ACTE PREMIER



Un salon spacieux, meublé à l'ancienne mode, mais élégant et confortable. Au premier plan à droite, un poêle en faïence orné de branches de bouleau et de fleurs des champs. Plus loin, une porte. Dans le fond, une porte à deux battants donnant sur le vestibule. À gauche, une fenêtre, devant laquelle est placée une jardinière remplie de fleurs et de plantes. Près du poêle, une table, un sofa et des fauteuils. Aux murs, des portraits anciens et modernes, représentant des pasteurs, des officiers et des employés en uniforme. La fenêtre est ouverte, ainsi que la porte du vestibule et celle de la maison. On aperçoit une allée de vieux arbres qui conduit à la ferme. Soirée d'été. Le soleil vient de se coucher. REBEKKA WEST, assise dans un fauteuil près de la fenêtre, fait au crochet un châle blanc qui est presque terminé. Aux aguets, elle regarde de temps en temps au-dehors, entre les fleurs. Au bout d'un instant, Mme HELSETH entre par la porte de droite.

MADAME HELSETH
Est-il temps de mettre le couvert pour le souper, Mademoiselle ?

REBEKKA
Oui. Le pasteur ne tardera pas à rentrer.

MADAME HELSETH
Mademoiselle, je crois que vous êtes en plein courant d'air!

REBEKKA
En effet. Si vous vouliez fermer.
(Mme HELSETH ferme la porte du vestibule et s'approche de la fenêtre.)

MADAME HELSETH (regardant au-dehors)
N'est-ce pas le pasteur qui vient par là ?

REBEKKA (vivement)
Où cela ? (Se levant.)
Oui, c'est lui. (Se cachant derrière le rideau.)
Eloignez-vous. Il ne faut pas qu'il nous aperçoive.

MADAME HELSETH (au milieu de la chambre)
Pensez donc, Mademoiselle, il recommence à prendre le chemin du moulin.

REBEKKA
Il l'avait déjà pris avant-hier. (Écartant un peu le rideau.)
Voyons ce qu'il va faire.

MADAME HELSETH
Va-t-il traverser la passerelle ?

REBEKKA
C'est justement ce que je veux voir. (Apres un instant.)
Non ; voici qu'il rebrousse chemin comme l'autre jour et remonte le long du torrent. (S'éloignant de la fenêtre.)
Un long détour.

MADAME HELSETH
Mon Dieu, oui. Je comprends qu'il lui soit pénible de traverser cette passerelle où le malheur est arrivé…

REBEKKA (repliant son ouvrage)
On ne se détache pas facilement des morts, à Rosmersholm.

MADAME HELSETH
Quant à ça, Mademoiselle, je crois plutôt que ce sont les morts qui ne se détachent pas facilement de Rosmersholm.

REBEKKA (la regardant)
Les morts ?

MADAME HELSETH
On dirait vraiment qu'ils ont du mal à se séparer entièrement de ceux qu'ils laissent après eux.

REBEKKA
Qu'est-ce qui vous fait croire cela ?

MADAME HELSETH
Je pense que, sans ça, on ne verrait pas apparaître le cheval blanc.

REBEKKA
Voyons, madame Helseth, qu'est-ce donc que ce cheval blanc?

MADAME HELSETH
N'en parlons pas. Vous ne croyez pas à ces choses-là, j'imagine.

REBEKKA
Et vous?

MADAME HELSETH (allant fermer la fenêtre)
Oh ! je ne veux pas que Mademoiselle se moque de moi. (Elle regarde par la fenêtre.)
Mais n'est-ce pas le pasteur à nouveau sur le chemin du moulin ?

REBEKKA
Cet homme-là ? (Elle s'approche de la fenêtre.)
C'est le recteur !

MADAME HELSETH
C'est, ma foi, le recteur !

REBEKKA
Vous allez voir qu'il vient chez nous. Ah ! j'en suis bien contente.

MADAME HELSETH
Il ne craint pas de prendre la passerelle, lui, le frère… Enfin; il faut aller mettre le couvert.
(Elle sort par la porte de droite. REBEKKA reste un moment à la fenêtre; on la voit sourire, saluer et faire des signes de tête. Le jour baisse.)

REBEKKA (entrouvrant la porte de droite)
Chère madame Helseth, préparez donc un bon petit plat pour le recteur, vous savez qu'il est gourmand…

MADAME HELSETH (dehors)
Bien, Mademoiselle. On y pensera.

REBEKKA (ouvrant la porte du vestibule)
Enfin ! Cher recteur, soyez le bienvenu.

KROLL (entrant après avoir déposé sa canne dans le vestibule)
Merci. Je ne vous dérange pas ?

REBEKKA
Vous ? Vous devriez avoir honte…

KROLL
Toujours aussi aimable. (Regardant autour de lui.)
Rosmer est en haut?

REBEKKA
Non, il fait sa promenade. D'habitude il rentre plus tôt. Il ne va pas tarder; en attendant, veuillez prendre place.
(Elle lui indique le sofa.)

KROLL (déposant son chapeau)
Je vous remercie. (Il s'assied et regarde autour de lui.)
Comme ce vieux salon est devenu élégant, comme c'est joli… Des fleurs partout!…

REBEKKA
Rosmer adore les fleurs. Il en veut autour de lui.

