ACTE QUATRIÈME



Une cour devant la maison Rentheim. À droite, on aperçoit un coin de la maison faisant saillie. Au haut de quelques marches basses, la porte d'entrée. Au fond, fermant l'horizon, une pente raide boisée de sapins. Elle s'avance jusqu'à la cour. À gauche, des plantations naissantes. La tourmente a cessé, mais une neige épaisse couvre le sol ; les arbres en sont chargés. La nuit est sombre, le ciel traversé de nuées entre lesquelles, par instants, la lune apparaît faiblement. Seule, la neige éclaire le paysage d'une lumière mate.
Au haut de l'escalier, on aperçoit BORKMAN, Mme BORKMAN et ELLA RENTHEIM. BORKMAN, las et éteint, s'adosse au mur de la maison. Il est revêtu d'une vieille cape jetée sur ses épaules et tient d'une main un chapeau mou de feutre gris, de l'autre un gros bâton. ELLA RENTHEIM porte son manteau sur le bras. Mme BORKMAN a la tête découverte. Son grand fichu a glissé sur ses épaules.

ELLA RENTHEIM (barrant le chemin à Mme BORKMAN)
Ne cours pas après lui, Gunhild !

MADAME BORKMAN (hors d'elle)
Laisse-moi passer. Je ne veux pas qu'il parte !

ELLA RENTHEIM
Cela ne sert à rien, te dis-je. Tu ne le rattraperas pas.

MADAME BORKMAN
N'importe ! Laisse-moi passer, Ella ! Je vais l'appeler du haut de la côte. Il entendra bien les cris de sa mère !

ELLA RENTHEIM
Il ne t'entendra pas du fond d'une voiture fermée.

MADAME BORKMAN
Mais… il ne peut pas encore être monté.

ELLA RENTHEIM
Si ! Il est en voiture depuis longtemps.

MADAME BORKMAN (au désespoir)
En voiture, dis-tu ? À côté d'elle, alors !… À côté d'elle !

BORKMAN (avec un rire lugubre)
On peut être sûr qu'en ce cas il n'entendra pas les cris de sa mère.

MADAME BORKMAN
Non… il ne m'entendra pas. (Tendant l'oreille.)
Chut ! Quel est ce bruit ?

ELLA RENTHEIM (de même)
On dirait des grelots…

MADAME BORKMAN (avec un cri étouffé)
C'est son traîneau à elle !

ELLA RENTHEIM
Ou un autre.

MADAME BORKMAN
Non ! c'est le traîneau fermé de Mme Wilton. Je reconnais le son des grelots d'argent ! Ecoutez ! Les voici qui passent devant nous. Ils descendent la côte !

ELLA RENTHEIM (vivement)
Gunhild ! Si tu veux l'appeler, c'est le moment ! Peut-être, tout (de même. On entend les grelots tout près dans la forêt.)
Hâte-toi, Gunhild ! Ils sont tout près !

MADAME BORKMAN (reste un moment indécise. Puis elle se reprend et se raidit)
Non, je ne l'appellerai pas. Qu'Erhart Borkman me quitte s'il le veut. Qu'il s'en aille loin, bien loin, vers ce qu'il appelle aujourd'hui la vie et le bonheur.
(Le bruit se perd dans le lointain.)

ELLA RENTHEIM (après un court silence)
On n'entend plus les grelots.

MADAME BORKMAN
On eût dit la cloche des morts…

BORKMAN (avec un rire sec, étouffé)
Eh ! eh !… ce n'est pas encore pour moi qu'elle sonne.

MADAME BORKMAN
Non, mais pour moi. Et pour celui qui m'a abandonnée.

ELLA RENTHEIM (pensive, hochant la tête)
Qui sait, Gunhild, si elle ne l'appelle pas plutôt à la vie et au bonheur.

MADAME BORKMAN (tressaille et la regarde d'un œil dur)
A la vie et au bonheur, dis-tu ?

ELLA RENTHEIM
Pour quelques pauvres instants, du moins !

MADAME BORKMAN
Lui souhaiterais-tu la vie et le bonheur… avec elle ?

ELLA RENTHEIM (avec chaleur)
Oh ! de toute mon âme !

