ACTE DEUXIÈME



Au premier étage. L'ancienne salle d'apparat. Murs tendus de tapisseries aux couleurs fanées représentant des chasses et des bergeries. À gauche, une porte à deux battants. Plus près, un piano. Au fond, à gauche, une porte dérobée. À droite, au milieu, un bureau en chêne sculpté, disposé contre le mur et chargé de livres et de papiers. Plus près, un sofa, une table et des chaises. Tout l'ameublement est de style Empire. Lampes allumées sur la table et sur le bureau.
Près du piano, écoutant les dernières mesures de la Danse macabre de Saint-Saëns, jouée par FRIDA FOLDAL, John Gabriel BORKMAN se tient debout, les mains derrière le dos. C'est un homme d'une soixantaine d'années, de taille moyenne, fortement charpenté. Grand air, fin profil, yeux perçants, chevelure et barbe blanchissantes et crépues. Il porte des vêtements noirs, un peu démodés, et une cravate blanche. FRIDA FOLDAL est une fillette de quinze ans, pâle et jolie, aux traits tendus trahissant quelque fatigue. Elle est pauvrement vêtue d'une robe claire. À la fin du morceau, un silence.

BORKMAN
Devinez où j'ai entendu pour la première fois une musique comme celle-là ?

FRIDA (levant les yeux vers lui)
Je ne sais pas, monsieur Borkman.

BORKMAN
Là-bas, dans les mines.

FRIDA (sans comprendre)
Vraiment ? dans les mines ?

BORKMAN
Je suis fils de mineur, vous savez… Au fait, vous l'ignorez peut-être ? FRIDA. Oui, monsieur Borkman.

BORKMAN
Je suis fils de mineur. De temps en temps, mon père m'emmenait dans la mine et j'y entendais le chant du minerai.

FRIDA
Vraiment ? Le minerai chante ?

BORKMAN (appuyant de la tête)
Oui, quand on l'extrait… Les coups de marteau qui le dégagent, ce sont les douze coups de minuit qui le tirent du sommeil, l'heure de l'affranchissement qui sonne. Et son chant est un chant de joie… à sa façon.

FRIDA
Pourquoi donc chante-t-il, monsieur Borkman ?

BORKMAN
Parce qu'il doit voir la lumière et servir aux hommes.
(Il arpente la salle, les mains derrière le dos.)

FRIDA (attend un instant, puis elle regarde sa montre et se lève)
Excusez-moi, monsieur Borkman, mais, hélas ! je dois m'en aller.

BORKMAN (se plaçant devant elle)
Vous vous en allez déjà ?

FRIDA (range les partitions)
Oui, il faut bien. (Visiblement gênée.)
Car j'ai un engagement pour ce soir.

BORKMAN
Il y a une soirée quelque part ?

FRIDA
Oui.

BORKMAN
Et on va écouter votre musique ?

FRIDA (se mordant les lèvres)
Non… je vais jouer pour faire danser.

BORKMAN
Seulement pour faire danser ?

FRIDA
Oui, on va danser après le dîner.

BORKMAN (debout, la regardant)
Aimez-vous à aller ainsi faire danser de maison en maison ?

FRIDA (mettant son manteau)
Quand j'ai un engagement, je suis contente… Cela fait toujours gagner quelque chose.

BORKMAN (insistant)
Est-ce surtout à cela que vous pensez en faisant danser ?

FRIDA
Non. Ce qui me travaille surtout, c'est de ne pouvoir moi-même prendre part à la danse.

BORKMAN (appuyant de la tête)
Voilà ce que je voulais vous faire dire. (Marchant avec inquiétude.)
Oui, oui, ne pouvoir en être… Rien n'est si dur, en effet… (Il s'arrête.)
Mais il y a pour vous une compensation, Frida.

FRIDA (l'interrogeant du regard)
Laquelle, monsieur Borkman ?

BORKMAN
C'est que vous avez dix fois plus de musique en vous que tous ces danseurs à la fois.

FRIDA (sourit évasivement)
Oh ! ce n'est pas bien sûr.

BORKMAN (levant l'index)
Ne faites jamais la folie de douter de vous-même !

FRIDA
Puisque personne ne s'en aperçoit…

BORKMAN
Vous le savez vous-même, cela suffit. Où jouez-vous ce soir ?

FRIDA
De l'autre côté, chez maître Hinkel, l'avocat.

BORKMAN (la clouant tout à coup d'un regard aigu)
Hinkel, dites-vous ?

FRIDA
Oui.

BORKMAN (avec un sourire envenimé)
On la fréquente donc, la maison de cet homme ? Il trouve des gens à inviter ?

FRIDA
Il vient beaucoup de monde chez lui, m'a dit Mme Wilton.

BORKMAN (avec emportement)
Oui, mais de quelle espèce ? Pourriez-vous me le dire ?

FRIDA (avec un peu d'inquiétude)
Non. Je ne sais pas. Ah ! au fait… l'étudiant Borkman y sera ce soir.

BORKMAN (avec un mouvement)
Erhart ? Mon fils ?

FRIDA
Oui. Il comptait y aller.

BORKMAN
Comment le savez-vous ?

FRIDA
Il l'a dit lui-même, il y a une heure.

BORKMAN
Il est donc par là, aujourd'hui ?

FRIDA
Oui, il a passé toute l'après-midi chez Mme Wilton.

BORKMAN (d'un ton scrutateur)
Savez-vous s'il est également venu ici ? s'il a vu quelqu'un en bas ?

FRIDA
Oui, il est entré un instant chez Madame.

BORKMAN (amèrement)
Ah ! très bien !… Je m'y attendais.

FRIDA
Mais elle n'était pas seule. Il y avait, je crois, une autre dame chez elle.

BORKMAN
Ah !… Oui, oui, on vient la voir de temps en temps.

FRIDA
Voulez-vous que je dise à l'étudiant Borkman, quand je le rencontrerai, de venir vous voir ?

BORKMAN (d'un ton rogue)
Non ! ne lui dites rien. Je vous le défends. Qui veut me voir n'a qu'à le faire de son propre mouvement. Je ne demande rien à personne.

FRIDA
Oui, oui, monsieur Borkman… Je ne dirai rien… Bonsoir, monsieur Borkman.

BORKMAN (entre ses dents, tout en marchant)
Bonsoir.

FRIDA
Me permettez-vous de descendre par l'escalier de service ? C'est plus court.

BORKMAN
Descendez par où vous voulez. Cela m'est égal. Bonsoir !

