ACTE PREMIER


(L'action se passe, un soir d'hiver, dans la demeure familiale des Rentheim, aux environs de la capitale.)


Au rez-de-chaussée. Ameublement cossu, mais défraîchi. Une porte à coulisses fait communiquer le salon avec une pièce vitrée située au fond et donnant, par une porte-fenêtre, sur le jardin, qu'on distingue dans le crépuscule : la neige y tombe à petits flocons. À droite, la porte du vestibule. Plus près, un vieux poêle de fer, où brûle un brasier. Au second plan à gauche, une petite porte. Sur le devant, du même côté, une fenêtre dont les épais rideaux sont baissés. Entre la porte et la fenêtre, un canapé tendu de crin. Devant le canapé, une table couverte d'un tapis. Sur la table, une lampe allumée et coiffée d'un abat-jour. Près du poêle, un fauteuil à haut dossier.
Mme GUNHILD BORKMAN, assise sur le canapé, fait du crochet. C'est une personne âgée, aux traits figés, raide, l'air distingué mais froid. Chevelure épaisse et blanchissante. Mains fines et diaphanes. Elle porte une robe sombre, en soie épaisse, d'une élégance un peu démodée, et, sur les épaules, un fichu de laine. Après un instant de silence et d'immobilité, on entend le grelot d'un traîneau qui passe : Mme BORKMAN tend l'oreille ; ses yeux brillent de joie.

MADAME BORKMAN (murmure, comme malgré elle)
Erhart ! Enfin !
(Elle se lève, écarte un peu les rideaux, regarde par la fenêtre et paraît déçue. Puis elle se rassied et reprend son ouvrage. Entre la femme de chambre, venant du vestibule. Elle apporte une carte de visite sur un plateau.)

MADAME BORKMAN (vivement)
L'étudiant est rentré ?

LA FEMME DE CHAMBRE
Non, Madame. Mais il y a une dame qui…

MADAME BORKMAN (déposant son ouvrage)
Mme Wilton, probablement…

LA FEMME DE CHAMBRE (s'approchant.)
Non. Une dame inconnue.

MADAME BORKMAN (prenant la carte)
Voyons… (Elle lit le nom, se lève d'un bond et regarde fixement la femme de chambre.)
Vous êtes sûre que cette dame vient chez moi ?

LA FEMME DE CHAMBRE
Oui, Madame.

MADAME BORKMAN
Est-ce bien à Mme Borkman qu'elle demande à parler ?

LA FEMME DE CHAMBRE
Mais oui, Madame.

MADAME BORKMAN (d'une voix brève et décidée)
C'est bien. Faites entrer.
(La femme de chambre ouvre la porte et se retire. Entre Mlle ELLA RENTHEIM. Elle ressemble à sa sœur, mais son visage trahit plutôt de la souffrance que de la dureté. Il porte encore les marques d'une beauté expressive. Sa lourde chevelure, d'un blanc d'argent, boucle naturellement au-dessus de son front dégarni. Elle porte un chapeau de velours, une robe et un manteau fourré de la même étoffe. Les deux sœurs se dévisagent un instant en silence. Chacune d'elles attend manifestement que l'autre parle la première.)

ELLA RENTHEIM (près de la porte, sans s'avancer)
Oui, c'est moi, Gunhild. Tu es étonnée de me voir ici. MADAME BORKMAN, debout, immobile, entre le canapé et la table, les bouts des doigts sur le (napperon.)
— Tu ne t'es pas trompée de porte ? L'intendant demeure à côté.

ELLA RENTHEIM
Ce n'est pas chez l'intendant que je viens aujourd'hui.

MADAME BORKMAN
Tu as donc quelque chose à me dire ?

ELLA RENTHEIM
Oui. Je désire te parler un instant.

MADAME BORKMAN (s'avançant)
Allons ! assieds-toi, en ce cas.

ELLA RENTHEIM
Merci. Je puis me tenir debout.

MADAME BORKMAN
À ton aise. Déboutonne-toi, au moins.

ELLA RENTHEIM (déboutonnant son manteau)
Merci : il fait bien chaud ici.

MADAME BORKMAN
Moi, j'ai toujours froid.

ELLA RENTHEIM (la regarde, le bras posé sur le dossier du fauteuil)
Oui, oui, Gunhild… Voilà bientôt huit ans que nous ne nous sommes vues.

MADAME BORKMAN (froidement)
Ou du moins que nous ne nous sommes parlé…

ELLA RENTHEIM
… Que nous ne nous sommes parlé. C'est vrai. Tu m'as vue, de temps en temps, quand je venais chez l'intendant. Une fois l'an.

MADAME BORKMAN
Je t'ai vue une ou deux fois.

ELLA RENTHEIM
Moi aussi, une ou deux fois, je t'ai entrevue là, à la fenêtre.

MADAME BORKMAN
À travers les rideaux. Oh ! tu as de bons yeux, toi ! (D'une voix dure et tranchante.)
Mais la dernière fois que nous nous sommes parlé, c'était ici, dans ce salon.

ELLA RENTHEIM (évasivement)
Oui, oui, Gunhild, je m'en souviens.

MADAME BORKMAN
Une semaine avant sa… sa remise en liberté.

ELLA RENTHEIM (faisant quelques pas)
Ne réveille pas ces souvenirs.

MADAME BORKMAN (d'une voix sourde, mais ferme)
Une semaine avant l'élargissement de… du directeur de banque.

ELLA RENTHEIM (s'avançant vers le premier plan)
Oui, oui, oui ! Je n'ai rien oublié. Mais cela fait trop mal… Oh !

MADAME BORKMAN (sourdement)
Et pourtant on ne peut se détacher de ces souvenirs ! On y revient toujours ! (Avec éclat, joignant les mains.)
Non, c'est impossible ! Je ne m'y ferai jamais ! Qu'une chose aussi… Monstrueuse ait pu frapper une famille… une famille comme la nôtre… Pense donc ! Une bonne famille comme la nôtre ! Dire qu'une telle horreur ait pu s'abattre sur notre famille !

ELLA RENTHEIM
Ah ! Gunhild ! elle n'a pas été la seule atteinte. Bien d'autres ont été frappés avec nous.

MADAME BORKMAN
Mon Dieu, oui ! Mais tous ces autres ne m'importent guère. De quoi s'agissait-il pour eux ? D'un peu d'argent, de quelques valeurs. Tandis que nous !… Moi ! Erhart ! Erhart, qui n'était encore qu'un enfant ! (S'exaltant de plus en plus.)
La honte, le déshonneur fondant sur des têtes innocentes ! L'odieux déshonneur, si terrible à porter ! Et la ruine, par surcroît !