MADAME BORKMAN (froidement)
En ce cas, ta puissance d'amour est plus grande que la mienne.

ELLA RENTHEIM (regardant au loin devant elle)
C'est peut-être la privation qui entretient cette puissance.

MADAME BORKMAN (fixant les yeux sur elle)
S'il en est ainsi… je serai bientôt aussi forte que toi, Ella.
(Elle se retourne et rentre dans la maison.)

ELLA RENTHEIM (demeure un instant immobile, le regard soucieux, fixé sur BORKMAN ; puis elle lui pose doucement la main sur l'épaule)
John !… il faut rentrer aussi. Viens.

BORKMAN (qui semble réveillé en sursaut)
Moi ?

ELLA RENTHEIM
Oui. Cet air est trop vif pour toi. Tu ne le supportes pas, John. Je le vois à ta figure. Rentrons. Viens te réchauffer sous ton toit.

BORKMAN (avec colère)
Là-haut, peut-être, dans la grande salle ?

ELLA RENTHEIM
Non… plutôt en bas… chez elle.

BORKMAN (avec un mouvement et d'un ton de violence)
De ma vie, je ne remettrai les pieds dans cette maison !

ELLA RENTHEIM
Où veux-tu donc aller, John ? Il est tard. Il fait nuit.

BORKMAN (se couvrant)
Je dois d'abord aller visiter mes trésors cachés.

ELLA RENTHEIM (avec un regard anxieux)
Que veux-tu dire, John ?

BORKMAN (avec un rire saccadé)
Oh ! il ne s'agit pas d'argent volé que j'aurais enfoui. N'aie pas peur, Ella. (S'interrompant et indiquant du doigt.)
Regarde donc ! qui vient là ?
(Vilhelm FOLDAL, vêtu d'une vieille houppelande couverte de neige, le chapeau rabattu sur le front, un grand parapluie à la main, débouche au coin de la maison et s'avance péniblement dans la neige. Il boite fortement du pied gauche.)

BORKMAN
Vilhelm, que viens-tu encore faire ici ?

FOLDAL (levant la tête)
Dieu me pardonne !… c'est toi, John Gabriel ? Devant la maison ?(Saluant.)
Et je vois que Madame est avec toi !

BORKMAN (d'un ton bref)
Ce n'est pas ma femme.

FOLDAL
Pardon… je croyais… C'est que j'ai perdu mes lunettes dans la neige. Mais comment se fait-il que toi, qui ne sors jamais… ?

BORKMAN (d'un ton insouciant et jovial)
Eh ! il est temps que je me réhabitue au grand air. Trois ans de détention préventive, cinq ans de cellule, huit ans de claustration là-haut…

ELLA RENTHEIM (inquiète)
Borkman, je t'en prie !…

FOLDAL
Hélas ! Hélas !…

BORKMAN
Mais, voyons, que me veux-tu, à la fin ?

FOLDAL (toujours au bas de l'escalier)
Je viens te parler, John Gabriel. J'avais besoin de monter chez toi, dans la salle… Ah ! cette salle, cette salle !…

BORKMAN
Tu reviens chez moi qui t'ai mis à la porte ?

FOLDAL
Eh ! mon Dieu ! je n'y pense plus.

BORKMAN
Mais qu'as-tu donc au pied ? Tu boites.

FOLDAL
Ah oui ! c'est vrai, j'ai été renversé…

ELLA RENTHEIM
Renversé !

FOLDAL
Oui, par un traîneau…

BORKMAN
Tiens ! Tiens !

FOLDAL
Un traîneau attelé de deux chevaux qui descendaient la côte au galop. Je n'ai pas eu le temps de me garer.

ELLA RENTHEIM
Et vous avez été renversé ?

FOLDAL
Oui, madame… ou mademoiselle. Le traîneau venait tout droit sur moi… tout droit… Il m'a fait rouler… dans la neige, où j'ai perdu mes lunettes. Mon parapluie est cassé. (Se frottant le genou.)
Et ma jambe aussi a un peu souffert.

BORKMAN (avec un rire étouffé)
Sais-tu qui était dans la voiture, Vilhelm ?