KROLL
Et vous aussi, je crois.

REBEKKA
Oui ; elles sont enivrantes, c'est délicieux… Autrefois, nous ne pouvions nous offrir ce plaisir.

KROLL (hochant tristement la tête)
La pauvre Béate ne supportait pas le parfum des fleurs.

REBEKKA
Ni leur éclat. Elle en était toute troublée.

KROLL
Je m'en souviens bien. (Changeant de ton.)
Eh bien ! comment va-t-on ici?

REBEKKA
Oh ! tout va son train-train. Les jours se suivent et se ressemblent. Et chez vous ? Votre femme ?…

KROLL
Chère mademoiselle West, ne parlons pas de moi ni des miens. Dans chaque famille il y a quelque chose qui cloche. Surtout à l'époque où nous vivons.

REBEKKA (après un moment de silence, s'asseyant dans un fauteuil près du sofa)
Pourquoi n'êtes-vous pas venu nous voir une seule fois pendant les vacances ?

KROLL
—Je n'aime pas forcer les portes…

REBEKKA
Si vous saviez comme vous nous avez manqué…

KROLL
Et puis, j'ai été en voyage…

REBEKKA
Oui, pendant deux semaines. Vous avez assisté à des réunions publiques, paraît-il ?

KROLL (faisant un signe d'assentiment)
Oui; qu'en dites-vous ? Auriez-vous pensé qu'en vieillissant je tournerais à l'agitateur politique ? Dites !

REBEKKA (souriant)
Mon cher recteur, vous avez toujours fait un peu d'agitation.

KROLL
Eh bien, oui ! pour mon plaisir. Mais à l'avenir ce sera sérieux, je vous le jure. Vous arrive-t-il jamais de lire les journaux radicaux ?

REBEKKA
Cher recteur, je ne puis nier que…

KROLL
Ma chère mademoiselle, vous n'avez pas à vous en défendre. Pour vous, cela ne tire pas à conséquence.

REBEKKA
N'est-ce pas ? J'ai bien le droit de m'informer, de me tenir au courant…

KROLL
Mon Dieu, après tout, une femme peut ne pas prendre position dans la lutte des partis, elle peut rester en dehors de cette espèce de guerre civile qui déchire ce pays. Ainsi, vous avez vu comment ces messieurs du "peuple" se sont jetés dans la curée ? Quelles infâmes grossièretés ils se sont permises envers moi ?

REBEKKA
Oui. Mais il me semble que vous leur avez répondu avec beaucoup d'adresse.

KROLL
C'est vrai, on peut me rendre cette justice. Maintenant que j'ai senti l'odeur du sang, ils verront que je ne suis pas de ceux qui se laissent traquer…(S'interrompant.)
Mais, je vous en prie, ne parlons pas ce soir d'aussi tristes choses.

REBEKKA
Tout à fait d'accord, cher recteur.

KROLL
Racontez-moi plutôt comment vous vous trouvez à Rosmersholm depuis que vous y êtes seule ? depuis que la pauvre Béate…

REBEKKA
Merci, je m'y trouve bien. Sans doute, elle a laissé un grand vide sous bien des rapports. Et des regrets aussi, certainement. Mais…

KROLL
Avez-vous l'intention de rester ici ? Je veux dire définitivement ?…

REBEKKA
Mon cher recteur, je n'ai pas réfléchi à cela. J'ai presque l'impression d'appartenir à Rosmersholm, tant je m'y suis habituée.

KROLL
Je le crois sans peine.

REBEKKA
Et tant que M. Rosmer trouvera ma présence agréable ou utile, eh bien, oui, je suppose que je resterai ici.

KROLL (la regardant avec émotion)
Savez-vous bien qu'il y a de la grandeur dans la conduite d'une femme qui sacrifie ainsi toute sa jeunesse au bonheur des autres.

REBEKKA
Mon Dieu ! quel autre intérêt l'existence peut-elle m'offrir ?

KROLL
D'abord vous vous êtes dévouée à votre père adoptif qui était paralytique et dont l'humeur intraitable…

REBEKKA
Oh non, le docteur West n'était pas si intraitable, tant que nous vivions dans le Finnmark. Ce sont ces terribles voyages sur mer qui l'ont brisé. Quand nous nous sommes établis ici, il y a eu en effet quelques années difficiles à passer. Enfin, il est arrivé au terme de ses souffrances…

KROLL
Et les années qui ont suivi ? N'ont-elles pas été encore plus pénibles pour vous ?

REBEKKA
Oh ! comment pouvez-vous parler ainsi ? J'étais si tendrement attachée à Béate ! Et elle, la pauvre malheureuse, avait tellement besoin d'être entourée de soins et de ménagements !

KROLL
Soyez bénie pour votre indulgence !

REBEKKA (se rapprochant un peu)
Vous dites ça d'une manière si franche et si pleine de cœur, cher recteur, que j'ose croire qu'il n'y a pas en vous le moindre fond de malveillance à mon égard.

KROLL
De malveillance ? Que voulez-vous dire ?