ELLA RENTHEIM (avec précaution)
Dis-moi, Gunhild, comment supporte-t-il tout cela ?

MADAME BORKMAN
Qui, Erhart ?

ELLA RENTHEIM
Non, le directeur lui-même. Comment supporte-t-il cela ?

MADAME BORKMAN (avec une moue d'ironie et de mépris)
Crois-tu que je m'en inquiète ?

ELLA RENTHEIM
Que tu t'en inquiètes ? Mais tu n'as pas besoin de t'en inquiéter. Tu…

MADAME BORKMAN (la regardant avec étonnement)
Ah çà ! tu ne vas pas croire, au moins, que je vive avec lui ? que j'aille le voir ? que nous nous rencontrions?

ELLA RENTHEIM
Même pas !

MADAME BORKMAN (continuant du même ton)
Un homme qui a été cinq ans sous les verrous ! (Se couvrant la figure de ses mains.)
Quel avilissement, quelle honte ! (Se redressant.)
Quand on pense à ce que signifiait jadis le nom de John Gabriel Borkman !… Non, non, non… jamais, jamais plus je ne veux le revoir ! Jamais!…

ELLA RENTHEIM (la regarde un instant)
Tu as l'âme dure, Gunhild.

MADAME BORKMAN
Pour lui, Oui.

ELLA RENTHEIM
N'est-il pas ton mari, cependant ?

MADAME BORKMAN
Tu sais bien ce dont il m'a accusée devant les juges : j'aurais été la première cause de sa ruine. Il a parlé de mes dépenses.

ELLA RENTHEIM (avec précaution)
N'y a-t-il pas un peu de vrai dans ce qu'il a dit ?

MADAME BORKMAN
Et qui donc poussait à la dépense, si ce n'est lui-même ? Rien n'était assez magnifique à son gré.

ELLA RENTHEIM
Je le sais. Mais tu aurais dû mettre le holà, et tu ne l'as pas fait.

MADAME BORKMAN
Savais-je, moi, que l'argent qu'il me donnait à gaspiller n'était pas à lui ? D'ailleurs, il en a gaspillé dix fois plus que moi.

ELLA RENTHEIM (doucement)
Mon Dieu ! sa position l'exigeait peut-être… jusqu'à un certain point.

MADAME BORKMAN (avec une arrière raillerie)
Ah oui ! nous devions représenter, paraît-il. Oh ! quant à ça, il représentait, j'en réponds. Il avait un attelage à quatre chevaux, comme un roi. Il voulait qu'on se courbe et qu'on rampe devant lui, comme devant un roi. (Riant.)
Et, d'un bout à l'autre du pays, on ne le désignait que par son petit nom, comme on fait pour le roi : "John Gabriel… John Gabriel…" Tout le monde savait qui était le grand "John Gabriel".

ELLA RENTHEIM (avec chaleur)
Oui, il était grand dans ce temps-là. Tu le sais bien.

MADAME BORKMAN
Du moins, il en avait l'air. N'empêche qu'il ne m'a jamais dit une syllabe de sa vraie situation. Jamais il ne m'a laissé soupçonner d'où lui venaient ses ressources.

ELLA RENTHEIM
Non, non… personne ne s'en doutait.

MADAME BORKMAN
Que me font les autres ! Mais, à moi, il me devait la vérité. Et jamais il ne me l'a dite. Il m'a toujours menti… menti effrontément.

ELLA RENTHEIM (l'interrompant)
Il ne t'a pas menti, Gunhild ! Il a peut-être dissimulé ; mais il n'a pas menti.

MADAME BORKMAN
Oh ! appelle cela comme tu voudras. Cela ne changera rien à la chose… Enfin, tout s'est écroulé. Tout. De tant de splendeur, il ne resta rien.

ELLA RENTHEIM (à part)
Oui, tout s'est écroulé… pour lui… et pour d'autres.

MADAME BORKMAN (se dressant, menaçante)
Mais je te le jure, Ella… je ne me rendrai pas ! L'heure du relèvement viendra. Je saurai la faire sonner !

ELLA RENTHEIM (étonnée)
Du relèvement ?… Que veux-tu dire?

MADAME BORKMAN
Le relèvement du nom, de l'honneur et de la fortune ! Le relèvement de tout mon être brisé ! Voilà ce que je veux dire ! Et j'ai quelqu'un par qui tout cela doit s'accomplir, Ella… qui lavera tout ce qui fut souillé par le directeur Borkman.

ELLA RENTHEIM
Gunhild ! Gunhild !

MADAME BORKMAN (avec une exaltation croissante)
Un vengeur est là, qui saura réparer (tout)
le mal que son père m'a fait.

ELLA RENTHEIM
Ainsi, c'est d'Erhart que tu parles.

MADAME BORKMAN
Oui, d'Erhart, de mon superbe garçon ! Il saura, lui, relever la famille, la maison, le nom qu'il porte, tout ce qu'on peut relever. Peut-être ira-t-il plus loin encore.

ELLA RENTHEIM
Par quels moyens fera-t-il tout cela ?

MADAME BORKMAN
Nous verrons. Je ne sais pas encore… Tout ce que je sais, c'est qu'il faut que cela s'accomplisse. Il le faut. (La regardant.)
Écoute, Ella, n'as-tu pas eu la même idée, toi aussi, depuis l'enfance d'Erhart ?

ELLA RENTHEIM
Non, elle ne m'a guère préoccupée.

MADAME BORKMAN
Pourquoi donc t'es-tu chargée de lui quand la tempête s'est déchaînée sur cette maison ?

ELLA RENTHEIM
Tu n'étais pas en état de t'en occuper toi-même, Gunhild.

MADAME BORKMAN
Non, c'est vrai… je n'étais pas en état… Quant à son père, il avait une excuse légale. Il était retranché derrière la loi, oh ! bien retranché !

ELLA RENTHEIM (indignée)
Ah ! comment peux-tu parler ainsi ? Toi !

MADAME BORKMAN (avec une expression venimeuse)
Dire que tu n'as pas hésité à te charger d'un enfant de John Gabriel ! Tout comme si cet enfant avait été à toi… Tu n'as pas craint de me le prendre et de l'emmener chez toi… Puis, tu l'as gardé pendant des années. Il avait presque atteint l'âge d'homme quand il t'a quittée. (La regardant avec méfiance.)
Pourquoi as-tu fait cela, Ella ? Dis ! Pourquoi l'as-tu gardé si longtemps ?

ELLA RENTHEIM
Je l'aimais si tendrement !

MADAME BORKMAN
Plus que moi… sa mère ?