FOLDAL
Non. Comment pourrais-je le savoir ? Le traîneau était fermé, les rideaux baissés. Et le cocher n'a même pas ralenti un instant en me voyant rouler par terre. Mais qu'importé tout cela ?… (Avec joie.)
Ah ! je suis si heureux, vois-tu, si heureux !

BORKMAN
Heureux ?

FOLDAL
Mon Dieu ! je ne trouve pas le mot exact. Mais il me semble que c'est à peu près ça. Oui, je suis heureux… Il m'arrive quelque chose de si extraordinaire ! Je n'y tenais plus, John Gabriel… il fallait que je te fasse partager ma joie.

BORKMAN (d'un ton rude)
Eh bien ! fais-la-moi partager. Et dépêche-toi.

ELLA RENTHEIM
Borkman, prie d'abord ton ami d'entrer.

BORKMAN (durement)
Je t'ai déjà dit que je ne rentrerai pas.

ELLA RENTHEIM
Tu entends ce qu'il dit : il a été renversé par un traîneau.

BORKMAN
Eh ! qui n'a pas été renversé une fois dans sa vie ! Mais il faut se relever. Et ne faire semblant de rien.

FOLDAL
C'est très profond ce que tu dis là, John Gabriel. Ne te dérange pas. Je puis très bien te raconter en quelques mots ce qui s'est passé.

BORKMAN (d'une voix adoucie)
Oui, fais-moi ce plaisir, Vilhelm.

FOLDAL
Écoute donc : ce soir, en rentrant de chez toi, j'ai trouvé une lettre qui m'attendait. Devine de qui elle était…

BORKMAN
De ta petite Frida, n'est-ce pas ?

FOLDAL
Justement ! Tu as bien deviné ! Oui, c'était une lettre de Frida… une assez longue lettre qu'un domestique avait apportée. Et sais-tu ce qu'elle contenait ?

BORKMAN
Des adieux à toi et à sa mère, je suppose.

FOLDAL
C'est bien cela. Comme tu devines juste, John Gabriel ! Oui, elle me parle de la grande bonté que lui témoigne Mme Wilton. Elle m'apprend que cette dame veut l'emmener avec elle à l'étranger pour perfectionner son éducation musicale. Mme Wilton a même poussé la sollicitude jusqu'à choisir un précepteur pour lui donner des leçons en voyage. Tu comprends, la petite a des lacunes sur certains points.

BORKMAN (étouffant un gloussement de rire)
Oui, oui, oui. Je comprends, Vilhelm. Je comprends très bien.

FOLDAL (continuant avec chaleur)
Pense donc ! C'Est-ce soir seulement qu'elle a appris ce projet de voyage. À cette soirée… tu sais bien. Hem !… Elle n'en a pas moins trouvé le temps de m'écrire. Et une bonne et jolie lettre encore, je t'assure, qui vient du cœur et où il n'y a pas trace de dédain pour son père. Et quelle pensée délicate que de nous faire ainsi ses adieux par lettre ! (Riant.)
Mais elle a compté sans son hôte!

BORKMAN (avec un regard interrogateur)
Comment cela ?

FOLDAL
Elle m'écrit qu'ils partent demain matin, de grand matin.

BORKMAN
Tiens ! Tiens !… Elle te dit qu'ils partent demain ?

FOLDAL (riant et se frottant les mains)
Mais je suis malin, moi… De ce pas, je vais chez Mme Wilton…

BORKMAN
Ce soir encore ?

FOLDAL
Mon Dieu, oui. Il n'est pas si tard… Si c'est fermé, je sonne. Eh ! oui, il faut absolument que je voie Frida avant son départ… Bonsoir, bonsoir !

BORKMAN
Attends un peu, mon pauvre Vilhelm… Tu peux t'épargner ce mauvais bout de chemin.

FOLDAL
À cause de mon pied, veux-tu dire ?

BORKMAN
Oui. Et puis, tu ne pénétreras tout de même pas chez Mme Wilton.

FOLDAL
Oh ! que si ! Je m'attacherai à la sonnette et je sonnerai jusqu'à ce qu'on vienne m'ouvrir. Je veux voir Frida, et je la verrai.

ELLA RENTHEIM
Votre fille est déjà partie, monsieur Foldal.

