup d'oeil, une soudaineté de décision!…
(Il se rassied dans la bergère.)

ANNETTE
Oui, oui, c'est convenu… Raconte-moi plutôt ta scène avec mademoiselle… comment dis-tu?

LUCIEN
Aurélie. — A peine nous sortions… de la première représentation des Argonautes…

ANNETTE (derrière lui, debout, appuyée sur le dossier du fauteuil.)
A propos, la pièce a-t-elle réussi ?

LUCIEN
Oh ! succès énorme ! jamais on n'avait tant ri aux Cascades-Dramatiques ! Ça aura deux cents représentations, comme les OEufs de Léda; pour ma part, je compte y retourner une quinzaine de fois.

ANNETTE
Et Navarelte ?

LUCIEN
Étourdissante ! Il y a une chanson qu'elle enlève avec une verve, tu verras… Ça s'appelle le Fils du gorille… ça fera fureur dans les salons.
(Il se lève.)

ANNETTE
Tu perds une lettre.

LUCIEN ( prenant une lettre sur la bergère et la gardant machinalement à la main.)
Et quel argot! sous prétexte que la parole est aux Argonautes !

ANNETTE
Le calembour est dans la pièce?

LUCIEN
Et bien d'autres ! un feu roulant ! Il y a la scène où Médée endort le dragon, vois-tu, c'est un chef-d'oeuvre ! Naturellement elle l'endort avec du Champagne, dans un cabinet particulier. C'est Lardier qui fait le dragon. Il a un Mon casque me gêne à se tordre ; et quand on lui apporte l'addition!… il a une façon de la lire, comme ça… (Il ouvre la lettre pour imiter l'acteur.)
Tiens… Qu'est-ce que c'est que ça?

ANNETTE
C'est une lettre à loi.

LUCIEN (lisant.)
"Oui, je vous aime…" Ce n'est pas à moi… Moi, on m'écrit : "Mon bébé, envoie-moi quinze louis."

ANNETTE
Alors d'où cela peut-il venir?

LUCIEN
Dame ! c'était sur le fauteuil de papa, et puisque ça n'y est pas tombé de ma poche…

ANNETTE
Tu crois que c'est de la sienne?

LUCIEN
Oh! non ! la poche est la boîte aux lettres courantes; or celle-ci est jaunie par le temps, elle a le parfum mélancolique des feuilles sèches; elle se sera détachée d'un herbier du coeur, que papa était en train de compulser à huis clos, et qu'il aura serré précipitamment à notre arrivée.

ANNETTE
Comment!… papa lui-même?… — Je serais bien curieuse…

LUCIEN (l'arrêtant.)
Curieuse de quoi, madame? Jetons le manteau du respect filial sur les égarements du patriarche… et remettons ce document où nous l'avons trouvé.

ANNETTE
Pour qu'un domestique le trouve à son tour, n'est-ce pas?

LUCIEN
C'est juste… je ne peux pourtant pas le mettre dans la main de papa, au beau milieu de la harangue qu'il me prépare. Un fils dénaturé n'y manquerait pas; mais moi, bon Japhet à Noé. Et alors si je ne peux ni lui rendre cette lettre, ni la laisser traîner, qu'en faire?

ANNETTE
Brûle-la.

LUCIEN
Et si papa y tient? Je ne veux pas non plus lui dépareiller sa collection. Non ! je trouverai moyen de la couler dans sa poche par une pieuse prestidigitation.

ANNETTE
Et il dit que le respect s'en va !

LUCIEN
L'ingrat! Le voici !… défends-moi


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