FRIDA
Bonsoir, monsieur Borkman.(Elle sort par la porte dérobée. BORKMAN, préoccupé, s'approche machinalement du piano, va pour le fermer, mais le laisse ouvert, promène ses regards autour de lui, dans la salle vide, et se met à l'arpenter, inquiet, de l'angle où est le piano à l'angle de gauche, au fond. À la fin, il va s'asseoir à son bureau, tend l'oreille vers la grande porte, prend une petite glace à main, s'y mire et rajuste sa cravate. On frappe à la grande porte. BORKMAN entend les coups, tourne vivement la tête de ce côté, mais ne dit rien. Au bout d'un instant, on frappe de nouveau, plus fort.)
BORKMAN, debout près du bureau, la main gauche appuyée à la table et la main droite sur la (poitrine.)
— Entrez ! (Vilhelm FOLDAL entre avec précaution. C'est un homme usé, voûté, aux yeux bleus, au regard doux, à la chevelure grise et rare tombant sur le col de son habit. Il tient une serviette sous le bras, un chapeau mou en main et porte des lunettes d'écaille qu'il repousse sur le front. BORKMAN change d'attitude et regarde FOLDAL, d'un air moitié déçu, moitié satisfait.)
— Ah ! ce n'est que toi.

FOLDAL
Bonsoir, John Gabriel. Mais oui, c'est moi.

BORKMAN (avec un regard sévère)
Tu arrives bien tard, dis donc !

FOLDAL
C'est que le chemin est un peu long, surtout quand on le fait à pied.

BORKMAN
Mais pourquoi donc viens-tu toujours à pied, Vilhelm ? N'as-tu pas un tramway qui passe devant ta porte ?

FOLDAL
C'est plus sain de marcher. Et puis, cela fait toujours deux sous d'épargnés. Voyons !… y a-t-il longtemps que Frida n'est venue te faire de la musique?

BORKMAN
Elle sort d'ici. Tu ne l'as pas rencontrée ?

FOLDAL
Non. Il y a longtemps que je ne l'ai vue… depuis qu'elle est chez cette Mme Wilton.

BORKMAN (s'asseyant sur le sofa et indiquant une chaise à FOLDAL)
Tu peux t'asseoir, Vilhelm.

FOLDAL (s'asseyant sur le bord de la chaise)
Merci. (Avec un regard triste.)
Ah ! tu ne peux croire combien je me sens seul depuis le départ de Frida.

BORKMAN
Allons donc ! il t'en reste toute une ribambelle !…

FOLDAL
Mon Dieu, oui, j'en ai encore cinq. Mais Frida était la seule à me comprendre un peu. (Hochant péniblement la tête.)
Aucun des autres ne me comprend.

BORKMAN (sombre, regarde devant lui, en tambourinant sur la table)
Oui, voilà bien notre mal, la malédiction qui pèse sur nous autres, les êtres à part, les élus. La masse, la foule, les gens médiocres ne nous comprennent pas, Vilhelm.

FOLDAL (résigné)
Si ce n'était que cela, passe encore ! Avec un peu de patience, on peut toujours attendre le jour où l'on va être compris. (Avec des larmes dans la voix.)
Mais tu vois, il y a plus amer encore.

BORKMAN (violemment)
Rien n'est plus amer que d'être incompris !

FOLDAL
Si, John Gabriel. J'ai eu droit justement à une scène de ménage avant de sortir…

BORKMAN
Ah ! Et à quel propos ?

FOLDAL (n'y tenant plus)
On me méprise là-bas… chez moi.

BORKMAN (avec un mouvement)
On te méprise ?

FOLDAL (s'essuyant les yeux)
Il y a longtemps que je l'ai remarqué. Mais aujourd'hui je n'en peux plus douter.

BORKMAN (après un moment de silence)
Tu t'es probablement mal marié.

FOLDAL
Je n'avais guère le choix… Et en vieillissant, on songe naturellement à s'établir. Dans l'état où j'étais, surtout, enfoncé jusqu'aux genoux.

BORKMAN (bondissant avec colère)
Est-ce un reproche, un trait à mon adresse ? FOLDAL, (effrayé.)
— Dieu m'en garde, John Gabriel ! Je n'ai jamais pensé…

BORKMAN
Si ! tu penses toujours au naufrage de la banque !

FOLDAL (le calmant)
Mais je ne t'en rends pas responsable ! Je te le jure !

BORKMAN (rogue, en se rasseyant)
C'est bien heureux.

FOLDAL
Au demeurant, ne crois pas que ce soit de ma femme que je me plaigne. Pauvre femme ! Elle n'a pas beaucoup d'éducation, c'est vrai ; mais c'est une bonne nature. Non, John Gabriel, ce sont les enfants qui…

BORKMAN
Je m'y attendais.

FOLDAL
Les enfants, vois-tu, ont plus d'instruction, et, par conséquent, plus d'exigence.

BORKMAN (avec un regard de compassion)
Et c'est pour cela que tu es méprisé, Vilhelm ?

FOLDAL (haussant les épaules)
Eh ! mon Dieu ! il faut bien avouer que je n'ai pas fait mon chemin.

BORKMAN (se rapprochant de lui et lui mettant la main sur l'épaule)
Ils ne savent donc rien du drame que tu as écrit dans ta jeunesse ?

FOLDAL
Si, mais ils n'ont pas l'air de s'y intéresser beaucoup.

BORKMAN
Ils n'ont donc pas de jugement ? Ton drame est bon, c'est moi qui te le dis.

FOLDAL (dont la figure s'éclaire)
Oui, n'est-ce pas, John Gabriel, qu'il y a de bonnes choses dans ma pièce ? Ah ! mon Dieu, si je pouvais arriver à la faire jouer !(Il ouvre sa serviette et se met à en feuilleter fiévreusement le contenu.)
Regarde ! je vais te montrer un changement que j'ai fait.

BORKMAN
Tu as apporté le drame ?

FOLDAL
Oui. Il y a si longtemps que je ne te l'ai lu !… J'ai pensé qu'un acte ou deux pourraient te distraire.

BORKMAN (se levant avec un geste de refus)
Non, non. Ce sera pour une autre fois.

FOLDAL
C'est bien. Comme tu voudras.
(BORKMAN se remet à arpenter la salle. FOLDAL replace le manuscrit dans la serviette.)

BORKMAN (s'arrêtant devant lui)
Tu as raison dans ce que tu disais tout à l'heure: tu n'as pas fait ton chemin… Mais je te jure bien, Vilhelm, que lorsque aura sonné l'heure de la revanche…

FOLDAL (fait un mouvement pour se lever)
Oh ! merci !…

BORKMAN (fait un geste de la main)
Reste assis. (S'exaltant peu à peu.)
Quand sonnera l'heure de ma revanche… Quand ils verront tous qu'on ne peut plus se passer de moi… Quand ils viendront ici, dans cette salle, ramper devant moi et me supplier de reprendre le gouvernail… de me mettre à la tête de la nouvelle banque… de cette banque fondée par eux et qu'ils sont incapables de diriger… (Il reprend, devant son bureau, la posture qu'il a prise au moment où FOLDAL a heurté à la porte. Se frappant la poitrine.)
Je me tiendrai là pour les recevoir ! Et tout le pays se demandera quelles conditions John Gabriel pose pour… (Il s'arrête tout à coup et fixe les yeux sur FOLDAL.)
Tu me regardes d'un air de doute ! Tu ne crois donc pas qu'ils viendront ? qu'ils y seront forcés, oui… forcés, te dis-je ! Tu ne le crois pas, dis ?

