(ANDRÉ LUCIEN.)
LUCIEN
Commences-tu à revenir de tes préventions sur son .compte?
ANDRÉ
Ma foi, il me rend là un fier service, et je voudrais de bon coeur n'avoir que du bien à penser de lui.
LUCIEN
Eh bien, ne te gêne pas; nous venons d'avoir une explication à l'endroit d'Annette; en somme, il a été tout ce que tu peux souhaiter.
ANDRÉ
Voilà qui me raccommode tout à fait avec lui… et avec toi. Oui, je t'en voulais de ta légèreté sur un point qui touche de si près à l'honneur. Je te méconnaissais.
LUCIEN
Hélas ! le sort des belles âmes n'est-il pas d'être méconnues de leurs contemporains? Vois Aristide !
ANDRÉ
Et Cartouche !
LUCIEN
Dis donc, toi ! sais-tu que tu marches à pas de géant ?
ANDRÉ
Que veux-tu ! Tu m'as prouvé qu'on peut rester vertueux sans être toujours à cheval sur le sérieux des choses… Je mets pied à terre.
LUCIEN
Ne t'excuse pas !
ANDRÉ
Et puis je suis si content ! mon affaire prend si bonne tournure !
LUCIEN
Ce ne sera pas désagréable, non ! dans un an ou deux, d'avoir vingt bonnes mille livres de rente !
ANDRÉ
A la rigueur!… Mais d'abord, mais surtout, de mettre mon idée en oeuvre, d'attacher mon nom à une grande chose, à un grand… pourquoi ne le dirais-je pas? à un grand bienfait!
LUCIEN
Oh! oh! la gloire?
ANDRÉ
Eh donc ! s'il y a un orgueil légitime, n'est-ce pas celui d'être utile?
LUCIEN
Utile et décoré, nous y voilà!… Eh! t'imagines-tu, créature primitive et printanière, que le monde accorde la moindre attention à un homme utile? Apprends qu'il s'incline, non pas devant les gens qu'il estime, mais devant ceux qu'il envie. La richesse ou la célébrité, pour lui tout est là !
ANDRÉ
Mais je serai célèbre.
LUCIEN
Le canal de Gibraltar le sera, et non pas toi ! Qui connaît en France le nom dé Riquet ? Vois-tu, mon pauvre bonhomme, les oeuvres d'utilité pratique sont condamnées à rester anonymes ! Le bienfaiteur disparaît dans le bienfait. C'est inique, c'est absurde, mais c'est comme ça.
ANDRÉ
Tu n'es pas encourageant.
LUCIEN
Je t'épargne des mécomptes ! Tu as la clef de la fortune et non celle de la célébrité; ne va pas te tromper de porte.
ANDRÉ
Je croyais les avoir toutes les deux.
LUCIEN
Tu n'es pas dégoûté. Rabats la moitié de tes ambitions… et console-toi. La part qui te reste est encore la meilleure… Mais oui ! sois donc franc !
ANDRÉ
Peut-être bien, après tout.
LUCIEN
Voyons, depuis quinze jours que tu assistes, les mains dans tes poches, au défilé des voluptés parisiennes, ne sens-tu pas grouiller en toi les convoitises de la jeunesse ?
ANDRÉ
Je ne dis pas non… Quand je rencontre, emportés au grand trot de deux chevaux à bouffettes roses, un jeune homme et sa maîtresse, les jupes flottant sur les roues… il me passe parfois des éblouissements dans la cervelle! Ça fait le même effet que le soupirail de Chevet sur un abonné de la pension Balèche.
LUCIEN
Parbleu ! la frugalité n'est qu'une impuissance, comme les autres vertus.
ANDRÉ (avec un rire forcé.)
Eh! eh! eh!
LUCIEN
Brûler la chandelle par le plus de bouts possible, voilà le vrai problème de la vie !… De tous les sages de l'antiquité, Sardanapale est le seul qui ait eu le sens commun.
ANDRÉ
Ah! ah!ah!
LUCIEN
Aussi comme sa mort enfonce celle de Socrate!
(ANDRÉ timidement.)
LUCIEN
L'un meurt piteusement par obéissance aux lois, trépas de robin monomane ! L'autre, révolté sublime, se fait un bûcher de son palais et y traîne avec lui les voluptés dont le destin vainqueur croyait le séparer !
ANDRÉ
Tu es lyrique… un peu lyrique…
LUCIEN
Eh bien, Sardanapale, c'est d'Estrigaud.
ANDRÉ
Alors, il ferait bien d'avertir ses femmes.
LUCIEN
On ne peut pas causer sérieusement avec toi !
ANDRÉ
Tu étais donc sérieux?
LUCIEN
Oui, jeune néophyte, je l'étais, et vous me répondez par des calembredaines !
ANDRÉ
Que le diable t'emporte! On ne sait sur quel pied on danse avec vous autres.
LUCIEN
Tu tombes rarement en mesure, j'en conviens; mais tu le rattrapes, il y a progrès.
ANDRÉ
N'est-ce pas? je ne sens plus trop la Province?
LUCIEN
Plus assez du moins pour incommoder. —Ah çà! observe-toi ce soir chez Navarette; tu vas entrer, je t'en préviens, dans le temple même de la blague… Tiens-toi bien !
ANDRÉ
Mon Dieu, c'est l'aplomb qui me manque. Tu ne te doutes pas à quel point vous m'intimidez.
LUCIEN
L'aplomb te viendra avec la fortune.
ANDRÉ (examinant le salon.)
Il est certain qu'un gaillard logé comme ça n'a pas lieu d'être timide; c'est un autre homme que le pauvre diable qui loge en garni.
LUCIEN
Parbleu ! Les philosophes ont beau dire, l'écaillé fait partie du poisson.
ANDRÉ
On ne peut pas se défendre d'un certain respect pour le propriétaire de tant de belles choses.
LUCIEN
Et c'est juste : la richesse est une puissance dont le luxe est la présence visible.
ANDRÉ
Je n'avais pas idée d'un luxe pareil.
LUCIEN
Et ce que tu vois n'est rien. En fait de luxe, le plus raffiné et le plus cher est celui qui ne saute pas aux yeux.
ANDRÉ
Combien donc dépense le baron ?
LUCIEN
Cent cinquante mille francs par an.
ANDRÉ
Cent cinquante! et il est garçon… Alors, que peut-on faire en famille avec vingt mille ?
LUCIEN
Dame! on peut vivre à son aise… dans l'acajou, la porcelaine opaque, les fiacres à quarante sous, les gants nettoyés et les chemises de coton; que te faut-il de plus?
ANDRÉ
Oh! rien!… nous sommes habitués aux privations, nous autres ! — Il y a des gens heureux.
LUCIEN
Bah! la richesse ne fait pas le bonheur… Une simple chaumière… dans un beau quartier…
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