ELLA RENTHEIM (évasivement)
Je ne sais pas. Et puis, Erhart était d'une constitution un peu délicate.

MADAME BORKMAN
Délicate ?… Erhart !

ELLA RENTHEIM
Oui… il le semblait du moins… à cette époque. Et l'air, sur la côte ouest, est, comme tu sais, beaucoup plus doux qu'ici.

MADAME BORKMAN (avec un sourire amer)
Vraiment ? Hem ! (D'une voix brève.)
C'est juste. Tu as beaucoup fait pour Erhart. (Changeant de ton.)
Mon Dieu, oui, tu en avais les moyens. (Souriant.)
Tu as eu tant de chance, Ella ! Tout ce qui t'appartenait a été sauvé.

ELLA RENTHEIM (blessée)
Je n'ai rien fait pour cela, je te le jure. Je n'ai appris que bien plus tard que mon dépôt était en sûreté.

MADAME BORKMAN
Oui, oui… je ne m'entends pas à ces choses-là, moi. Tout ce que je dis, c'est que tu as eu de la chance. (Avec un regard interrogateur.)
Mais voyons ! Quand, plus tard et de ton propre mouvement, tu t'es chargée d'élever mon Erhart… quel était le mobile de ton action ?

ELLA RENTHEIM (la regardant)
Le mobile ?

MADAME BORKMAN
Oui, tu devais bien avoir une intention, un but ? Que voulais-tu faire d'Erhart ? À quoi le destinais-tu ?

ELLA RENTHEIM (lentement)
Je voulais en faire un homme heureux, le conduire dans la voie qui mène au bonheur.

MADAME BORKMAN (avec une moue dédaigneuse)
Ah bah !… Des gens dans notre position ont bien autre chose à faire que de songer à leur bonheur.

ELLA RENTHEIM
Quoi donc ? que veux-tu dire ?

MADAME BORKMAN (le regard grave, les yeux agrandis)
Erhart doit, avant tout, répandre un tel éclat autour de lui que personne, dans tout le pays, n'aperçoive plus l'ombre jetée par son père et qui nous couvre, mon fils et moi.

ELLA RENTHEIM (avec un regard scrutateur)
Dis-moi, Gunhild… ce but d'existence, Erhart se le propose-t-il lui-même ?…

MADAME BORKMAN (frappée)
Oui. Je l'espère !

ELLA RENTHEIM
Ou n'est-ce pas plutôt toi qui le lui imposes ?

MADAME BORKMAN (d'une voix brève)
Pour Erhart et pour moi, le but est le même.

ELLA RENTHEIM (lentement, d'un ton soucieux)
Tu es donc bien sûre de ton fils, Gunhild ?

MADAME BORKMAN (avec un triomphe mal dissimulé)
Oui, grâce à Dieu, je suis sûre de lui, va !

ELLA RENTHEIM
En ce cas tu dois t'estimer heureuse, malgré tout.

MADAME BORKMAN
D'une certaine façon, je le suis… Mais l'orage gronde toujours, voistu… Et, de temps en temps, il se déchaîne.

ELLA RENTHEIM (changeant de ton)
Dis-moi… Autant en parler tout de suite… puisque c'est pour cela que je suis venue…

MADAME BORKMAN
De quoi s'agit-il ?

ELLA RENTHEIM
De quelque chose dont il faut que je t'entretienne… Dis-moi… Erhart ne demeure pas ici… avec vous ?

MADAME BORKMAN (d'un ton dur)
Tu sais bien qu'Erhart ne peut pas demeurer ici, avec moi. Il faut qu'il demeure en ville.

ELLA RENTHEIM
Il me l'a écrit.

MADAME BORKMAN
Ses études l'exigent. Mais il passe me voir un instant chaque soir.

ELLA RENTHEIM
Je le sais. Ne pourrais-je pas le voir tout de suite et lui parler ?

MADAME BORKMAN
Il n'est pas encore venu. Mais je l'attends d'un moment à l'autre.

ELLA RENTHEIM
Mais si, Gunhild, il est là. Je l'entends marcher au-dessus de nous.

MADAME BORKMAN (avec un rapide coup d'œil)
Là-haut, dans la grande salle ?

ELLA RENTHEIM
Oui. Je l'entends marcher depuis que je suis ici.

MADAME BORKMAN (détournant les yeux)
Ce n'est pas lui que tu entends, Ella. ELLA

RENTHEIM (surprise)
Ce n'est pas Erhart ? (Se doutant de quelque chose.)
Qui donc est-ce, dis ?

MADAME BORKMAN
Le directeur Borkman.

ELLA RENTHEIM (bas, réprimant un sentiment de douleur)
BORKMAN, John Gabriel BORKMAN !

MADAME BORKMAN
II marche ainsi, de long en large. Il va et vient. Du matin jusqu'au soir. Tous les jours de l'année.

ELLA RENTHEIM
J'ai entendu dire, en effet, que…

MADAME BORKMAN
Je crois bien… On parle assez de nous à la ronde.

ELLA RENTHEIM
C'est Erhart qui m'en a touché un mot… dans ses lettres. Je savais, par lui, que son père était presque toujours seul… là-haut. Et toi ici, en bas.

MADAME BORKMAN
Oui, Ella… voilà notre existence… depuis qu'on me l'a renvoyé… Depuis sa mise en liberté… huit longues années durant.

ELLA RENTHEIM
Mais je n'ai jamais pensé que ce fût à la lettre vrai, que ce fût possible !…

MADAME BORKMAN (hochant la tète)
C'est vrai. Et il ne pourra jamais en être autrement.

ELLA RENTHEIM (la regardant)
Quelle horrible existence, Gunhild ! Dis !

MADAME BORKMAN
Oui, Ella, horrible, en effet. Bientôt mes forces n'y tiendront plus.

ELLA RENTHEIM
Je comprends cela.

MADAME BORKMAN
Entendre sans cesse retentir ses pas au-dessus de moi… Cela commence de grand matin et ne finit que bien avant dans la nuit. Et il y a une telle résonance dans cette pièce !

ELLA RENTHEIM
C'est vrai, il y a ici une telle résonance !…

MADAME BORKMAN
Il me semble parfois que, là-haut, au-dessus de ma tête, vit un loup malade qui tourne dans sa cage. (Bas, prêtant l'oreille.)
Écoute ! Entends-tu le loup ? Il marche, il marche sans s'arrêter un instant.

ELLA RENTHEIM (avec précaution)
Cela ne pourra-t-il jamais changer, Gunhild?

MADAME BORKMAN (résolument)
Il n'a rien fait pour cela.

ELLA RENTHEIM
Mais ne pourrais-tu, toi, faire le premier pas ?