FOLDAL
Mais si, John Gabriel, je te jure…

BORKMAN (se rasseyant sur le sofa)
J'ai une telle foi en l'avenir, je les attends avec une si inébranlable certitude !… Si je n'étais pas aussi sûr de leur venue… il y a longtemps, va, que je me serais logé une balle dans la tête.

FOLDAL (inquiet)
Oh ! je t'en prie !…

BORKMAN (d'un air de triomphe)
Mais ils viendront ! Oh ! ils viendront. Tu verras bien ! Il n'y a pas de jour, pas d'heure où je ne m'attende à les voir entrer. Et tu vois que je suis prêt à les recevoir.

FOLDAL (avec un soupir)
S'ils pouvaient seulement venir un peu vite !

BORKMAN (inquiet)
C'est vrai, Vilhelm, le temps passe ; les années passent ; la vie… ah ! non, je n'ose pas y penser. (Regardant FOLDAL.)
Sais-tu comment je me sens parfois ?

FOLDAL
Non.

BORKMAN
Comme un Napoléon qu'une balle aurait estropié à sa première bataille.

FOLDAL (la main sur sa serviette)
Je connais ce sentiment-là.

BORKMAN
Oui, c'est la même chose en petit.

FOLDAL (doucement)
Mon petit monde de poésie a une grande valeur pour moi, John Gabriel.

BORKMAN (avec emportement)
Oui, mais moi, j'aurais pu créer des richesses infinies ! Maître des mines, des carrières, des chutes d'eau, de mille exploitations naissant sous ma main, j'aurais ouvert au commerce des voies nouvelles à travers le monde, sur terre et sur mer !… Seul, oui, seul, j'aurais accompli tout cela !

FOLDAL
Je sais… tu ne reculais devant rien.

BORKMAN (se tordant les mains)
Et je suis là, comme un aigle blessé, à voir les autres me prendre mes idées… une à une !

FOLDAL
Je passe par là, moi aussi.

BORKMAN (sans faire attention à lui)
Dire que j'ai été si près du but ! Si j'avais eu seulement huit jours pour me retourner ! Tous les dépôts auraient été remboursés. Tous les titres que j'avais eu l'imprudence d'engager auraient été restitués. Les immenses sociétés que j'avais conçues étaient presque constituées. Personne n'aurait perdu un traître sou…

FOLDAL
Ah ! grand Dieu, oui, tu étais bien près !

BORKMAN (avec une sourde rage)
Et c'est alors que la trahison est venue ! Au moment même où tout allait se réaliser ! (Regardant FOLDAL.)
Sais-tu ce que je tiens pour le crime le plus infâme qu'un homme puisse commettre ?

FOLDAL
Non. Dis-le.

BORKMAN
Ce n'est pas l'assassinat, le meurtre, le vol avec effraction. Ce n'est même pas le faux serment. Tout cela n'atteint généralement que des ennemis ou des indifférents.

FOLDAL
Tu connais quelque chose de plus infâme, John Gabriel ?

BORKMAN (appuyant sur les mots)
Oui, ce qu'il y a de plus infâme, c'est l'abus de confiance commis par un ami aux dépens d'un ami.

FOLDAL (avec quelque hésitation)
Hum ! Ecoute donc…

BORKMAN (bondissant)
Je vois ce que tu vas dire ! Mais cela n'a aucun rapport avec la question… Les gens qui avaient des dépôts à la banque auraient retrouvé tout leur argent. Jusqu'au dernier sou !… Non ! l'acte le plus infâme qu'un homme puisse commettre, c'est d'abuser des lettres d'un ami… de révéler au monde entier ce qui n'avait été confié qu'à un seul, dans l'intimité, comme une chose qu'on se chuchote secrètement, enfermés à deux dans une chambre noire. L'homme qui a recours à de tels procédés est gangrené jusqu'à la moelle par une morale scélérate. Et j'ai eu un ami de cette espèce… Ce fut lui qui me brisa.

FOLDAL
Je crois savoir de qui tu parles.

BORKMAN
Il n'y avait rien dans toute ma conduite que je lui aie laissé ignorer. Puis, au moment voulu, il tourna contre moi les armes que je lui avais mises en main.

FOLDAL
Je n'ai jamais compris ce qui l'avait poussé… C'est-à-dire qu'on a fait dans le temps des suppositions…

BORKMAN
Quelles suppositions ? Dis-le-moi. Je ne sais rien. Peu de temps après, j'ai été… isolé. Qu'a-t-on supposé, Vilhelm ?

FOLDAL
N'était-il pas question de t'offrir un portefeuille ministériel ?

BORKMAN
On me l'avait offert. Je l'avais refusé.

FOLDAL
Tu ne le gênais donc pas dans ses plans !

BORKMAN
Nullement, et ce n'est pas pour cela qu'il m'a trahi.

FOLDAL
Alors, je ne comprends pas…

BORKMAN
Je puis te le dire aujourd'hui, Vilhelm.

FOLDAL
Voyons, dis !

BORKMAN
Il y avait entre nous… une histoire de femme, vois-tu.

FOLDAL
Une histoire de femme ? Allons donc, John Gabriel !

BORKMAN (changeant de ton)
Oui, oui, oui… et puis en voilà assez sur ces vieilles histoires. Le fait est que ni l'un ni l'autre nous ne sommes devenus ministres.

FOLDAL
Mais il s'est tout de même élevé très haut.

BORKMAN
Et moi, je suis descendu très bas.

FOLDAL
Ah ! quel terrible drame !…

BORKMAN (approuvant de la tête)
Presque aussi terrible que le tien, quand on y pense.

FOLDAL (naïvement)
Oui, au moins aussi terrible.

BORKMAN (souriant)
Mais, à un autre point de vue, il y aurait là aussi un vrai sujet de comédie.

FOLDAL
De comédie ? Comment cela ?

BORKMAN
Oui, à la façon dont cela semble tourner. Ecoute un peu…

FOLDAL
Voyons !

BORKMAN
C'est vrai, tu n'as pas rencontré Frida en entrant.

FOLDAL
Non.

BORKMAN
Pendant que nous sommes ici, elle est là-bas, elle. Elle fait danser les invités du traître qui m'a ruiné.

FOLDAL
Que dis-tu là ? Je n'en avais pas la moindre idée.

BORKMAN
Eh, oui ! Elle a pris ses partitions et m'a quitté pour aller… au château.

FOLDAL (cherchant à excuser sa fille)
Mon Dieu… la pauvre enfant…

BORKMAN
Et devine qui elle fait danser, entre autres !

FOLDAL
Qui cela ?

BORKMAN
Mon fils !

FOLDAL
Allons donc !