REBEKKA
Oh ! Qu'y aurait-il d'étonnant à ce que la vue d'une étrangère se comportant en maîtresse de maison à Rosmersholm vous fût pénible ?

KROLL
Mais comment avez-vous pu ?…

REBEKKA
Ainsi ce n'est pas le cas. (Lui tendant la main.)
Merci, cher recteur, merci, merci.

KROLL
Comment avez-vous pu concevoir une telle idée ?

REBEKKA
La rareté de vos visites commençait à me le faire craindre.

KROLL
En vérité, mademoiselle West, vous vous êtes trompée du tout au tout. Du reste, il n'y a rien de nouveau dans cette situation. C'était déjà vous, vous seule, qui dirigiez la maison durant les tristes années qui ont précédé la mort de la pauvre Béate.

REBEKKA
Ce n'était là qu'une sorte de régence exercée au nom de la maîtresse de maison.

KROLL
Quoi qu'il en soit, savez-vous, mademoiselle West, que, pour mon compte, je n'aurais rien à objecter si… mais peut-être est-ce là un sujet à ne pas aborder.

REBEKKA
Que voulez-vous dire ?

KROLL
S'il pouvait se faire… que vous occupiez la place libre.

REBEKKA
J'ai la place que je désire avoir, monsieur le recteur.

KROLL
En réalité, oui; mais il s'agit…

REBEKKA (l'interrompant, d'un ton sérieux)
Vous devriez avoir honte, recteur, de plaisanter ainsi.

KROLL
C'est vrai, l'expérience que notre bon Rosmer a faite du mariage doit lui suffire amplement. Et cependant…

REBEKKA
Savez-vous que vous me faites presque rire.

KROLL
Cependant, permettez-moi de vous poser une question, mademoiselle West, si ce n'est pas trop indiscret. Quel âge avez-vous, au juste ?

REBEKKA
J'ai honte à l'avouer, recteur, j'ai vingt-neuf ans bien sonnés. Je suis dans ma trentième.

KROLL
Bien. Et Rosmer, quel âge a-t-il ? Voyons. Il a cinq ans de moins que moi, donc, il a quarante-trois ans. Cela irait à merveille.

REBEKKA (se levant)
Comme vous dites. A merveille. Vous dînerez bien avec nous ?

KROLL
Volontiers. Je compte rester ici, pour m'entretenir avec notre ami commun. Et puis, mademoiselle West, pour que vos idées saugrenues ne vous reprennent plus, je viendrai souvent ici, comme autrefois.

REBEKKA
Oh oui ! Faites-le ! (Lui serrant les mains.)
Merci, vous êtes bien gentil tout de même.

KROLL (grommelant)
Vraiment ? Ce n'est pas ce qu'on me dit à la maison.
(ROSMER entre par la porte de droite.)

REBEKKA
Monsieur Rosmer, vous voyez qui est là ?

ROSMER
Mme Helseth m'a prévenu.
(Le recteur KROLL s'est levé.)

ROSMER (d'une voix un peu contenue, lui serrant les mains)
Sois le bienvenu, à nouveau, dans cette maison, mon cher Kroll. (Lui posant les mains sur les épaules et le regardant dans les yeux.)
Mon cher, mon vieil ami ! Je savais bien qu'un jour ou l'autre nous nous retrouverions.

KROLL
Comment, mon ami ! toi aussi tu t'étais imaginé qu'il existait une barrière entre nous !

REBEKKA (à ROSMER)
Pensez donc, ce n'était qu'une imagination ! Quel bonheur, n'est-ce pas ?

ROSMER
Vraiment, Kroll ? Mais alors, pourquoi t'es-tu éloigné de nous?

KROLL (d'une voix sérieuse et contenue)
Parce que je ne voulais pas qu'en me voyant tu te souviennes de ces temps malheureux, et de celle qui a trouvé la mort dans le torrent du moulin.

ROSMER
Merci. Tu es toujours plein de délicatesse. Mais tu n'aurais pas eu besoin de te tenir à l'écart. Viens, asseyons-nous sur le sofa. (Ils s'asseyent.)
Non, je n'éprouve aucun tourment en pensant à Béate. Nous parlons d'elle tous les jours. Il nous semble qu'elle n'a pas quitté cette maison.

KROLL
Vraiment, il vous semble…

REBEKKA (allumant la lampe)
Sans aucun doute.

ROSMER
C'est bien naturel. Elle nous était si chère à tous les deux. Et Rebek…, Mlle West et moi, nous avons la conscience d'avoir fait tout ce qui était en notre pouvoir pour la pauvre malade. Nous n'avons rien à nous reprocher. Voilà pourquoi il me semble doux de penser maintenant à Béate.

KROLL
Braves cœurs que vous êtes ! Dorénavant je viendrai tous les jours chez vous.

REBEKKA (s'asseyant dans un fauteuil)
Reste à voir si vous tiendrez parole.

ROSMER (avec un peu d'hésitation)
Mon cher Kroll ! Comme je voudrais que nos relations n'aient jamais été interrompues ! Depuis que nous nous connaissons, depuis l'époque où j'étais étudiant, tu as toujours été pour ainsi dire mon conseiller naturel.