MADAME BORKMAN (se redressant)
Moi ? Après son odieuse conduite envers moi ? Non, vraiment ! Laissons plutôt le loup dans sa cage. Qu'il y rôde tant qu'il veut!

ELLA RENTHEIM
J'étouffe ici. Permets-moi d'ôter mon manteau.

MADAME BORKMAN
Je t'ai déjà priée de le faire.
(ELLA RENTHEIM dépose son manteau et son chapeau sur une chaise près de la porte d'entrée.)

ELLA RENTHEIM
Ne t'arrive-t-il jamais de le rencontrer dehors ?

MADAME BORKMAN (avec un amer sourire)
Dans le monde, n'est-ce pas ? ELLA

RENTHEIM
Non, mais dehors, quand il sort pour prendre l'air. Dans le bois ou dans…

MADAME BORKMAN
Le directeur Borkman ne sort jamais.

ELLA RENTHEIM
Quoi ! pas même le soir, dans l'ombre ?

MADAME BORKMAN
Jamais.

ELLA RENTHEIM (émue)
Le courage lui manque.

MADAME BORKMAN
Apparemment. Son manteau et son chapeau sont là, dans le placard du vestibule. Tu sais bien…

ELLA RENTHEIM (songeuse)
Le placard où nous nous cachions quand nous étions enfants…

MADAME BORKMAN (faisant signe que oui)
Parfois je l'entends descendre le soir… très tard… pour prendre son manteau et sortir. Mais il s'arrête au milieu de l'escalier, et revient sur ses pas. Et, de nouveau, je l'entends marcher.

ELLA RENTHEIM (doucement)
Aucun de ses anciens amis ne vient-il parfois le voir ?

MADAME BORKMAN
Il n'a plus d'anciens amis.

ELLA RENTHEIM
Il en avait pourtant beaucoup… autrefois !

MADAME BORKMAN
Hem ! Il a fait ce qu'il fallait pour s'en défaire. C'était une amitié coûteuse… que celle de John Gabriel.

ELLA RENTHEIM
C'est vrai, hélas !

MADAME BORKMAN (avec emportement)
Au reste, il faut être bien mesquin, bien bas et bien lâche pour attacher tant de prix au misérable argent qu'il a pu leur faire perdre. De l'argent… rien de plus.

ELLA RENTHEIM (sans faire attention à ces paroles)
Ainsi, il vit seul là-haut, seul !

MADAME BORKMAN
Il semble bien. Cependant, j'ai entendu parler d'un vieux copiste qui vient le voir de temps en temps.

ELLA RENTHEIM
Ah ! sans doute un certain Foldal ? Je sais qu'ils étaient liés dans leur jeunesse.

MADAME BORKMAN
Je crois que oui. Je ne le connais pas. Il n'était pas de notre société… du temps où nous avions une société.

ELLA RENTHEIM
Et maintenant il vient tenir compagnie à Borkman ?

MADAME BORKMAN
Oui, il n'est pas dégoûté, comme tu vois. Il est vrai qu'il ne vient que le soir, sous le couvert de la nuit.

ELLA RENTHEIM
Ce Foldal… est une des victimes de la faillite.

MADAME BORKMAN (négligemment)
Oui, je crois me souvenir qu'il y a perdu de l'argent. Très peu, sans doute.

ELLA RENTHEIM (appuyant légèrement sur les mots)
C'était tout ce qu'il possédait.

MADAME BORKMAN (souriant)
Eh ! mon Dieu, ce tout n'était certainement pas grandchose. Cela ne vaut pas la peine d'en parler.

ELLA RENTHEIM
Aussi n'en a-t-on pas parlé au procès. Foldal s'est tu.

MADAME BORKMAN
Je te dirai, d'ailleurs, qu'Erhart l'a largement indemnisé pour cette bagatelle.

ELLA RENTHEIM (étonnée)
Erhart ? De quelle façon ?

MADAME BORKMAN
En donnant des leçons à la fille cadette de Foldal. Il s'est occupé de son éducation. Grâce à lui, elle fera peut-être son chemin. Elle sera, du moins, en état de pourvoir elle-même à son existence. C'est plus que son père n'aurait pu faire pour elle.

ELLA RENTHEIM
Oui. Il ne doit pas être dans l'aisance, son père.

MADAME BORKMAN
Erhart a même appris la musique à cette petite. Elle est déjà assez forte pour venir jouer du piano là-haut… chez lui.

ELLA RENTHEIM
Ainsi, il aime toujours la musique ?

MADAME BORKMAN
Comme tu vois. Il a chez lui le piano que tu nous as envoyé quand… quand il devait rentrer.

ELLA RENTHEIM
C'est sur ce piano qu'elle joue ?

MADAME BORKMAN
Oui. De temps en temps… le soir… C'est encore Erhart qui a arrangé cela.

ELLA RENTHEIM
La pauvre fille a beaucoup de chemin à faire pour venir de la ville jusqu'ici et s'en retourner.

MADAME BORKMAN
Non pas : Erhart l'a fait inviter par une dame qui habite dans notre voisinage. Elle demeure chez elle. Une madame Wilton…

ELLA RENTHEIM (vivement)
Madame Wilton !

MADAME BORKMAN
Une dame très riche. Tu ne la connais pas.

ELLA RENTHEIM
J'ai entendu parler d'elle. Mme Fanny Wilton, n'est-ce pas ?…

MADAME BORKMAN
C'est cela.

ELLA RENTHEIM
Erhart m'a parlé d'elle dans plusieurs de ses lettres. Elle s'est donc fixée près d'ici ?

MADAME BORKMAN
Oui, elle a loué une villa… Il y a déjà quelque temps qu'elle est venue s'y installer.

ELLA RENTHEIM (avec un peu d'hésitation)
On dit qu'elle est divorcée…

MADAME BORKMAN
Oh ! il y a longtemps que son mari doit être mort.

ELLA RENTHEIM
Oui, mais il paraît qu'ils avaient divorcé… C'est elle qui avait demandé le divorce.

MADAME BORKMAN
Les torts n'étaient pas de son côté. C'est son mari qui l'avait quittée.

ELLA RENTHEIM
La connais-tu beaucoup, Gunhild ?

MADAME BORKMAN
Oui, je la connais assez. Elle demeure tout près d'ici et vient me voir de temps en temps.

ELLA RENTHEIM
Elle te plaît ?

MADAME BORKMAN
Elle est si intelligente ! Il y a tant de clarté dans sa façon de juger !

ELLA RENTHEIM
De juger les gens, n'est-ce pas ?