BORKMAN
Eh bien ! que t'en semble, Vilhelm ? Mon fils au nombre des danseurs qui animent cette soirée. N'est-ce pas une comédie, encore une fois ?

FOLDAL
Mais alors il ne sait rien.

BORKMAN
De quoi ?

FOLDAL
Il ne sait pas que… cet homme… enfin…

BORKMAN
Va, tu peux le nommer. Cela m'est égal, à l'heure qu'il est.

FOLDAL
Je suis sûr, John Gabriel, que ton fils ignore ce qui s'est passé. BORKMAN, d'une (voix sombre, tout en tambourinant sur la table.)
— Il sait tout, aussi vrai que je suis là.

FOLDAL
Et tu supposes qu'il tiendrait à fréquenter cette maison !

BORKMAN (hochant la tête)
Mon fils ne voit pas les choses du même œil que moi. Je jurerais qu'il est avec mes ennemis. Il pense, comme eux, qu'en me trahissant, Hinkel ne faisait que son odieux devoir.

FOLDAL
Et qui donc, mon ami, aurait pu lui présenter les choses sous ce jour ? BORKMAN. Tu le demandes ? Oublies-tu donc par qui il a été élevé ? Par sa tante, d'abord… depuis sa septième année. Et, plus tard, par sa mère !

FOLDAL
Je crois que tu leur fais injure.

BORKMAN (bondissant)
Je ne fais jamais injure à personne. L'une et l'autre l'ont monté contre moi, entends-tu !

FOLDAL (l'apaisant)
Oui, oui, oui, tu dois avoir raison.

BORKMAN (avec colère)
Ah ! ces femmes ! Elles nous gâtent et nous déforment l'existence ! Elles brisent nos destinées, elles nous dérobent la victoire !

FOLDAL
Pas toutes, John Gabriel !

BORKMAN
Vraiment ! En connais-tu une seule qui vaille quelque chose ?

FOLDAL
Hélas ! non ! Je ne pourrais pas en citer une.

BORKMAN (avec une moue dédaigneuse)
Eh bien ! qu'importe qu'il y en ait d'autres, si on ne les connaît pas !

FOLDAL (avec chaleur)
Si, John Gabriel ! Cela importe quand même. Il est si bon, il est si doux de penser que là-bas, au loin, tout autour de nous… la vraie femme existe, quoi qu'il en soit.

BORKMAN (avec impatience, s'enfonçant dans le sofa)
Ah ! laisse-moi donc tranquille avec ces niaiseries de poète !

FOLDAL (le regarde d'un air blessé)
Tu appelles niaiseries mes croyances les plus sacrées ?

BORKMAN (durement)
Certainement, oui ! C'est elles qui t'ont empêché de faire ton chemin dans le monde. Si tu laissais là toutes ces sornettes, je pourrais encore te repêcher, te remettre sur pied.

FOLDAL (comprimant une sourde agitation)
Oh ! quant à ça…

BORKMAN
Tu verras, si seulement j'arrive au pouvoir !…

FOLDAL
Il se passera du temps jusque-là.

BORKMAN (avec emportement)
Crois-tu que je n'y arriverai jamais ? Réponds !

FOLDAL
Je ne sais que te répondre.

BORKMAN (se lève, froid et imposant, et lui montre la porte)
En ce cas, je n'ai plus rien à voir (avec)
toi.

FOLDAL (se levant, effaré)
Tu n'as plus ?…

BORKMAN
Si tu ne crois pas que mes destinées changent jamais.

FOLDAL
Mais je ne puis croire contre toute raison ! Il faudrait d'abord qu'un non-lieu soit rendu…

BORKMAN
Continue ! continue !

FOLDAL
Je n'ai pas achevé mon droit, mais j'en ai assez appris pour…

BORKMAN (brusquement)
Tu crois que c'est impossible ?

FOLDAL
Il n'y a pas de motifs suffisants…

BORKMAN
Les hommes exceptionnels n'ont pas besoin de motifs.

FOLDAL
La loi ne fait pas de ces distinctions.

BORKMAN (d'un ton dur et péremptoire)
Tu n'es pas poète, Vilhelm.

FOLDAL (joignant violemment les mains)
Tu plaisantes ?

BORKMAN (coupant court, sans lui répondre)
Nous perdons notre temps l'un et l'autre. Il vaut mieux que tu ne reviennes plus.

FOLDAL
Tu veux donc que je t'abandonne ?

BORKMAN (sans le regarder)
Je n'ai plus besoin de toi.

FOLDAL (doucement, prenant sa serviette)
C'est bien, c'est bien, n'en parlons plus.

BORKMAN
Ainsi, tu venais ici me débiter des mensonges…

FOLDAL (secouant la tête)
Je ne t'ai jamais menti, John Gabriel.

BORKMAN
N'as-tu pas feint tout le temps d'avoir foi en moi et en mon avenir ? FOLDAL. Aussi longtemps que tu as cru à ma vocation, que tu as eu foi en moi, j'ai eu foi en toi.

BORKMAN
Allons, nous nous sommes trompés l'un l'autre. Et peut-être chacun de nous s'est-il également trompé sur son propre compte.

FOLDAL
Oui, mais n'est-ce pas là de l'amitié, après tout, John Gabriel ?

BORKMAN (avec un amer sourire.)
Oui, oui, tu as raison : savoir tromper… c'est en cela que consiste l'amitié. Ce n'est pas la première fois que j'en fais l'expérience.

FOLDAL (le regardant)
Je ne suis pas poète !… Et tu as eu le courage de me le dire si durement !

BORKMAN (d'une voix plus douce)
Mon Dieu, je ne suis pas expert en ces matières.

FOLDAL
Tu l'es peut-être plus que tu ne le crois.

BORKMAN
—Moi ?

FOLDAL (avec douceur)
Oui, toi. C'est que, vois-tu, j'ai eu moi-même des heures de doute, hanté par l'idée affreuse d'avoir sacrifié ma vie à une illusion.

BORKMAN
Si tu doutes de toi-même, tu es perdu d'avance.

FOLDAL
Ma seule consolation était de venir ici, pour trouver l'appui de quelqu'un qui croyait en moi. (Prenant son chapeau.)
Mais à présent, tu n'es plus qu'un étranger pour moi.

BORKMAN
Toi aussi, tu en es un pour moi.

FOLDAL
Bonne nuit, John Gabriel.

BORKMAN
Bonne nuit, Vilhelm.
(FOLDAL sort par la porte de gauche. BORKMAN reste un instant immobile, les yeux fixés sur la porte fermée. Puis il fait un mouvement comme pour rappeler FOLDAL, mais se ravise et se remet à arpenter la salle, les mains derrière le dos. Il s'arrête enfin devant la table, près du sofa, et éteint la lampe. La salle est plongée dans une demi-obscurité. Un instant après, on frappe à la porte dérobée.)

BORKMAN (tressaille, se retourne et demande à voix haute)
Qui est là ?
(On ne répond pas. Nouveaux coups.)