KROLL
C'est vrai. Et j'en suis bien fier. Y aurait-il quelque chose que ?…

ROSMER
Il y a tant de choses dont je voudrais m'entretenir avec toi sans contrainte, à cœur ouvert.

REBEKKA
N'est-ce pas, monsieur Rosmer ? Il me semble que ce doit être si bon de s'épancher entre vieux amis.

KROLL
Eh bien, moi, de mon côté, j'ai encore plus de confidences à te faire. Tu n'ignores pas que je suis devenu un homme politique ?

ROSMER
Oui, je le sais. Explique-moi comment cela s'est fait.

KROLL
J'y ai été forcé, bon gré, mal gré. De nos jours il devient impossible de rester spectateur passif. Maintenant que, pour notre malheur, les radicaux sont arrivés au pouvoir, il est grand temps d'agir. Voilà pourquoi j'ai travaillé à unir plus étroitement notre petit cercle d'amis. Il est grand temps, vraiment.

REBEKKA (avec un léger sourire)
N'est-il pas même un peu tard ?

KROLL
Evidemment il aurait mieux valu s'y prendre plus tôt pour arrêter le torrent. Mais qui pouvait prévoir ce qui allait arriver ? Pas moi, dans tous les cas. (Se levant et arpentant la scène.)
Oui, maintenant mes yeux sont ouverts. Car, à l'heure qu'il est, l'esprit de révolte a gagné même le lycée.

ROSMER
Le lycée ? Pas dans le tien au moins ?

KROLL
Si fait, dans mon propre lycée. Qu'en dis-tu ? J'ai découvert que, depuis plus de six mois, les garçons des classes supérieures, du moins une partie d'entre eux, ont formé une société secrète et qu'ils sont abonnés au journal de Mortensgard !

REBEKKA
Tiens ! Au Phare ?

KROLL
Oui ! Une nourriture bien saine pour l'âme de futurs serviteurs de l'État ! Mais ce qu'il y a de plus triste, c'est que les garçons les mieux doués de la classe sont tous membres de cette conspiration. C'est d'eux que vient le complot. Seuls les sots et les cancres sont restés en dehors.

REBEKKA
Cela vous fait vraiment tant de peine, recteur ?

KROLL
Si cela me fait de la peine ! Me voir ainsi contrecarré dans une œuvre à laquelle j'ai voué mon existence ! (Plus bas.)
Et pourtant j'en aurais peut-être pris mon parti. Mais il y a pire que cela. (Regardant autour de lui.)
Personne n'écoute aux portes ?

REBEKKA
Soyez tranquille.

KROLL
Eh bien ! Sachez que la discorde et la révolte ont pénétré dans ma propre maison, jusque sous mon paisible toit. C'en est fait du calme de mon foyer.

ROSMER
Que dis-tu là ! Dans ta propre maison ?

REBEKKA (allant vers le recteur)
Voyons, mon ami, qu'est-il arrivé ?

KROLL
Figurez-vous que mes propres enfants… en un mot, c'est Lauritz qui est à la tête du complot. Et Hilda a brodé un portefeuille pour y cacher Le Phare.

ROSMER
C'est inouï ! Chez toi, dans ta famille…

KROLL
N'est-ce pas ? Qui l'eût cru ? Chez moi où l'obéissance et la discipline ont toujours été de règle, où régnait l'harmonie…

REBEKKA
Et qu'en pense votre femme ?

KROLL
Ah ! voilà ce qu'il y a de plus incroyable. Elle, qui tous les jours de sa vie, dans les grandes choses comme dans les petites, a partagé mes opinions, approuvé ma manière de voir, (elle)
n'est pas bien loin de se ranger du côté des enfants. D'après elle, ce qui arrive est de ma faute. J'exerce une action répressive sur la jeunesse. Comme s'il n'était pas indispensable… Enfin, voilà comment la discorde s'est installée chez moi. Bien entendu, j'en parle le moins possible. Ces choses-là ne doivent pas transpirer. (Arpentant la scène.)
Ah ! mon Dieu, mon Dieu !(Il se place devant la fenêtre, les mains derrière le dos, et regarde au-dehors.)
REBEKKA, qui s'est approchée de ROSMER, lui dit à demi-voix, sans être remarquée du (recteur.)
— Parle-lui !

ROSMER (de même)
Pas ce soir.

REBEKKA (à demi-voix)
Si, maintenant !
(Elle s'approche de la table et remonte la lampe.)

KROLL (descendant la scène)
Tu vois, mon cher Rosmer, comment ces idées à la mode sont venues perturber ma vie publique et ma vie familiale. Et je ne combattrais pas cet esprit de destruction, de ruine et de dissolution avec toutes les armes qui sont à ma portée !… Tu peux être sûr que je le ferai par la parole et par la plume !…

ROSMER
Et tu espères arriver ainsi à quelque chose ?

KROLL
Dans tous les cas, je veux m'acquitter de mes obligations de citoyen. Et j'estime qu'il est du devoir de tout bon patriote, et de tout homme qui tient à voir triompher la bonne cause, d'en faire autant. Et voilà, mon cher Rosmer, le premier motif de ma visite de ce soir.