FOLDAL (atterré)
Frida est partie ! Vous en êtes sûre ? Qui vous l'a dit ?

BORKMAN
Son futur maître.

FOLDAL
Tiens ! vous le connaissez, ce maître ? Qui est-ce ?

BORKMAN
Un étudiant nommé Erhart Borkman.


FOLDAL (rayonnant de joie)
Ton fils, John Gabriel ! C'est lui qu'elle a engagé ? BORKMAN. Eh oui ! c'est lui qui aidera Mme Wilton à faire l'éducation de ta petite Frida.

FOLDAL
Dieu soit loué ! l'enfant est en de bonnes mains. Mais es-tu bien sûr qu'ils soient déjà partis ?

BORKMAN
Ils étaient dans la voiture qui t'a renversé.

FOLDAL (joignant les mains)
Quand je pense que c'est ma petite Frida qu'on mène dans cette belle voiture !

BORKMAN (hochant la tête)
Oui, oui, Vilhelm… on la mènera loin, ta fille. Et le jeune Borkman aussi. Allons… As-tu remarqué les grelots d'argent ?

FOLDAL
Comment ?… Des grelots d'argent, dis-tu ?… C'étaient des grelots d'argent ? d'argent véritable ?

BORKMAN
Sans doute. Tout est de bonne qualité, à l'extérieur comme à l'intérieur.

FOLDAL (avec une douce émotion)
Quelle étrange chose pourtant que le bonheur ! On ne sait d'où il nous vient. C'est mon talent, mon modeste talent poétique qui s'est transformé en talent musical chez Frida. Ainsi je n'aurai pas été poète en vain. Grâce à cela, elle connaîtra ce vaste monde que je n'ai vu que dans mes rêves enchantés. Voici la petite Frida partie en traîneau fermé, au son de grelots d'argent…

BORKMAN
… En passant sur le corps de son père…

FOLDAL (joyeux)
Ah bah ! qu'importe ce qui m'arrive, pourvu que mon enfant… Allons, puisque je suis venu trop tard, il ne me reste plus qu'à rentrer chez moi et à consoler sa mère qui pleure au coin du fourneau.

BORKMAN
Ah ! elle pleure ?

FOLDAL (souriant)
Mais oui, pense donc ! Je l'ai laissée pleurant toutes les larmes de son corps.

BORKMAN
Et toi, Vilhelm, tu ris ?

FOLDAL
Eh ! oui, je ris, moi. Mais elle, la pauvre femme, elle ne voit que son petit horizon borné… Allons, adieu ! C'est heureux que le tramway passe devant chez moi. Adieu, John Gabriel, adieu ! Adieu, mademoiselle !
(Il salue et s'en va en boitant.)

BORKMAN (demeure un instant immobile, regardant devant lui)
Adieu, Vilhelm ! Ce n'est pas la première fois qu'on te passe sur le corps, mon vieux !

ELLA RENTHEIM (le regarde en dissimulant son angoisse)
Tu es si pâle, John, si pâle !…

BORKMAN
C'est l'air de prison qu'il fait là-haut.

ELLA RENTHEIM
Je ne t'ai jamais vu ainsi.

BORKMAN
Non ! Jamais, sans doute, tu n'as vu de forçat libéré.

ELLA RENTHEIM
Oh ! si tu voulais rentrer avec moi, John!

BORKMAN
Cesse ton chant de sirène. Je t'ai déjà dit…

ELLA RENTHEIM
Je t'en prie ! c'est pour ton bien…
(La femme de chambre paraît sur le seuil de la porte.)

LA FEMME DE CHAMBRE
Faites excuse. Madame m'a dit de fermer la porte d'entrée.

BORKMAN (bas, à Ella)
Tu vois, ils veulent m'enfermer !

ELLA RENTHEIM (à la femme de chambre)
Le directeur n'est pas tout à fait bien. Il veut respirer un peu d'air.

LA FEMME DE CHAMBRE
Oui, mais Madame m'a dit…

ELLA RENTHEIM
Je fermerai la porte moi-même. Laissez la clef dans la serrure. LA

LA FEMME DE CHAMBRE
Très bien, Mademoiselle. Comme Mademoiselle voudra.
(Elle rentre.)

