(D'ESTRIGAUD, LUCIEN.)
LUCIEN
Bonjour, seigneur. Comment se porte aujourd'hui Votre Grâce ?
D'ESTRIGAUD (assis.)
Comme hier et comme demain.
LUCIEN
Tu es de fer, c'est connu. Entre nous, quel âge peux-tu bien avoir ?
D'ESTRIGAUD
Eh! eh !… la quarantaine… bien sonnée!
LUCIEN
Bah ! Je te donnais vingt-cinq ans.
D'ESTRIGAUD
Mauvais plaisant !
LUCIEN
Ma parole… et plutôt deux fois qu'une.
D'ESTRIGAUD (sèchement.)
Jette donc ton cigare; j'attends une femme.
LUCIEN (jetant son cigare dans la cheminée.)
Oh! tu es encore nubile, je n'en doute pas! La preuve, c'est que je songe à te marier.
D'ESTRIGAUD
Hein?
LUCIEN
Et je viens dans l'intention expresse de te sonder adroitement à ce sujet.
D'ESTRIGAUD
Quelle est cette charge ?
LUCIEN
Rien de plus solennel. Le mariage est-il absolument exclu de ton programme, oui ou non?
D'ESTRIGAUD
Absolument, non…
LUCIEN
Eh bien, si tu admets la possibilité de te marier, voilà le moment. Tu peux encore choisir; dans quelques années, tu ne le pourras plus. J'ai un parti pour toi : une veuve de vingt-cinq à trente ans, fort riche, très belle, avec un nom aristocratique.
D'ESTRIGAUD
Taratata ! Tune m'as pas laissé développer ma pensée, (n se lève.)
Le mariage est pour moi la manoeuvre désespérée de la frégate qui s'échoue à la côte plutôt que d'amener son pavillon. C'est l'expédient suprême auquel je ne recourrai qu'à la dernière extrémité; et, si je m'y prends en effet trop tard, il me restera toujours la ressource héroïque du capitaine, : je me ferai sauter.
LUCIEN
C'est ton dernier mot?
D'ESTRIGAUD
Le premier et le dernier.
LUCIEN
Alors, mon cher Raoul, je te prie amicalement de modérer tes assiduités auprès de ma soeur.
D'ESTRIGAUD
Comment ! c'est d'elle qu'il s'agissait? Tu voulais être mon frère, petit Gain ?
LUCIEN
Ce m'eût été une grande joie, je l'avoue; mais, ne pouvant être ton frère, je tiens à rester ton ami ; et c'est pourquoi je te prie…
D'ESTRIGAUD
Bien, bien ! c'est convenu. Je ne croyais pas mes assiduités excessives ; si tu en juges autrement, il suffit.
LUCIEN
Tu ne m'en veux pas, j'espère ?
D'ESTRIGAUD
Au contraire; je serais désolé de compromettre une femme quelconque, à plus forte raison ta soeur. Mais, dis-moi, est-ce qu'elle n'est plus résolue à rester veuve ?
LUCIEN
Si bien, mais nous l'aurions fait changer d'avis à nous deux.
D'ESTRIGAUD
Je n'ai pas la fatuité de le croire… Elle a de trop bonnes raisons de ne pas se remarier ! Je m'étonne même que tu l'y pousses. Je comprendrais plutôt qu'au besoin tu l'en détournasses dans l'intérêt de ses enfants comme dans le sien propre.
LUCIEN
Note bien que je ne tiens pas autrement à la voir se rengager. Je dirai même: que: je ferais une guerre acharnée à tout prétendant qui ne serait pas toi!
D'ESTRIGAUD
Merci, mon cher. Mais permets à un homme absolument désintéressé dans la question de te faire une petite observation.
LUCIEN
Va!
D'ESTRIGAUD
Moi, si j'avais une soeur dans la position de la tienne, et si, en qualité d'homme pratique, je lui interdisais un second mariage, je ne me croirais pas le droit de venir ensuite, en qualité d'homme vertueux, gêner la liberté de ses mouvements.
LUCIEN
Qu'entends-tu par ces paroles?
D'ESTRIGAUD
Le monde vit de sous-entendus, mon cher. Il y a une foule de circonstances dans lesquelles un homme de bon ton doit fermer les yeux, tant qu'on ne l'oblige pas à les ouvrir.
LUCIEN
Tu permettrais un amant à ta soeur?
D'ESTRIGAUD
Je ne permettrais rien, mais j'ignorerais tout.
LUCIEN
Sais-tu que tu es horriblement immoral?
D'ESTRIGAUD
Pas plus que toi ; seulement, je suis logique. Suppose, par impossible, que ta soeur, qui est jeune, qui est libre, se laisse aller à un entraînement bien naturel, en somme, que ferais-tu?
LUCIEN
Ce que je ferais ? Je l'obligerais à épouser son amant.
D'ESTRIGAUD
Et si elle refusait de ruiner ses enfants ?
LUCIEN
Je me brouillerais avec elle, donc ! et je souffletterais le monsieur.
D'ESTRIGAUD
Ce serait la conduite d'un pédant et non d'un gentleman.
LUCIEN
Pédant tant que tu voudras… On voit bien que tu n'as pas de soeur.
D'ESTRIGAUD
C'est possible. Quant à la tienne, dors en paix ; la soeur d'un ami m'est aussi sacrée que sa femme, (A part.)
Ni plus ni moins.
QUENTIN (annonçant.)
M. Lagarde.
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