ROSMER
Mais, mon ami, que veux-tu dire ? Qu'attends-tu de moi ?

KROLL
Il faut venir en aide à tes vieux amis, faire comme les autres, mettre la main à l'ouvrage et nous seconder de toutes tes forces.

REBEKKA
Mais, recteur, vous connaissez M. Rosmer, et sa répugnance pour ces sortes de choses.

KROLL
Il est grand temps de la vaincre, cette répugnance. Tu ne suis pas assez le mouvement, Rosmer. Tu t'enfermes ici, tu t'enterres dans tes collections historiques. Mon Dieu, j'accorde tout le respect qui leur est dû aux arbres généalogiques et à tout ce qui s'ensuit. Mais le temps n'est pas, hélas ! à ce genre d'occupations. Tu n'as pas idée de l'état des choses dans le pays. Toutes les valeurs sont bouleversées, il faudra un véritable travail d'Hercule pour remédier à toutes ces erreurs.

ROSMER
Je le crois aussi. Mais ce genre de travail n'est pas fait pour moi.

REBEKKA
Et puis, je crois que M. Rosmer voit maintenant plus clair dans la vie.

KROLL
Plus clair ?

REBEKKA
Oui, il l'envisage plus librement, avec moins de préjugés.

KROLL
Qu'est-ce à dire, Rosmer ? J'espère que tu n'as pas eu la faiblesse de te laisser égarer par le triomphe passager et accidentel des meneurs de la plèbe ?

ROSMER
Mon cher ami, tu sais que je n'entends pas grand-chose à la politique. Mais il me semble que, depuis quelques années, chacun peut s'exprimer avec plus d'indépendance.

KROLL
À merveille ! Et tu n'hésites pas un instant à trouver cela bien ! Du reste, tu te trompes grandement, mon ami. Renseigne-toi sur les opinions qui ont cours parmi les radicaux, ici comme en ville. Il n'y a pas de différence entre elles et les sages idées défendues dans Le (Phare.)

REBEKKA
C'est vrai; Mortensgard exerce dans ce pays une influence considérable.

KROLL
Oui. C'est incompréhensible ! Avec un passé si trouble… Un maître d'école destitué pour cause d'immoralité ! Un individu pareil s'avise de faire le meneur! Et cela réussit. Cela réussit à merveille. Il veut maintenant agrandir son journal, à ce que j'entends dire. Je sais de source certaine qu'il cherche un habile collaborateur.

REBEKKA
Il me paraît étonnant que vous et vos amis n'ayez encore rien organisé contre lui.

KROLL
C'est bien ce que nous nous proposons de faire. Nous avons acheté aujourd'hui même (Le Journal régional.)
Le côté pécuniaire n'a pas présenté de difficultés. Mais (Se tournant vers ROSMER.)
me voici arrivé au fait, à la proposition que je viens te faire. Il s'agit de la direction; c'est la direction du journal qui nous pose problème. Dis-moi, Rosmer, ne te sentirais-tu pas appelé à la prendre en main, pour la bonne cause ?

ROSMER (avec une sorte d'effroi)
Moi ?

REBEKKA
Comment pouvez-vous y songer ?

KROLL
Que tu craignes les réunions populaires et que tu ne veuilles pas t'exposer aux douceurs que l'on y distribue, cela peut se comprendre. Mais le travail solitaire d'un rédacteur en chef, ou pour mieux dire…

ROSMER
Non, non, mon ami, il ne faut pas me demander cela.

KROLL
Je ne demanderais pas mieux, certes, que de me charger également de cette partie du travail, mais cela m'est absolument impossible. Ne suis-je pas déjà surchargé de besogne ? Toi, par contre, libre comme tu es désormais de toute charge publique… Nous t'aiderions, bien entendu, dans la mesure de nos forces.

ROSMER
Je ne le peux pas, Kroll. Je ne suis pas doué pour cela.

KROLL
Pas doué ? Tu disais la même chose quand ton père t'a poussé à devenir pasteur.

ROSMER
Et j'avais raison. C'est pourquoi j'ai démissionné.

KROLL
Si tu te montres seulement aussi capable comme rédacteur en chef que tu l'as été comme pasteur, nous serons satisfaits.

ROSMER
Mon cher Kroll, je te le dis une fois pour toutes, je n'accepte pas.

KROLL
Mais alors, tu nous prêteras du moins ton nom.

ROSMER
Mon nom ?

KROLL
Oui. Le nom seul de Johannes Rosmer sera déjà un atout pour le journal. Nous autres, on nous considère comme trop politiquement marqués. Moi, en particulier, je suis regardé, me dit-on, comme un fanatique enragé. Voilà pourquoi nous n'espérons pas avoir une grande influence sur les foules, si nous écrivons sous notre propre nom. Toi, au contraire, tu es toujours resté en dehors de la lutte. Ta modération et ton esprit de justice, la distinction de tes pensées, ton honnêteté inattaquable sont bien connus et appréciés de tous. Ajoute à cela la considération et le respect que t'attire le sacerdoce que tu as exercé, enfin la respectabilité attachée au nom de ta famille. Pense donc !