BORKMAN (sans bouger)
Qui est là ? Entrez !
(ELLA RENTHEIM, une bougie allumée à la main, apparaît à la porte. Elle est vêtue de sa robe noire. Son manteau flotte sur ses épaules.)

BORKMAN (la regardant fixement)
Qui êtes-vous ? Que me voulez-vous ?

ELLA RENTHEIM (referme la porte derrière elle et s'avance)
C'est moi, Borkman.
(Elle dépose le bougeoir sur le piano et reste immobile.)

BORKMAN (comme pétrifié, la regarde longuement et dit à demi-voix)
C'est… c'est Ella ? Ella Rentheim ?

ELLA RENTHEIM
Oui… "ton Ella"… comme tu l'appelais… jadis… il y a bien, bien des années.

BORKMAN (sans changer de ton)
Oui, c'est toi, Ella… Je te reconnais maintenant.

ELLA RENTHEIM
Tu me reconnais ?

BORKMAN
Oui, je commence à…

ELLA RENTHEIM
Les années ont fait beaucoup de ravages en moi. Ne te semble-t-il pas, Borkman ?

BORKMAN (avec effort)
Tu as un peu changé. Au premier moment…

ELLA RENTHEIM
Je n'ai plus ces boucles noires sur ma nuque, que tu aimais à rouler autour de tes doigts.

BORKMAN (vivement)
Mais oui, Ella, voilà ce que c'est… Je m'en rends compte maintenant : tu as changé de coiffure.

ELLA RENTHEIM (avec un sourire mélancolique)
Oui, c'est cela tout simplement.

BORKMAN (changeant d'entretien)
D'ailleurs, j'ignorais que tu étais dans ces parages.

ELLA RENTHEIM
Je viens d'arriver.

BORKMAN
Qu'est-ce qui t'amène ainsi… en hiver ?

ELLA RENTHEIM
Je vais te le dire.

BORKMAN
Est-ce à moi que tu as affaire ?

ELLA RENTHEIM
À toi aussi. Mais, pour t'expliquer tout cela, il faut que je remonte des années en arrière.

BORKMAN
Tu dois être fatiguée.

ELLA RENTHEIM
Oui, je suis fatiguée.

BORKMAN
Ne veux-tu pas t'asseoir ? Là… sur le sofa.

ELLA RENTHEIM
Merci. J'ai, en effet, besoin de m'asseoir.
(Ella va s'asseoir au coin le plus proche du sofa. BORKMAN, debout près de la table, les mains derrière le dos, la regarde. Un court silence.)

ELLA RENTHEIM
Il y a bien longtemps que nous ne nous sommes trouvés ainsi face à face, Borkman.

BORKMAN (d'un air sombre)
Oui, bien, bien longtemps. Un abîme d'horreur nous sépare de ce jour.

ELLA RENTHEIM
Toute une vie nous en sépare. Toute une vie perdue.

BORKMAN (d'un regard acéré)
Perdue ?

ELLA RENTHEIM
Oui. Perdue pour nous deux.

BORKMAN (sèchement)
Je ne regarde pas encore ma vie comme perdue.

ELLA RENTHEIM
Et la mienne ?

BORKMAN
La faute en est à toi, Ella.

ELLA RENTHEIM (avec un sursaut)
C'est toi qui me dis cela ?

BORKMAN
Tu aurais si bien pu être heureuse sans moi !

ELLA RENTHEIM
— Tu crois ?

BORKMAN
Si tu l'avais voulu.

ELLA RENTHEIM (d'un ton amer)
Oui, un autre était prêt à m'accueillir.

BORKMAN
Et tu l'as repoussé…

ELLA RENTHEIM
Oui, je l'ai repoussé.

BORKMAN
Plusieurs fois, pendant des années.

ELLA RENTHEIM (d'un ton sarcastique)
C'est le bonheur que je repoussais, n'est-ce pas ?

BORKMAN
Tu aurais pu être heureuse avec lui. Et, moi, j'aurais été sauvé.

ELLA RENTHEIM
— Toi ?

BORKMAN
Oui, tu m'aurais sauvé, Ella.

ELLA RENTHEIM
Que veux-tu dire ?

BORKMAN
Il m'attribuait tes refus… il croyait que j'en étais l'auteur. Et un beau jour, il s'est vengé. Cela lui était si facile ! Il avait l'arme sous la main : mes lettres, où je lui disais tout, sans méfiance, sans réserve. Il en a fait usage. Et moi, je fus perdu… jusqu'à nouvel ordre, s'entend. Tu vois bien que tout cela est ta faute, Ella !

ELLA RENTHEIM
Eh ! eh ! Borkman… tout compte fait, il se trouve encore que c'est moi qui suis ta débitrice.

BORKMAN
C'est selon. Je sais très bien tout ce que je te dois. À la vente, tu t'es fait adjuger cette propriété, tu as mis la maison en état de nous recevoir, moi… et ta sœur. Tu as recueilli Erhart, tu l'as élevé, instruit…

ELLA RENTHEIM
… Aussi longtemps qu'on me l'a laissé.

BORKMAN
… Que ta sœur te l'a laissé, oui. Moi, je ne m'occupe pas de toutes ces affaires domestiques. Je le répète, je connais tous les sacrifices que tu as faits pour ta sœur et pour moi. Mais tu étais en état de les faire, Ella. Et, si tu l'étais, souviens-toi que c'est à moi que tu le devais.

ELLA RENTHEIM (révoltée)
Tu te trompes grandement, Borkman, si tu attribues ma conduite à quelque autre motif qu'à un sentiment tendre et profond pour Erhart… et pour toi… Voilà mon unique mobile !

BORKMAN (l'arrêtant)
Laissons là cette question de sentiment. Tout ce que j'ai voulu dire, c'est que tu n'aurais pu agir comme tu l'as fait si je ne t'en avais fourni les moyens.

ELLA RENTHEIM (souriante)
Oh ! les moyens… les moyens…

BORKMAN (avec feu)
Eh ! oui, les moyens ! Quand l'heure allait sonner, l'heure de la bataille suprême et décisive, quand, parents ni amis, je ne pouvais épargner personne, quand je dus faire et que je fis, en effet, main basse sur les millions qui m'étaient confiés… il n'y eut d'exception que pour toi, pour ton avenir, pour tout ce qui t'appartenait. Et, cependant, j'aurais pu le prendre, l'emprunter… m'en servir… comme du reste !

ELLA RENTHEIM (froidement, avec calme)
C'est exact, Borkman.

BORKMAN
Oui, c'est exact. Quand on est venu m'arrêter… on a trouvé intact, dans les coffres de la banque, tout ce qui était à toi.

ELLA RENTHEIM (les yeux fixés sur lui)
Je me suis bien souvent demandé… pourquoi tu avais épargné uniquement mon avoir.

BORKMAN
Pourquoi ?