MADAME BORKMAN
Oui… surtout. Ainsi, Erhart a été pour elle un vrai sujet d'étude. Elle le connaît à fond… dans tous les recoins de son âme… et, naturellement, elle l'adore.

ELLA RENTHEIM (tendant un peu l'oreille)
Ah ! elle connaît Erhart plus qu'elle ne te connaît ?

MADAME BORKMAN
Oui. Ils se sont souvent rencontrés en ville… avant qu'elle s'établisse ici.

ELLA RENTHEIM (d'un ton irréfléchi)
Ainsi, elle a fini par s'établir ici !

MADAME BORKMAN (fait un mouvement. Avec un regard scrutateur)
Elle a fini?… Que veux-tu dire ?

ELLA RENTHEIM (évasivement)
Mon Dieu… je ne sais pas…

MADAME BORKMAN
Tu as dit cela d'un ton si étrange !… Tu avais une arrière-pensée, Ella !

ELLA RENTHEIM (la regardant dans le blanc des yeux)
Eh bien, oui ! Gunhild, j'avais une arrière-pensée.

MADAME BORKMAN
Allons, dis-la franchement !

ELLA RENTHEIM
D'abord, je tiens à te déclarer que, moi aussi, je crois avoir certains droits sur Erhart. Voudrais-tu me les contester ?

MADAME BORKMAN (détournant les yeux)
Je n'aurais garde. Après tout ce qu'il t'a coûté !…

ELLA RENTHEIM
Oh ! Gunhild, il ne s'agit pas de cela ! Je parle de l'attachement que j'ai pour lui.

MADAME BORKMAN (avec un sourire ironique)
Pour mon fils ? Tu aimerais mon enfant ? Toi ? malgré tout ?

ELLA RENTHEIM
Oui, malgré tout. Et je l'aime. J'aime Erhart autant que je puis encore aimer un être humain, à mon âge.

MADAME BORKMAN
C'est bien, c'est bien. Mais…

ELLA RENTHEIM
Et c'est là, vois-tu, ce qui me rend inquiète chaque fois que je le vois courir un danger.

MADAME BORKMAN
Un danger ? Et quel est donc le danger qu'il peut courir à présent ? D'où vient-il ?

ELLA RENTHEIM
De toi, d'abord.

MADAME BORKMAN (se récriant)
De moi !

ELLA RENTHEIM
Et puis de cette Mme Wilton que je redoute pour lui.

MADAME BORKMAN (la regardant un instant, interdite)
Et voilà comment tu juges Erhart, toi ! Mon Erhart ! Cet enfant destiné à une si grande mission !

ELLA RENTHEIM (dédaigneusement)
Oh ! une mission… une mission…

MADAME BORKMAN (indignée)
Tu t'en moques ? Tu oses t'en moquer ?

ELLA RENTHEIM
Voyons ! crois-tu vraiment qu'un jeune homme de l'âge d'Erhart… vif et bien portant… Aille se sacrifier ainsi à… à "une mission" ?

MADAME BORKMAN (d'une voix ferme et convaincue)
Erhart le fera, j'en suis certaine.

ELLA RENTHEIM (secouant la tête)
Tu n'en es pas certaine, Gunhild. Tu ne le crois pas toi-même.

MADAME BORKMAN
Moi ?

ELLA RENTHEIM
Ce n'est qu'un rêve dont tu te berces. Si tu ne l'avais pas pour te soutenir, tu tomberais vite dans le désespoir.

MADAME BORKMAN
Oui, je tomberais dans le désespoir. (Avec violence.)
Et c'est ce que tu voudrais peut-être !

ELLA RENTHEIM (levant la tête)
Certes, plutôt cela que de te voir sauvée aux dépens d'Erhart.

MADAME BORKMAN (avec une menace dans la voix)
Tu veux te mettre entre nous ! Entre moi et mon fils ! Dis !

ELLA RENTHEIM
Je veux l'affranchir de ton pouvoir, de ta domination, de ta dépendance !

MADAME BORKMAN (d'un ton de triomphe)
Trop tard ! tu n'y réussiras pas. Tu le tenais dans tes filets. Il y est resté jusqu'à l'âge de quinze ans. Mais aujourd'hui je l'ai repris, vois-tu !

ELLA RENTHEIM
Eh bien ! je le reprendrai à mon tour ! (Baissant la voix, d'un ton rauque.)
Ce n'est pas la première fois, Gunhild, que nous lutterions à mort pour un homme !

MADAME BORKMAN (la toisant d'un air de triomphe)
C'est moi qui l'ai emporté.

ELLA RENTHEIM (avec un sourire ironique)
Crois-tu encore avoir beaucoup gagné à ta victoire ?

MADAME BORKMAN (d'une voix sombre)
Non. Tu as cruellement raison.

ELLA RENTHEIM
Cette fois, non plus, tu n'y auras rien gagné.

MADAME BORKMAN
Rien ? N'est-ce donc rien que d'avoir reconquis mon pouvoir de mère sur Erhart ?

ELLA RENTHEIM
Non, car c'est le pouvoir seul qui te tient au cœur.

MADAME BORKMAN
Et toi ?

ELLA RENTHEIM (avec chaleur)
Moi, je veux avoir son affection… son âme… son cœur tout entier !

MADAME BORKMAN (passionnément)
Son cœur ? Tu ne l'auras plus jamais ! jamais !

ELLA RENTHEIM (regardant sa sœur)
Tu as travaillé contre moi ?

MADAME BORKMAN (souriant)
Oui. Je me suis permis de le faire. Tu l'auras deviné à ses lettres.

ELLA RENTHEIM (hochant lentement la tête)
Oui. J'ai fini par t'y reconnaître tout entière.

MADAME BORKMAN (la narguant)
J'ai su mettre à profit, vois-tu, les huit années que je l'ai eu en mains.

ELLA RENTHEIM (se maîtrisant)
Qu'as-tu dit de moi à Erhart ? Peux-tu me le répéter ?

MADAME BORKMAN
Parfaitement.

ELLA RENTHEIM
Parle !

MADAME BORKMAN
Je lui ai dit la simple vérité.

ELLA RENTHEIM
Voyons !

MADAME BORKMAN
Je l'ai nourri dans l'idée que nous te devons, à toi, de pouvoir vivre comme nous le faisons… et même de pouvoir vivre.

ELLA RENTHEIM
C'est tout ce que tu as fait ?

MADAME BORKMAN
Oh ! cela suffit, j'en réponds. Je le sens bien par moi-même.

ELLA RENTHEIM
Mais il n'y a rien là qu'Erhart ne sût depuis longtemps.

MADAME BORKMAN
Quand il est rentré près de moi, il s'imaginait que tu obéissais, en cela, à un mouvement de cœur. (La regardant avec une joie mauvaise.)
Il ne le croit plus, Ella.