ROSMER
Quant au nom de ma famille…

KROLL (montrant les portraits)
Les Rosmer de Rosmersholm : des pasteurs et des soldats, de hauts dignitaires, des gens honnêtes et respectables, une famille qui pendant près de deux cents ans a été la première du district. (Lui posant les mains sur les épaules.)
Rosmer, tu te dois à toi-même et aux traditions de ta famille de prendre part au combat et de défendre toutes les valeurs que le temps a sanctionnées. (Se retournant.)
Qu'en dites-vous, mademoiselle West ?

REBEKKA (avec un petit rire tranquille)
Cher recteur, je ne saurais vous dire combien tout cela me semble drôle à entendre.

KROLL
Drôle ? Comment cela ?

REBEKKA
Oui; c'est que je vais vous dire franchement…

ROSMER (vivement)
Non, non, attendez ! Pas encore !

KROLL (les regardant tour à tour)
Mais au nom du ciel, mes chers amis? (S'interrompant.)
Ah !…
(Mme HELSETH entre par la porte de droite.)

MADAME HELSETH
Il y a un homme qui demande à voir monsieur le pasteur.

ROSMER (soulagé)
C'est bien. Priez-le d'entrer.

MADAME HELSETH
—— Au Salon ?

ROSMER
Mais oui.

MADAME HELSETH
C'est qu'il n'a pas une figure à ça.

REBEKKA
Quelle figure a-t-il donc, madame Helseth ?

MADAME HELSETH
Celle d'un pas-grand-chose, Mademoiselle.

ROSMER
N'a-t-il pas dit son nom ?

MADAME HELSETH
Oui, je crois qu'il m'a dit s'appeler Hekman, ou quelque chose d'approchant.

ROSMER
Ce nom m'est inconnu.

MADAME HELSETH
Et puis il dit qu'il s'appelle Ulrik, aussi.

ROSMER (tressaillant)
Ulrik Hetman ! C'est bien cela ?

MADAME HELSETH
Oui, Hetman.

KROLL
Je crois avoir entendu ce nom.

REBEKKA
N'était-ce pas ainsi que signait cet homme étrange ?

ROSMER (à KROLL)
C'est le pseudonyme d'Ulrik Brendel.

KROLL
Ulrik Brendel, l'enfant perdu ? En effet…

REBEKKA
Tiens, il est encore en vie.

ROSMER
Je croyais qu'il voyageait avec une troupe de comédiens.

KROLL
La dernière chose que j'ai entendu dire sur son compte, c'est qu'il avait été interné dans une maison d'arrêt.

ROSMER
Priez-le d'entrer, madame Helseth.

MADAME HELSETH
Oui, monsieur.

KROLL
Peux-tu vraiment supporter la présence de cet homme chez toi ?

ROSMER
Tu sais bien qu'il a été mon précepteur pendant quelque temps.

KROLL
Oui, je sais qu'il te bourrait la tête d'idées de révolte et qu'alors ton père l'a chassé à coups de cravache.

ROSMER (avec un peu d'amertume)
Mon père est toujours resté militaire, jusque dans sa propre maison.

KROLL
Tu devrais l'en remercier tout mort qu'il est, mon cher Rosmer. Voilà!(Mme HELSETH fait entrer ULRIK BRENDEL par la porte de droite et la referme sur lui. C'est un homme d'une belle prestance, au visage légèrement marqué, aux gestes souples. Barbe et chevelure grises. Du reste, il est habillé comme un simple vagabond. Habit râpé, chaussures en mauvais état; apparemment pas de linge, gants noirs usés, un chapeau mou et sale sous le bras, une badine à la main.)
ULRIK BRENDEL montre d'abord quelque hésitation, puis il s'avance vivement vers le recteur (et lui tend la main.)
— Bonsoir, Johannes !

KROLL
Monsieur…

BRENDEL
Tu ne t'attendais pas à me revoir, n'est-ce pas ? Et cela dans ces murs tant détestés ?

KROLL
Monsieur (Indiquant du doigt.)
, voici…

BRENDEL (se retournant)
Ah oui ! C'est bien lui. Johannes, mon enfant, l'être que j'ai aimé le plus en ce monde !

ROSMER (lui tendant la main)
Mon vieux maître !…

BRENDEL
Malgré certains souvenirs, je n'ai pas voulu passer devant Rosmersholm sans y faire une courte visite.

ROSMER
Vous y êtes le bienvenu maintenant. Croyez-le bien.

BRENDEL
Oh ! Et cette séduisante personne ! (S'inclinant.)
Naturellement, madame la pastoresse.

ROSMER
Mlle West.

BRENDEL
Probablement une proche parente. Et cet inconnu ? Un collègue à ce que je vois.

ROSMER
Le recteur Kroll.

BRENDEL
Kroll ? Kroll ? Attendez un peu. Avez-vous étudié la philologie dans votre jeune âge ?

KROLL
Oui, sans doute.

BRENDEL
Mais, sapristi, alors, je t'ai connu !

KROLL
Monsieur…

BRENDEL
N'étais-tu pas…

KROLL
Monsieur…

BRENDEL
Un de ces piliers de vertu qui m'ont expulsé de la conférence des étudiants ?