BORKMAN (demeure un instant immobile, l'oreille tendue ; puis il descend précipitamment l'escalier.)
Me voici en liberté, Ella ! Ils ne me reprendront plus jamais !

ELLA RENTHEIM (le rejoignant)
Mais tu es tout aussi libre sous ton toit, John. Tu vas et viens tant que tu veux.

BORKMAN (bas, comme saisi de peur)
Jamais plus je ne rentrerai sous mon toit!… Il fait si bon ici, dans la nuit ! Si je remontais dans la salle maintenant, le plafond descendrait, les murs se resserreraient pour m'étouffer… pour m'écraser comme une mouche.

ELLA RENTHEIM
Mais où veux-tu aller ?

BORKMAN
Tout droit devant moi. Voir si je puis reprendre goût à la liberté, à la vie, au commerce des hommes… Veux-tu venir avec moi, Ella ?

ELLA RENTHEIM
Moi ? En ce moment ?

BORKMAN
Oui, oui… de ce pas !

ELLA RENTHEIM
Mais jusqu'où irions-nous ?

BORKMAN
Aussi loin que mes pieds me porteraient.

ELLA RENTHEIM
Y penses-tu ? Par cette nuit d'hiver, par le froid et la neige ?

BORKMAN (d'une voix rauque, étranglée)
Ah ! Mademoiselle a peur pour sa santé ? Eh ! oui, elle est un peu détraquée…

ELLA RENTHEIM
C'est pour ta santé que j'ai peur.

BORKMAN
Ha ! ha ! ha ! La santé d'un mort ! Tu me fais rire, Ella !
(Il fait quelques pas en avant.)

ELLA RENTHEIM (le suivant et s'attachant à lui)
Que dis-tu là ?

BORKMAN
J'ai dit : "la santé d'un mort". Te souviens-tu des paroles de Gunhild: "Reste étendu où tu es" ?

ELLA RENTHEIM (d'un ton résolu, en s'enveloppant de son manteau)
J'irai avec toi, John.

BORKMAN
Oui, oui, Ella. Nous deux, nous sommes faits l'un pour l'autre ! (Marchant.)
Viens !
(Ils ont atteint les plantations à gauche et y disparaissent peu à peu. On perd de vue la cour et la maison. Le paysage change lentement, devient accidenté, escarpé, de plus en plus sauvage.)

VOIX D'ELLA RENTHEIM (à droite, dans le bois)
Où allons-nous, John ? Je ne me reconnais plus.

VOIX DE BORKMAN (d'un point plus élevé)
Avance toujours en suivant mes traces.

VOIX D'ELLA RENTHEIM
Mais qu'avons-nous besoin de monter si haut ?

VOIX DE BORKMAN (se rapprochant)
Il faut suivre le sentier tortueux.

ELLA RENTHEIM (qu'on n'aperçoit pas encore)
Oh ! mais je n'en peux plus.

BORKMAN (à droite, au coin du bois)
Viens ! viens ! Nous arrivons au sommet. Il y avait là un banc, jadis…

ELLA RENTHEIM (apparaissant entre les arbres)
Te souviens-tu de ce banc ?…

BORKMAN
Tu pourras t'y reposer.
(Ils sont arrivés en montant à un petit espace découvert derrière lequel s'éleve une pente raide. À gauche, au bas des montagnes, une vaste perspective sur le fjord et sur des hauteurs qui s'étagent au loin. Le petit espace est couvert d'une neige épaisse. À gauche, un pin mort ; au pied de l'arbre, un banc à dossier. BORKMAN et, derrière lui, ELLA RENTHEIM s'avancent péniblement dans la neige.)

BORKMAN (s'arrêtant au bord de la pente, à gauche)
Viens voir, Ella.

ELLA RENTHEIM (le rejoignant)
Quoi, John ?

BORKMAN (indiquant de la main)
Tout ce pays ouvert qui s'étend devant nous… loin, loin.

ELLA RENTHEIM
Voici le banc où nous venions autrefois nous asseoir. Nos regards s'en allaient bien plus loin encore.

BORKMAN
Nos regards allaient au pays des rêves.