ELLA RENTHEIM
Et que croit-il donc ?

MADAME BORKMAN
La vérité. Je lui ai demandé comment il s'expliquait que tante Ella ne vînt jamais nous voir…

ELLA RENTHEIM (l'interrompant)
Il savait bien pourquoi je ne venais pas.

MADAME BORKMAN
Il le sait mieux, maintenant. Tu lui avais fait croire que c'était par délicatesse envers moi et… celui qui marche là-haut.

ELLA RENTHEIM
C'est la pure vérité.

MADAME BORKMAN
Erhart ne le croit plus.

ELLA RENTHEIM
Quelle idée lui as-tu donc donnée de moi ?

MADAME BORKMAN
Il croit, et il a raison de croire, que tu as honte de nous, que tu nous méprises. N'est-ce pas exact ? N'as-tu jamais songé à le détacher entièrement de moi ? Rappelletoi ! Ta mémoire te le dira.

ELLA RENTHEIM (vivement)
Si je l'ai fait, c'est dans les pires moments, à l'époque même du scandale, du procès… Ces idées m'ont passé depuis longtemps.

MADAME BORKMAN
Elles ne te mèneraient à rien, d'ailleurs. Qu'adviendrait-il de sa mission ? Non, vraiment ! c'est moi qui suis nécessaire à Erhart, ce n'est pas toi. Il est mort pour toi, et toi pour lui !

ELLA RENTHEIM (avec une froide résolution)
Nous verrons bien. Je reste ici.

MADAME BORKMAN (la regardant fixement)
Tu restes ici ?

ELLA RENTHEIM
Oui.

MADAME BORKMAN
Tu passes la nuit chez nous ?

ELLA RENTHEIM
Je viens dans cette maison pour y passer, s'il le faut, le reste de mes jours.

MADAME BORKMAN (se ressaisissant)
Oui, oui, Ella… La maison t'appartient.

ELLA RENTHEIM
Ah bah !…

MADAME BORKMAN
Tout t'appartient ici : la chaise sur laquelle je suis assise, le lit sur lequel je me tords durant mes nuits d'insomnie. Notre nourriture, c'est à toi que nous la devons.

ELLA RENTHEIM
Il n'y a pas moyen de faire autrement ; Borkman ne peut rien posséder. On lui enlèverait tout.

MADAME BORKMAN
Je le sais. Il faut bien nous y faire, à vivre de ta charité. ELLA

RENTHEIM (froidement)
Je ne puis t'empêcher de prendre la chose ainsi, Gunhild.

MADAME BORKMAN
Non, tu ne peux m'en empêcher… Quand veux-tu que nous déménagions ?

ELLA RENTHEIM (la regardant)
Que vous déménagiez ?

MADAME BORKMAN (s'échauffant)
Crois-tu donc que je veuille demeurer sous le même toit que toi ? Non ! plutôt l'asile ou les grands chemins !

ELLA RENTHEIM
Très bien. Alors, rends-moi Erhart, que je l'emmène…

MADAME BORKMAN
Erhart ! Mon fils ! Mon enfant chéri !

ELLA RENTHEIM
Si tu me le rends, je repars ce soir.

MADAME BORKMAN (d'une voix ferme, après un instant de réflexion)
Qu'Erhart choisisse lui-même.

ELLA RENTHEIM (avec une hésitation dans le regard)
Erhart ?… Oserais-tu lui donner le choix, Gunhild ?

MADAME BORKMAN (riant durement)
Si j'oserais ?… Laisser mon enfant choisir entre sa mère et toi ? Ah ! oui, je l'oserais !

ELLA RENTHEIM (tendant l'oreille)
On vient. Je crois entendre…

MADAME BORKMAN
Ce doit être Erhart…
(Coups nets à la porte du vestibule, qui s'ouvre aussitôt pour donner passage à Mme Wilton, en toilette de visite et manteau. Derrière elle, entre la femme de chambre, qui n'a pas eu le temps de l'annoncer et semble ahurie. La porte reste entrouverte. Mme Wilton est une femme de trente ans, d'une beauté remarquable et aux formes plantureuses. Lèvres souriantes, rouges et épaisses ; yeux vifs ; riche chevelure brune.)

MADAME WILTON
Bonsoir, chère madame Borkman !

MADAME BORKMAN (d'un ton un peu sec)
Bonsoir, madame. (À la femme de chambre, en indiquant la pièce du fond.)
Allez prendre la lampe qui est là et rapportez-nous de la lumière.
(La femme de chambre va prendre la lampe et sort.)

MADAME WILTON (apercevant ELLA RENTHEIM)
Ah ! pardon… il y a quelqu'un…

MADAME BORKMAN
C'est ma sœur, qui vient d'arriver…
(ERHART BORKMAN pousse la porte entrouverte du vestibule et se précipite dans le salon. C'est un jeune homme élégant, aux yeux clairs et pleins de vie ; une ombre de moustache.)

ERHART BORKMAN (rayonnant de joie)
Tiens ! voilà du nouveau ! Tante Ella ! (Il va vivement à elle et lui prend les mains.)
Tante ! tante ! Non ! ce n'est pas possible ! Est-ce bien toi ?

ELLA RENTHEIM (lui jetant les bras autour du cou)
Erhart ! Mon cher, cher enfant ! Comme tu as grandi ! Ah ! quel bonheur de te revoir !

MADAME BORKMAN (brusquement)
Qu'est-ce que cela veut dire, Erhart ? Tu te cachais dans l'antichambre ?

MADAME WILTON (vivement)
Erhart… Borkman est venu avec moi.

MADAME BORKMAN (le toisant du regard)
Vraiment, Erhart ? Ce n'est pas ta mère que tu viens saluer d'abord ?

ERHART
Il m'a fallu passer d'abord chez Mme Wilton pour aller chercher la petite Frida.

MADAME BORKMAN
Cette demoiselle Foldal est donc venue avec vous ?

MADAME WILTON
Oui. Elle est dans le vestibule.

ERHART (parlant à travers la porte)
Vous pouvez monter, Frida.
(Un silence. ELLA RENTHEIM examine ERHART. Il a l'air gêné, légèrement impatienté. Ses traits se tendent, son expression devient plus froide. La femme de chambre apporte la lampe allumée, la pose dans la pièce du fond et sort, en fermant la porte derrière elle.)

MADAME BORKMAN (avec une politesse forcée)
Allons ! madame Wilton… si vous voulez passer la soirée avec nous…

MADAME WILTON
Je vous remercie mille fois, chère madame. Je n'avais pas l'intention de rester. Nous avons une autre invitation. On nous attend chez maître Hinkel, l'avocat.