KROLL
C'est bien possible. Mais je décline toute intimité…

BRENDEL
Allons, allons ! Comme il vous plaira, monsieur le docteur. Cela m'est bien égal. Ulrik Brendel n'en restera pas moins l'homme qu'il est.

REBEKKA
Vous avez probablement l'intention de vous rendre en ville, monsieur Brendel ?

BRENDEL
Madame la pastoresse a deviné juste. De temps en temps, je me vois forcé de lutter pour survivre. Je le fais à contrecœur, mais, enfin, la force des choses…

ROSMER
Mon cher monsieur Brendel, vous me permettrez bien de vous venir en aide, d'une manière ou d'une autre.

BRENDEL
Dieu, quelle proposition ! Voudrais-tu flétrir le lien qui nous unit ? Jamais, Johannes, jamais !

ROSMER
Mais que comptez-vous faire en ville ? Il ne vous ne sera pas facile d'y trouver de l'occupation.

BRENDEL
Laisse cela, mon garçon. Le sort en est jeté. Tel que tu me vois, j'ai entrepris un grand voyage, plus grand que toutes mes excursions d'autrefois réunies. (À KROLL.)
Entre nous, oserais-je poser une question à monsieur le professeur ? Y a-t-il un local de réunion à peu près décent et suffisamment vaste, dans votre honorable cité?

KROLL
La plus vaste salle est celle de l'association des ouvriers.

BRENDEL
Monsieur le maître de conférences a-t-il quelque influence dans cette association, dont la haute utilité me semble évidente ?

KROLL
Je n'ai rien à y voir.

REBEKKA
Il faudra vous adresser à Peder Mortensgard.

BRENDEL
Pardon, madame, quel est cet idiot ?

REBEKKA
Pourquoi voulez-vous que ce soit un idiot ?

BRENDEL
Comme si le nom seul ne l'indiquait pas. Un plébéien !

KROLL
Voilà une réponse à laquelle je ne m'attendais pas.

BRENDEL
Mais je saurai me dominer. Il ne me reste que cela à faire. Quand on se trouve, comme moi, au croisement de deux routes… C'est dit : je me mets en rapport avec l'individu, j'entre en pourparlers directs.

ROSMER
En êtes-vous sérieusement là ?

BRENDEL
Mon cher garçon, ne sais-tu pas que quel que soit le parti auquel s'arrête Ulrik Brendel, c'est toujours sérieux ? Oui, mon cher, je vais devenir un autre homme, sortir de la réserve discrète que je me suis imposée jusqu'à présent.

ROSMER
Comment cela ?

BRENDEL
Je veux prendre une part active à la vie politique, me mettre sur les rangs, me produire. Nous traversons un temps d'orage, une période équinoxiale. Je veux déposer mon denier sur l'autel de la liberté.

KROLL
Vous aussi.

BRENDEL (s'adressant à tous)
Quelqu'un ici aurait-il lu attentivement mes écrits ?

KROLL
Non, je dois avouer que…

REBEKKA
J'en ai lu plusieurs. Mon père adoptif les possédait.

BRENDEL
Belle châtelaine, en ce cas vous avez perdu votre temps. Tout cela, c'est du radotage.

REBEKKA
Vraiment ?

BRENDEL
Ce que vous avez lu, oui. Mes seules œuvres remarquables ne sont connues ni des hommes ni des femmes, elles ne le sont que de moi-même.

REBEKKA
Comment cela se fait-il ?

BRENDEL
Parce qu'elles n'ont jamais été écrites.

ROSMER
Mais, mon cher monsieur Brendel…

BRENDEL
Tu sais, Johannes, mon enfant, que je suis une espèce de sybarite, un délicat. J'ai toujours été ainsi. J'aime à jouir dans la solitude, car alors je jouis dix fois, vingt fois plus. Tu comprends… quand des rêves dorés venaient me visiter, quand je sentais naître en moi des pensées nouvelles, des idées vertigineuses, qui m'emportaient au loin sur leurs ailes, je les transformais en vers, en visions, en images. Tout cela dans de vastes proportions, tu comprends.

ROSMER
Oui, oui.

BRENDEL
Oh ! combien j'ai joui, combien j'ai savouré la vie ! Les plaisirs mystiques du développement intérieur, toujours dans de vastes proportions. Les applaudissements, les actions de grâces, les louanges et les couronnes de laurier, j'ai tout recueilli avec des mains tremblantes de joie. Je me suis repu, dans mes solitaires visions, d'une allégresse, oh ! d'une allégresse vertigineuse.

KROLL
Hum.

ROSMER
Mais vous n'avez jamais rien écrit de tout cela ?

BRENDEL
Pas un mot. L'inepte métier de l'écrivain m'a toujours dégoûté. Et pourquoi aurais-je profané mon idéal, quand je pouvais en jouir dans toute sa pureté, pour moi tout seul ? Mais aujourd'hui, il doit être sacrifié. En vérité, je me sens comme une mère qui va remettre sa fille dans les bras d'un époux. Et pourtant, je me décide au sacrifice, je le fais sur l'autel de la liberté. Une suite de conférences bien faites, à travers tout le pays !