ELLA RENTHEIM
Oui, pourquoi ? Dis-le-moi !

BORKMAN (d'une voix dure et sarcastique)
Tu crois peut-être que ce fut pour me ménager un appui si les choses venaient à mal tourner ?

ELLA RENTHEIM
Non, Borkman… ce n'était pas là ta pensée, à ce moment.

BORKMAN
Jamais ! J'étais sûr de la victoire.

ELLA RENTHEIM
Mais alors, dis-moi la vraie raison ?

BORKMAN (haussant les épaules)
Ma foi, Ella, on ne se souvient pas trop des motifs qui vous ont guidé il y a une vingtaine d'années. Je ne sais qu'une chose, c'est qu'aux heures solitaires où, secrètement, je ruminais dans ma tête tous les projets d'entreprises qu'il s'agissait de mettre en œuvre, j'éprouvais un sentiment pareil à celui d'un aéronaute consacrant ses nuits sans sommeil à gonfler un immense ballon qui doit l'emporter par dessus des mers incertaines.

ELLA RENTHEIM (souriant)
Et tu dis n'avoir jamais douté de la victoire ?

BORKMAN (impatienté)
Les hommes sont ainsi faits, Ella. La même chose est pour eux un objet de foi et de doute. (Regardant devant lui.)
C'est là, je suppose, la raison qui m'a empêché de te prendre avec moi, toi et tout ce que tu possédais.

ELLA RENTHEIM (avec une attente anxieuse)
Explique-toi ! je t'en prie !

BORKMAN (sans la regarder)
On ne prend pas avec soi ce qu'on a de plus cher, en s'embarquant pour un tel voyage.

ELLA RENTHEIM
Mais n'avais-tu pas à bord ton avenir, ta vie, ce que tu avais de plus cher, en effet ?

BORKMAN
La vie n'est pas toujours ce qu'on a de plus cher.

ELLA RENTHEIM (retenant son souffle)
Voilà donc ce que tu sentais à cette époque ?

BORKMAN
Je crois que oui.

ELLA RENTHEIM
Ce que tu avais de plus cher, c'était moi ?

BORKMAN
Oui, je crois m'en souvenir.

ELLA RENTHEIM
Il y avait pourtant des années que tu m'avais trahie pour en épouser… une autre !

BORKMAN
Trahie ? Tu comprends bien que j'y ai été forcé par des motifs d'ordre supérieur, disons, si tu veux, d'un autre ordre. Je ne pouvais rien sans son concours à lui.

ELLA RENTHEIM (se maîtrisant)
Ainsi, tu m'as trahie pour… des motifs d'ordre supérieur.

BORKMAN
Je ne pouvais me passer de son concours. Et c'est toi qui en étais le prix.

ELLA RENTHEIM
Et ce prix, tu le lui payas comptant, sans marchander.

BORKMAN
Je n'avais pas le choix. Je devais vaincre ou périr.

ELLA RENTHEIM (la voix tremblante, les yeux fixés sur lui)
Est-ce bien vrai, ce que tu dis ? N'avais-tu vraiment, à cette époque rien de plus précieux que moi ?

BORKMAN
Ni à cette époque ni plus tard… longtemps, longtemps.

ELLA RENTHEIM
Et cela ne t'empêcha pas de faire le marché, de vendre à un autre ton droit d'amour… De troquer mon amour contre un poste de directeur de banque !

BORKMAN (d'une voix sombre, le front penché)
J'étais sous le coup d'une nécessité absolue, Ella.

ELLA RENTHEIM (se lève d'un bond, tremblant de fureur)
Scélérat !

BORKMAN (tressaille, mais se maîtrise)
Ce n'est pas la première fois que j'entends ce mot.

ELLA RENTHEIM
Oh ! il ne s'agit pas de ce que tu as pu commettre contre les lois du pays ! Que m'importe l'usage que tu as fait des actions, des obligations, de je ne sais quels papiers qui t'étaient confiés ! S'il m'avait été donné d'être à tes côtés au moment où tout s'est écroulé…

BORKMAN
Qu'aurais-tu fait, Ella ?

ELLA RENTHEIM
Ah ! crois-moi, j'aurais tout supporté avec joie. J'aurais tout partagé, ta honte, ta ruine… tout, tout… Je t'aurais aidé à porter le fardeau.

BORKMAN
Tu aurais fait cela ? Tu en aurais eu la force ?

ELLA RENTHEIM
Force et volonté, rien ne m'aurait manqué. C'est que j'ignorais alors ton horrible forfait.

BORKMAN
De quel forfait parles-tu ?

ELLA RENTHEIM
D'un crime pour lequel il n'y a pas de rémission.

BORKMAN (la regardant)
Tu perds le sens.

ELLA RENTHEIM (s'approchant de lui)
Tu es un meurtrier ! Tu as commis le pire des péchés !

BORKMAN (reculant vers le piano)
Es-tu folle, Ella ?

ELLA RENTHEIM
Tu as tué en moi l'amour. (Marchant vers lui.)
Comprends-tu ce que cela veut dire ? L'Ecriture parle d'un péché mystérieux pour lequel il n'est pas de rémission. Je n'ai jamais compris, jusqu'à présent, quel était ce péché. Aujourd'hui je le comprends. Le grand péché qui échappe à la grâce… celui-là le commet qui tue l'amour dans un être.

BORKMAN
Et c'est de cela que tu m'accuses ?

ELLA RENTHEIM
Oui. Je n'ai jamais compris jusqu'à ce soir ce qui m'était arrivé. Que tu m'aies trahie pour Gunhild, je n'ai vu là qu'un cas d'inconstance ordinaire, et que l'effet des artifices d'une femme sans cœur. Je crois que, malgré tout, je te méprisais un peu. Mais, à présent, je comprends tout ! Tu as trahi celle que tu aimais ! Moi, moi, moi !… Tu n'as pas craint de sacrifier à ta cupidité ce que tu avais de plus cher au monde. En cela tu as été doublement criminel. C'est ton âme que tu as assassinée et la mienne !

BORKMAN (froidement, maître de lui)
Comme je la reconnais, Ella, ton âme passionnée, indomptable ! Cela te ressemble bien, d'envisager ainsi les choses. Tu es femme et, pour toi, rien au monde ne prévaut…

ELLA RENTHEIM
Non, rien…

BORKMAN
… Contre les droits de ton cœur.

ELLA RENTHEIM
Oui ! oui ! tu l'as dit !

BORKMAN
Mais souviens-toi que je suis homme, moi. Comme femme, tu étais ce que j'avais de plus cher au monde. Mais une femme, après tout, peut, au besoin, être remplacée par une autre femme…

ELLA RENTHEIM (le regarde avec un sourire)
Est-ce ton mariage avec Gunhild qui t'en a convaincu ?

BORKMAN
Non ; mais la tâche que j'avais devant moi m'aida à supporter cette épreuve comme le reste. Il s'agissait de me rendre maître de tout ce que donne le pouvoir dans ce pays, de soumettre à ma loi la terre et la mer, les champs et les bois, et d'en faire une source de prospérité pour des milliers d'êtres humains.