MADAME BORKMAN (la regardant)
Nous ? De qui parlez-vous ?

MADAME WILTON (riant)
Mon Dieu ! de moi seule, à vrai dire. Mais ces dames m'ont priée d'amener Erhart Borkman, si je le rencontrais.

MADAME BORKMAN
Et je vois que vous l'avez rencontré.

MADAME WILTON
Oui. Une chance. Il a eu l'amabilité de passer chez moi… pour chercher la petite Frida.

MADAME BORKMAN (sèchement)
Écoute, Erhart, je ne savais pas que tu connaissais ces… cette famille Hinkel.

ERHART (agacé)
Mais je ne les connais pas. (Avec quelque impatience.)
Tu sais très bien, mère, qui je connais et qui je ne connais pas.

MADAME WILTON
Bah ! on est vite connu dans cette maison. Ce sont des gens gais, hospitaliers, très lancés. On rencontre beaucoup de jeunes femmes, chez eux.

MADAME BORKMAN (appuyant sur les mots)
Si je connais bien mon fils, ce n'est pas là une société pour lui, madame Wilton.

MADAME WILTON
Eh ! mon Dieu ! chère madame, il est jeune, après tout.

MADAME BORKMAN
Oui, il est jeune. Dieu merci !

ERHART (dissimulant son impatience)
Allons, allons, mère… il va sans dire que je n'irai pas chez ces Hinkel. Je passerai la soirée avec toi et tante Ella. Cela s'entend.

MADAME BORKMAN
J'en étais sûre, mon cher Erhart.

ELLA RENTHEIM
Non, Erhart, pour rien au monde je ne voudrais te retenir.

ERHART
Allons donc, tante ! Qu'il n'en soit plus question. (Avec hésitation, regardant Mme Wilton.)
Mais comment s'y prendre ? C'est un peu difficile. Vous avez accepté l'invitation… en mon nom.

MADAME WILTON (gaiement)
Difficile ? Ma foi, non ! J'irai seule à la fête, voilà tout… seule et abandonnée… et je ferai des excuses… en votre nom.

ERHART (lentement)
Mon Dieu… puisque vous n'y voyez pas d'inconvénients…

MADAME WILTON (d'un ton léger et conciliant)
J'ai souvent dit oui et non… en mon propre nom… Comment ! vous voudriez quitter votre tante au moment où elle arrive ? Allons donc ! monsieur Erhart… est-ce là se conduire en bon fils ?

MADAME BORKMAN (offusquée)
En bon fils ?

MADAME WILTON
Mettons en bon fils adoptif, madame Borkman.

MADAME BORKMAN
À la bonne heure !

MADAME WILTON
Quant à moi, il me semble qu'une bonne mère adoptive a plus de droits à notre reconnaissance qu'une vraie mère.

MADAME BORKMAN
Parlez-vous par expérience ?

MADAME WILTON
Oh ! mon Dieu, non ! J'ai si peu connu ma mère ! Tout ce que je sais, c'est que si j'avais eu, comme votre fils, une bonne mère adoptive, je ne serais pas aussi légère qu'on m'accuse de l'être. (Se tournant vers ERHART.)
Allons, on restera gentiment près de maman et de tante, monsieur l'étudiant… On prendra le thé avec elles. (Aux deux dames.)
Adieu, chère madame ! Adieu, mademoiselle !
(Saluts muets. Mme Wilton gagne la porte.)

ERHART (la suivant)
Vous permettez que je vous accompagne quelques pas ?

MADAME WILTON (dans le cadre de la porte, avec un geste de refus)
Non, je vous le défends. Je suis si habituée à marcher seule ! (Elle s'arrête avant de franchir le seuil et regarde ERHART avec un signe de tête.)
Mais prenez garde, monsieur l'étudiant… Je ne vous dis que cela !

ERHART
De quoi prendrais-je garde ?

MADAME WILTON (gaiement)
Voulez-vous que je vous le dise ? Quand je serai sur le chemin… seule et abandonnée… j'essaierai sur vous mon pouvoir magnétique.

ERHART (riant)
Encore ?

MADAME WILTON (d'un ton demi-sérieux)
Oui, oui, écoutez-moi bien. En descendant la côte, je concentrerai toute ma volonté pour dire intérieurement : "Erhart Borkman, prenez votre chapeau !"

MADAME BORKMAN
Et vous croyez qu'il le prendra ?

MADAME WILTON (riant)
Ma foi, oui ! Il le prendra immédiatement. Je dirai ensuite : "Erhart Borkman, mettez bien gentiment votre pardessus et vos bottes ! Surtout n'oubliez pas les bottes ! Et puis, suivez-moi. Allons, allons, obéissez !"

ERHART (avec une gaieté forcée)
Oui, oui, vous pouvez y compter !

MADAME WILTON (levant l'index)
Allons, allons, obéissez !… Bonne nuit !
(Elle hoche la tête en riant, sort et referme la porte derrière elle.)

MADAME BORKMAN
Est-ce vraiment là des tours de sa façon ?

ERHART
Allons donc ! Elle plaisante. Comment peux-tu croire ?… (Changeant de ton. Voyons,)
ne parlons plus de Mme Wilton. (Il oblige ELLA RENTHEIM à s'asseoir dans le fauteuil, près du poêle, et, debout, la regarde un instant.)
Ainsi, tu t'es vraiment décidée à faire ce long voyage, tante Ella ! Dans cette saison ! en hiver !

ELLA RENTHEIM
Je ne pouvais plus remettre mon voyage, Erhart.

ERHART
Pourquoi cela ?

ELLA RENTHEIM
Il était temps, pour moi, de consulter les médecins.

ERHART
Enfin ! Dieu merci !

ELLA RENTHEIM (souriant)
Cela te réjouit ?

ERHART
Que tu te sois décidée à consulter ? Certainement, oui.

MADAME BORKMAN (froidement, de son canapé)
Tu es malade, Ella ?

ELLA RENTHEIM (avec un regard dur)
Tu sais bien que je suis malade.

MADAME BORKMAN
Souffrante, oui… depuis de longues années.

ERHART
Quand j'étais chez toi, je te conseillais souvent d'aller voir un médecin.

ELLA RENTHEIM
Il n'y en a pas dans le pays en qui j'aie confiance. Et puis, je ne me sentais pas encore si mal, en ce temps-là.

ERHART
Cela a donc empiré, tante ?

ELLA RENTHEIM
Oui, mon enfant. Cela a empiré.

ERHART
Mais il n'y a aucun danger, au moins ?

ELLA RENTHEIM
Mon Dieu, cela dépend !