ELLA RENTHEIM (hochant tristement la tête)
Au pays de notre vie rêvée. Maintenant ce pays est couvert de neige… Et le vieil arbre est mort.

BORKMAN (sans l'écouter)
Aperçois-tu, là-bas, sur le fjord, la fumée des grands paquebots ?

ELLA RENTHEIM
Non.

BORKMAN
Moi, je la vois… Ils sillonnent les eaux, ils font circuler la vie d'un bout de la terre à l'autre. Ils portent la chaleur et la lumière à des milliers d'âmes humaines. Voilà le monde que je voulais créer, le monde de mes rêves.

ELLA RENTHEIM (bas)
De tes rêves irréalisés.

BORKMAN
De mes rêves irréalisés… (L'oreille tendue.)
Entends-tu ce bruit qui vient du fleuve, là-bas ? Les fabriques travaillent ! mes fabriques ! toutes celles que je voulais créer. Écoute : c'est le travail de nuit. Nuit et jour, elles marchent. Ecoute, écoute ! Les roues tournent et les cylindres grondent… partout, partout ! Entends-tu, Ella ?

ELLA RENTHEIM
Non.

BORKMAN
Moi, j'entends.

ELLA RENTHEIM (inquiète)
Je crois que tu te trompes, John.

BORKMAN (s'enflammant de plus en plus)
Oh ! mais tout cela, vois-tu, ce ne sont que les merveilles semées aux abords du royaume !

ELLA RENTHEIM
Du royaume ?… De quel royaume parles-tu ?

BORKMAN
De mon royaume ! Du royaume dont j'allais m'emparer au moment… au moment où je mourus.

ELLA RENTHEIM (bas, secouée d'un frisson)
John !… oh ! John!

BORKMAN
Et le voilà sans défense et sans maître… ouvert aux bandits, au pillage… Vois-tu, Ella, cette chaîne de montagnes qui s'étend au loin ? Les monts se haussent, grimpent et s'entassent les uns sur les autres. Tout cela, c'est mon royaume, vaste, profond, inépuisable !

ELLA RENTHEIM
Oh ! mais quel souffle de glace nous vient de ce royaume !

BORKMAN
Pour moi, c'est un souffle de vie. Les esprits soumis me saluent. Ils sont là, les millions captifs. Je les sens. Les filons sinueux se courbent, bifurquent et se tendent vers moi comme autant de bras suppliants. Je les voyais autour de moi : ils m'entouraient comme des fantômes vivants, la nuit où, ma lanterne à la main, je descendis dans les caves de la banque… Ah ! vous imploriez votre délivrance, et je l'ai tentée. Mais je n'eus pas la force de soulever le trésor. Et il retomba dans l'abîme. (Tendant les bras.)
Mais je vous le dis tout bas, dans le silence de la nuit : Je vous aime, vous qui êtes plongés dans l'abîme et dans les ténèbres et dans la mort apparente! Je vous aime, richesses qui demandez la vie, et j'aime votre cortège de pouvoir et d'honneurs. Je vous aime, je vous aime, je vous aime !

ELLA RENTHEIM (avec une indignation qu'elle peut de moins en moins contenir)
Oui, c'est encore là que descend ton amour, John. C'est là que tu l'as enfoui. Et cependant, près de toi, à la lumière du jour, battait un cœur humain chaud et ardent de vie. Ce cœur, tu l'as brisé. Pis que cela ! ah ! mille fois pire ! tu l'as vendu pour… pour…

BORKMAN (paraît traversé d'un frisson mortel)
… Pour un royaume, n'est-ce pas ?… Pour le pouvoir… pour les honneurs ?

ELLA RENTHEIM
Oui, je te l'ai déjà dit tantôt. Tu as tué l'amour dans la femme qui t'aimait… et que tu aimais aussi, autant qu'il était en toi… (Levant un bras.)
Et c'est pourquoi je te le prédis… John Gabriel Borkman… tu ne toucheras jamais le prix du meurtre. Jamais tu n'entreras en triomphateur dans ton royaume de glace et de ténèbres !

BORKMAN (s'approche à pas chancelants du banc et s'y laisse lourdement tomber)
Je crains bien que ta prédiction ne s'accomplisse, Ella.