ELLA RENTHEIM (plongée dans ses souvenirs)
Je reconnais tout cela. Que de fois, le soir, tu me parlais de tes plans !

BORKMAN
Oui, Ella, je pouvais t'en parler, à toi.

ELLA RENTHEIM
Je jouais avec tes idées. Je te demandais si tu voulais éveiller les esprits dormants de l'or.

BORKMAN (hochant la tête)
Je me rappelle ces mots (Lentement)
 : "Les esprits dormants de l'or…"

ELLA RENTHEIM
Tu les prenais au sérieux. "Oui, oui, Ella, me disais-tu, c'est bien là ma pensée."

BORKMAN
C'était vrai. Une fois le pied à l'étrier… Et tout cela ne dépendait que d'un seul homme. Il avait le pouvoir et la volonté de me pousser à la direction de la banque… si seulement…

ELLA RENTHEIM
… Si seulement tu renonçais à la femme que tu aimais… et qui t'aimait aussi de toute son âme.

BORKMAN
Je connaissais sa passion effrénée pour toi. Je savais qu'à cette seule condition…

ELLA RENTHEIM
Et tu fis le marché.

BORKMAN (avec emportement)
Oui, Ella, je le fis ! J'avais une telle soif de pouvoir, vois-tu ! Je fis le marché, comme tu dis. Il le fallait. Alors, grâce à lui, je m'élevais jusqu'à mi-côte vers les sommets rêvés… Je montais, je montais. Chaque année, j'avançais d'une étape…

ELLA RENTHEIM
Et moi, j'étais rayée de ta vie.

BORKMAN
Il finit pourtant par me replonger dans l'abîme… À cause de toi, Ella.

ELLA RENTHEIM (après un moment de méditation)
Dis-moi, Borkman… ne te semble-t-il pas qu'il y avait sur notre amour comme une malédiction ?

BORKMAN (la regardant)
Une malédiction ?

ELLA RENTHEIM
Oui. Ne trouves-tu pas ?

BORKMAN (d'un ton d'impatience)
Si, mais pourquoi ?… (Avec éclat.)
Ah !… Ella !… je ne sais plus qui de nous deux a raison !

ELLA RENTHEIM
C'est toi qui es le coupable. Tu as tué en moi toute joie humaine.

BORKMAN (anxieux)
Ne dis pas cela, Ella !

ELLA RENTHEIM
Ou, du moins, toutes les joies de la femme. Dès l'instant où ton image commença à s'effacer en moi, toute lumière s'éclipsa. Durant ces longues années, il m'a été de plus en plus impossible d'aimer créature qui vive, hommes, bêtes ou plantes. Un seul être faisait exception.

BORKMAN
Et quel est cet être ?

ELLA RENTHEIM
Erhart, bien entendu.

BORKMAN
Erhart ?…

ELLA RENTHEIM
Oui, Borkman !… Erhart… ton fils.

BORKMAN
Vraiment ? Tu le chérissais à ce point ?

ELLA RENTHEIM
Pourquoi, sans cela, l'aurais-je recueilli et gardé aussi longtemps que j'ai pu ? Oui, pourquoi ?

BORKMAN
J'attribuais cet acte à un mobile de charité, comme tout le reste.

ELLA RENTHEIM (avec une violente émotion intérieure)
Un mobile de charité ! Ha ! ha ! Depuis que tu m'as trahie, j'ai perdu toute charité. Je ne pouvais plus. Quelque pauvre enfant transi et affamé entrait-il dans la maison pour demander un peu de nourriture, je l'envoyais à la cuisine. Jamais je n'ai senti le besoin de le recueillir de mes propres mains, de l'asseoir au coin de mon feu et de le regarder manger et se chauffer. J'étais pourtant bien autre dans ma jeunesse. Je m'en souviens comme si c'était aujourd'hui ! C'est toi qui fis le désert en moi… et autour de moi !

BORKMAN
Il n'y a qu'Erhart qui trouva grâce ?

ELLA RENTHEIM
Oui, ton fils… et, à part lui, pas un être vivant. Tu m'as ravi les joies maternelles, et aussi les peines et les larmes de la maternité. Ce fut encore là, peut-être, ma perte la plus cruelle.

BORKMAN
Vraiment, Ella ?

ELLA RENTHEIM
Qui sait ? Ce qu'il m'eût fallu surtout, c'était peut-être les peines et les larmes d'une mère. (Avec un trouble profond.)
Enfin, je ne pouvais me faire à ma perte ! Et c'est alors que je pris Erhart, que je gagnai, que je conquis sa petite âme tendre et confiante… jusqu'à ce que… oh !

BORKMAN
Jusqu'à ce que… ?

ELLA RENTHEIM
Jusqu'à ce que sa mère, sa mère de chair et de sang, me l'enlève.

BORKMAN
Il aurait dû te quitter, en tout cas, pour venir faire ses études.

ELLA RENTHEIM (se tordant les mains)
Oui, mais je ne puis pas supporter la solitude, voistu ! le vide ! la perte de son cœur !

BORKMAN (avec une lueur mauvaise dans les yeux)
Hem !… je ne crois pas que tu l'aies perdu, Ella. Ce n'est pas ici, en bas, qu'on sait conquérir les cœurs.

ELLA RENTHEIM
J'ai perdu Erhart. Et elle l'a conquis. Elle… et peut-être une autre encore. Je le vois aux lettres qu'il m'écrit de temps en temps.

BORKMAN
C'est donc pour l'emmener avec toi que tu es venue ?

ELLA RENTHEIM
Oui, si c'est possible !

BORKMAN
Eh ! c'est possible si tu le désires absolument. Tu as sur lui bien plus de droits qu'une autre.

ELLA RENTHEIM
Oh ! mes droits ! Que peuvent-ils ici ? S'il ne m'accompagne pas de son propre mouvement, il n'est pas à moi, quoi qu'il arrive. Et je le veux à moi, tout à moi ! Je veux avoir sans partage le cœur de mon enfant !

BORKMAN
Rappelle-toi qu'Erhart a plus de vingt ans. Tu ne pourrais pas prétendre longtemps à son cœur tout entier.

ELLA RENTHEIM (avec un triste sourire)
Il ne s'agirait pas de beaucoup de temps.

BORKMAN
Vraiment ? Je croyais que tes exigences duraient aussi longtemps que ta vie.

ELLA RENTHEIM
C'est juste. Mais cela ne veut pas beaucoup dire.

BORKMAN (avec un mouvement)
Qu'entends-tu par là ?

ELLA RENTHEIM
Tu sais quel fut l'état de ma santé toutes ces dernières années?

BORKMAN
Tu as été souffrante ?

ELLA RENTHEIM
Tu ne le sais pas ?