ERHART (vivement)
Oh ! mais alors, tante Ella… il faut que tu restes quelque temps ici.

ELLA RENTHEIM
C'est ce que je compte faire.

ERHART
Tu t'établiras en ville. Tu y trouveras les meilleurs médecins que tu puisses souhaiter. Il n'y a qu'à choisir.

ELLA RENTHEIM
C'est dans cette intention que je suis venue.

ERHART
Il te faut trouver un bon logement… une pension bien commode, bien tranquille.

ELLA RENTHEIM
Je suis descendue ce matin dans mon ancienne pension, celle où je demeurais autrefois.

ERHART
C'est parfait ! Tu y seras très bien.

ELLA RENTHEIM
Et pourtant, je ne compte pas y rester.

ERHART
Vraiment ? Pourquoi cela ?

ELLA RENTHEIM
J'ai changé d'avis depuis que je suis ici.

ERHART (surpris)
Tiens ?… Tu as changé d'avis ?

MADAME BORKMAN (sans lever les yeux de son ouvrage, qu'elle a repris)
Ta tante compte s'établir ici, dans sa maison.

ERHART (les regardant, tour à tour, l'une et l'autre)
Ici ? Chez nous ?… C'est vrai, tante ?

ELLA RENTHEIM
Oui. Je viens de m'y décider.

MADAME BORKMAN (même ton)
Tu sais bien que tout, ici, appartient à ta tante.

ELLA RENTHEIM
Oui, Erhart, je reste ici. Provisoirement… jusqu'à nouvel ordre… Je m'établirai à part… dans l'aile où demeure l'intendant…

ERHART
C'est juste. Il y a là des chambres qui t'attendent toujours. (S'animant soudain.)
Mais j'y pense, tante… tu dois être bien fatiguée après ton voyage ?

ELLA RENTHEIM
C'est vrai. Je suis un peu fatiguée.

ERHART
En ce cas, tu devrais aller te coucher de bonne heure.

ELLA RENTHEIM (le regarde en souriant)
C'est bien ce que je compte faire.

ERHART (vivement)
Nous pourrons causer plus à notre aise demain, vois-tu, ou un autre jour. Nous nous en donnerons à cœur joie, mère, toi et moi… Cela vaudrait mieux, n'est-ce pas ? Dis, tante Ella ?

MADAME BORKMAN (n'y tenant plus et se levant)
Erhart !… Je vois à ta figure que tu veux me quitter !

ERHART (tressaillant)
Comment l'entends-tu ?

MADAME BORKMAN
Tu veux aller chez… chez les Hinkel !

ERHART (malgré lui)
Ah ! nous y voilà ! (Se reprenant.)
Aimes-tu mieux que j'empêche tante Ella de se coucher avant je ne sais quelle heure de la nuit ?… Elle est malade, mère. Souviens-toi de cela.

MADAME BORKMAN
Tu veux aller chez les Hinkel, Erhart !

ERHART (avec impatience)
Eh, mon Dieu ! mère… je ne crois pas, en effet, pouvoir m'en dispenser. N'est-ce pas ton avis, tante ?

ELLA RENTHEIM
Agis en liberté, Erhart. C'est ce qui vaut le mieux.

MADAME BORKMAN (d'un ton de menace, en se tournant vers elle)
Tu veux le séparer de moi !

ELLA RENTHEIM (se levant)
Ah ! plût au ciel, Gunhild !…
(Musique à l'étage supérieur.)

ERHART (qui semble à la torture)
Oh ! je n'y tiendrai pas ! (Promenant ses regards autour de lui.)
Où est mon chapeau ? (A ELLA.)
Connais-tu le morceau qu'on joue là-haut ?

ELLA RENTHEIM
Non. Qu'est-ce que c'est ?

ERHART
La Danse macabre. Tu ne connais pas la Danse macabre, tante ?

ELLA RENTHEIM (avec un sourire douloureux)
Pas encore, Erhart.

ERHART
Mère, je t'en prie… permets-moi de m'éloigner.

MADAME BORKMAN (le regardant durement)
De ta mère ? Tu y tiens donc ?

ERHART
Voyons ! Je reviendrai… demain, peut-être !

MADAME BORKMAN (avec une surexcitation passionnée)
Tu veux me quitter ! Pour aller chez ces étrangers ! Chez… chez ces… Non, c'est révoltant, rien que d'y penser !

ERHART
Il y a là de la lumière, de la jeunesse, de la gaieté… Et de la musique, mère !

MADAME BORKMAN (levant le doigt)
Il y en a aussi là-haut, de la musique, Erhart.

ERHART
Ah ! cette musique… c'est elle qui me fait fuir !

ELLA RENTHEIM
N'es-tu pas content que ton père ait ce petit instant d'oubli ?

ERHART
Si ! si ! j'en suis heureux… pourvu que je n'aie pas besoin de l'entendre, cette musique !

MADAME BORKMAN (l'exhortant du regard)
Sois fort, Erhart ! Sois fort ! mon enfant ! N'oublie jamais ta grande mission !

ERHART
Ah ! mère, laisse donc là toutes ces phrases ! Je n'ai pas une vocation de missionnaire… Bonsoir, tante ! Bonsoir, mère !
(Il sort précipitamment par la porte du vestibule.)

MADAME BORKMAN (après un court silence)
Tu as raison, Ella, tu l'auras bientôt reconquis.

ELLA RENTHEIM
Ah ! si c'était possible !

MADAME BORKMAN
Mais tu verras ! ce ne sera pas pour longtemps.

ELLA RENTHEIM
Tu me le reprendras. Est-ce là ce que tu penses ?

MADAME BORKMAN
Moi… ou l'autre.

ELLA RENTHEIM
Plutôt elle, en ce cas !

MADAME BORKMAN (hochant lentement la tête)
Je te comprends et j'en dis autant : plutôt elle que toi.

ELLA RENTHEIM
Quoi qu'il advienne…

MADAME BORKMAN
Eh ! cela ne reviendra-t-il pas au même ?

ELLA RENTHEIM (prenant son manteau)
Pour la première fois, les sœurs jumelles sont d'accord. Bonsoir, Gunhild.
(Elle sort par la porte du vestibule. La musique, au premier, s'intensifie.)

MADAME BORKMAN (reste un instant immobile, frémit, se crispe et dit à voix basse)
Il hurle, le loup, le loup malade. (Elle se tient debout un moment, puis se jette sur le tapis, se tord et se lamente à voix basse.)
Erhart ! Erhart ! ne m'abandonne pas ! Reviens à moi ! Soutiens ta mère !… car je ne puis plus supporter cette vie !


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