ELLA RENTHEIM (tout près de lui)
Que cela ne t'effraie pas, John. Il ne pourrait rien t'arriver de meilleur.

BORKMAN (pousse un cri, la main crispée sur la poitrine)
Ah !… (D'une voix faible.)
Elle m'a lâché !

ELLA RENTHEIM (lui secouant le bras)
Qu'as-tu, John ?

BORKMAN (se laissant aller contre le dossier du banc)
J'ai senti une main de glace, qui me serrait le cœur.

ELLA RENTHEIM
Une main de glace, dis-tu ? John !

BORKMAN (entre ses dents)
Non… pas de glace… Une main de fer.
(Il s'affaisse sur le banc.)

ELLA RENTHEIM (ôtant vivement son manteau et en couvrant BORKMAN)
Reste bien tranquille ! Je vais chercher du secours.
(Elle fait quelques pas vers la droite, s'arrête, revient, tâte longtemps le pouls de BORKMAN et pose la main sur son visage.)

ELLA RENTHEIM (d'une voix douce et ferme)
Non… Il vaut mieux qu'il en soit ainsi. Cela vaut mieux pour toi, John Borkman.
(Elle étend son manteau sur lui et s'assied près du banc, dans la neige. Un court silence. Mme BORKMAN, en manteau, débouche du bois, à droite, précédée de la femme de chambre qui porte une lanterne allumée.)

LA FEMME DE CHAMBRE (baissant la lanterne)
Si, si, Madame. Je vois leurs traces dans la neige.

MADAME BORKMAN (cherchant du regard)
Oui, les voici ! Ils sont assis là, sur le banc.(Appelant.)
Ella !

ELLA RENTHEIM (se levant d'un bond)
Tu nous cherches ?

MADAME BORKMAN (durement)
Il le faut bien.

ELLA RENTHEIM (indiquant de la main)
Regarde, Gunhild : il est là.

MADAME BORKMAN
Endormi !

ELLA RENTHEIM (faisant signe que oui)
Profondément et pour longtemps, je crois.

MADAME BORKMAN (avec un cri)
Ella ! (Se maîtrisant et baissant la voix.)
Cela s'est-il fait… volontairement ?

ELLA RENTHEIM
Non.

MADAME BORKMAN (soulagée)
Ainsi… pas de sa propre main ?

ELLA RENTHEIM
Non. Une autre main, une main de fer et de glace, lui a broyé le cœur.

MADAME BORKMAN (à la femme de chambre)
Allez chercher du secours. Appelez quelqu'un de la ferme.

LA FEMME DE CHAMBRE
Oui, Madame. (Bas.)
Ah ! doux Jésus !…
(Elle rentre dans le bois, à droite.)

MADAME BORKMAN (debout, derrière le banc)
C'est l'air de la nuit qui l'a tué…

ELLA RENTHEIM
Sans doute.

MADAME BORKMAN
… Lui, l'homme fort.

ELLA RENTHEIM (devant le banc)
Ne veux-tu pas le voir, Gunhild ?

MADAME BORKMAN (avec un geste de refus)
Non, non. (Baissant la voix.)
C'était un enfant de la mine… Il n'a pu supporter le grand air.

ELLA RENTHEIM
C'est plutôt de froid qu'il est mort.

MADAME BORKMAN (secouant la tête)
De froid, dis-tu ?… Il y a longtemps que le froid l'a tué…

ELLA RENTHEIM (la regarde en hochant la tête)
Et qu'il a fait de nous, deux ombres.

MADAME BORKMAN
Tu as raison.

ELLA RENTHEIM (avec un douloureux sourire)
Un cadavre et deux ombres… voilà ce qu'a fait le froid.

MADAME BORKMAN
Oui, le froid du cœur… Nous pouvons maintenant nous tendre la main, Ella.

ELLA RENTHEIM
Il me semble que oui.

MADAME BORKMAN
Que les deux jumelles unissent leurs mains au-dessus de celui qu'elles ont aimé.

ELLA RENTHEIM
Et les deux ombres au-dessus du mort.
(Mme BORKMAN et ELLA RENTHEIM unissent leurs mains par-dessus le banc.)
(FIN)

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