BORKMAN
Non, pas précisément…

ELLA RENTHEIM (le regardant étonnée)
Erhart ne te l'a pas dit?

BORKMAN
Cela ne me revient pas en ce moment…

ELLA RENTHEIM
Peut-être… ne t'a-t-il jamais parlé de moi ?

BORKMAN
Si. Je crois qu'il m'a parlé de toi. Mais je le vois si rarement ! presque jamais. Il y a quelqu'un en bas pour l'en empêcher… pour l'éloigner de moi.

ELLA RENTHEIM
En es-tu bien sûr, Borkman ?

BORKMAN
Certes, j'en suis sûr. (Changeant de ton.)
Ainsi tu te portes mal, Ella?

ELLA RENTHEIM
Oui. Et, cet automne, le mal a empiré au point de me forcer à venir consulter de bons médecins.

BORKMAN
Les as-tu déjà vus ?

ELLA RENTHEIM
Oui, ce matin.

BORKMAN
Eh bien ?

ELLA RENTHEIM
Ils m'ont confirmé dans une idée que j'avais depuis longtemps.

BORKMAN
Laquelle ?

ELLA RENTHEIM (tranquillement)
J'ai une maladie mortelle, Borkman.

BORKMAN
Allons donc, Ella !

ELLA RENTHEIM
Une maladie qui ne pardonne pas. Les médecins ne connaissent aucun moyen de la guérir. Il faut qu'elle suive son cours. Incapables de l'arrêter, ils peuvent, tout au plus, y apporter quelque soulagement. C'est encore heureux.

BORKMAN
Oh ! mais cela peut encore durer longtemps. Tu peux être sûre que…

ELLA RENTHEIM
Peut-être passerai-je encore l'hiver. Ils le croient.

BORKMAN (sans réfléchir)
Mon Dieu… l'hiver est long…

ELLA RENTHEIM (doucement)
Assez long pour moi, en tout cas.

BORKMAN (vivement, pour donner le change)
Mais d'où te vient cette maladie ? Tu as toujours mené une vie saine et réglée… Quelle peut en être l'origine ?

ELLA RENTHEIM (le regardant)
Les médecins parlent de fortes émotions que j'ai dû traverser un jour…

BORKMAN (sursautant)
Des émotions ? Ah ! je comprends ! C'est moi qui suis la cause de tout !

ELLA RENTHEIM (avec une surexcitation croissante)
Il est trop tard pour en parler. Mais il me faut mon enfant, l'enfant de mon cœur ! Il me le faut avant de partir! Il m'est trop cruel de penser que je dois tout quitter, dire adieu à la vie, à l'air et à la lumière du jour, sans laisser un seul être qui pense à moi et me garde un souvenir doux et tendre, tel qu'un fils en garde un à sa mère disparue.

BORKMAN (après un court silence)
Prends-le, Ella… si tu peux gagner son cœur.

ELLA RENTHEIM (vivement)
Tu me le donnes ? Tu veux bien ?

BORKMAN (d'un air sombre)
Oui. Et le sacrifice n'est pas grand. Je suis un étranger pour lui.

ELLA RENTHEIM
Merci quand même, merci !… J'ai encore une prière à te faire, Borkman. Il s'agit d'une chose à laquelle j'attache un grand prix.

BORKMAN
Dis-la.

ELLA RENTHEIM
Tu trouveras peut-être l'idée puérile, tu ne me comprendras pas…

BORKMAN
Allons, dis toujours.

ELLA RENTHEIM
En m'en allant, je laisserai quelque fortune.

BORKMAN
Oui, je le sais.

ELLA RENTHEIM
Mon intention est de léguer le tout à Erhart.

BORKMAN
Eh ! oui… tu n'as personne de plus proche…

ELLA RENTHEIM (avec chaleur)
… Que lui ? Non, personne !

BORKMAN
Tu es la dernière de ta race.

ELLA RENTHEIM (hochant lentement la tête)
Oui, je suis la dernière. Avec moi, s'éteindra le nom de Rentheim. Et cette pensée m'est si pénible ! Disparaître tout entière, jusqu'au nom…

BORKMAN (sursautant)
Ah !… je vois où tu veux en venir !

ELLA RENTHEIM (avec passion)
Fais que cela ne soit pas ! Permets qu'Erhart prenne mon nom après moi !

BORKMAN (la regardant durement)
Je comprends. Tu veux qu'Erhart n'ait point à porter le nom de son père. Voilà tout.

ELLA RENTHEIM
Jamais de la vie je n'ai eu cette idée ! J'aurais été fière et heureuse de le porter moi-même, ce nom !… Oh ! non, le vœu que j'exprime est celui d'une mère mourante… Un nom, Borkman, est un lien plus fort que tu ne le crois.

BORKMAN (froidement, avec orgueil)
C'est bien, Ella. Je suis homme à porter mon nom tout seul.

ELLA RENTHEIM (saisissant ses mains qu'elle presse entre les siennes)
Merci ! merci ! Maintenant tout est réglé entre nous ! Oui, oui, Borkman, tu as réparé tes torts autant qu'il était en ton pouvoir ! Je mourrai, mais Erhart Rentheim vivra après moi !
(La porte dérobée s'ouvre. Mme BORKMAN apparaît sur le seuil, son grand fichu noir sur la tête.)

MADAME BORKMAN (dans une violente surexcitation)
Jamais Erhart ne portera ce nom.

ELLA RENTHEIM (reculant)
Gunhild !

BORKMAN (durement, sur un ton de menace)
Personne n'a le droit de pénétrer ici, chez moi !

MADAME BORKMAN (s'avançant d'un pas)
Je le prends, ce droit.

BORKMAN (marchant vers elle)
Que me veux-tu ?

MADAME BORKMAN
Je viens lutter pour toi, te défendre contre des forces mauvaises.

ELLA RENTHEIM
Il n'en est pas de pires que celles qui te possèdent, Gunhild.

MADAME BORKMAN (durement)
Admettons !… (Le bras tendu, l'air menaçant.)
Ce qu'il y a de sûr, c'est qu'il portera le nom de son père ! Il le portera haut et ferme et le ramènera dans la voie de l'honneur ! Et je ne lui veux pas d'autre mère que moi ! Moi seule ! Seule… je posséderai le cœur de mon fils. Nulle autre que moi ne l'aura !
(Elle sort par la porte dérobée, qu'elle referme derrière elle.)

ELLA RENTHEIM (bouleversée)
Borkman… Erhart périra dans cet orage. Il faut… une entente… entre Gunhild et toi. Vite, descendons chez elle.

BORKMAN (la regardant)
Comment ? Moi aussi ?

ELLA RENTHEIM
—Oui, tous les deux.

BORKMAN (secouant la tête)
Elle est dure, Ella. Dure comme ce fer que je rêvais autrefois d'arracher aux montagnes.

ELLA RENTHEIM
Essaie donc ! C'est le moment !
(BORKMAN la regarde sans répondre, immobile, indécis.)

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