REBEKKA (avec vivacité)
C'est une noble idée, monsieur Brendel ! Vous donnez ce que vous avez de plus précieux.

BRENDEL
Mon seul trésor.

REBEKKA (jetant un regard significatif à ROSMER)
Tout le monde n'en fait pas autant. Tout le monde n'a pas ce courage.

ROSMER (répondant à son regard)
Qui sait ?…

BRENDEL
L'auditoire est ému : cela me réchauffe le cœur, cela fortifie ma volonté, et là-dessus je me mets à l'œuvre. Encore une question. (Au recteur.)
Pouvez-vous me dire, monsieur le précepteur, s'il y a dans la ville une société d'abstinence ? D'abstinence absolue ? Cela doit exister.

KROLL
Oui, à votre service. J'en suis le président.

BRENDEL
Je l'avais deviné à votre figure. Eh bien ! il n'est pas du tout impossible que je vienne chez vous, m'y faire inscrire pour une semaine.

KROLL
Excusez-moi, nous n'acceptons pas de membre à la semaine.

BRENDEL
À la bonne heure, monsieur le pédagogue. Ulrik Brendel n'a pas coutume de forcer les portes de ces sortes d'institutions. (Se tournant vers ROSMER.)
Mais je ne veux pas prolonger mon séjour dans cette maison, si riche en souvenirs. Je dois me rendre en ville et m'y procurer un logement convenable. J'espère qu'on y trouve un hôtel à peu près décent.

REBEKKA
Ne boirez-vous pas quelque chose de chaud avant de partir ?

BRENDEL
Quelle espèce de boisson, belle dame ?

REBEKKA
Une tasse de thé ou…

BRENDEL
Merci, généreuse hôtesse : je n'aime pas à abuser de l'hospitalité des gens.(Faisant un salut de la main.)
Portez-vous bien, madame et messieurs ! (Il se dirige vers la porte.)
Ah ! c'est vrai, Johannes, pasteur Rosmer, voudrais-tu rendre un service à ton ancien maître, en souvenir de sa vieille amitié ?

ROSMER
Oui, avec le plus grand plaisir.

BRENDEL
Eh bien ! Prête-moi pour un jour ou deux une chemise à manchettes repassée.

ROSMER
C'est tout ?

BRENDEL
Car, vois-tu, je voyage à pied, cette fois-ci. Ma malle me sera expédiée plus tard.

ROSMER
Bien, bien. Vous n'avez pas besoin d'autres choses ?

BRENDEL
Sais-tu quoi ? Tu pourrais peut-être te passer d'une redingote d'été qui ne serait pas neuve.

ROSMER
Mais oui, bien certainement.

BRENDEL
Et pour le cas où il y aurait une paire de bottes assorties à la redingote…

ROSMER
Il y aura moyen d'arranger cela. Aussitôt que nous connaîtrons votre adresse nous vous enverrons ces objets.

BRENDEL
Jamais de la vie. Ne vous dérangez pas pour moi ! J'emporterai ces bagatelles.

ROSMER
C'est bien. En ce cas, voulez-vous monter avec moi ?

REBEKKA
Non, laissez-moi faire. Mme Helseth et moi, nous arrangerons cela. BRENDEL. Jamais je ne permettrai qu'une dame aussi distinguée !…

REBEKKA
Venez seulement, monsieur Brendel.
(Elle sort par la porte de droite.)

ROSMER (le retenant)
Dites-moi, n'y a-t-il rien d'autre que je puisse faire pour vous?

BRENDEL
Je ne sais vraiment pas ce que cela pourrait être. Ah, oui, tonnerre de Dieu ! quand j'y pense ! Johannes, tu n'aurais pas par hasard huit couronnes ? ROSMER. — Voyons !(Ouvrant son porte-monnaie.)
J'ai là deux billets de dix couronnes.

BRENDEL
Bien, bien, c'est égal. Je peux les prendre. Je pourrai toujours les changer en ville. Merci, merci. Souviens-toi que ce sont des billets de dix que tu m'as donnés. Bonsoir, mon très cher garçon ! Bonsoir, très honoré monsieur !
(Il va vers la porte de droite, ROSMER l'accompagne, lui dit adieu et ferme la porte derrière lui.)

KROLL
Bonté divine ! dire que c'est là cet Ulrik Brendel à qui des gens ont trouvé l'étoffe d'un grand homme.

ROSMER (avec calme)
Dans tous les cas, il a eu le courage de vivre à sa guise. Il me semble que cela vaut bien quelque chose.

KROLL
Que dis-tu là ? Une vie comme la sienne ! On croirait vraiment qu'il est homme à te bouleverser les idées encore une fois.

ROSMER
Oh non, mon cher ! Maintenant, je suis sûr de moi, à tout point de vue.

KROLL
Dieu veuille que ce soit vrai, mon cher Rosmer. Tu es si influençable !…

ROSMER
Asseyons-nous. J'ai à te parler.

KROLL
Je veux bien.
(Ils prennent place sur le sofa.)

ROSMER (après un court silence)
Ne trouves-tu pas qu'il règne ici une atmosphère de paix et de bonheur ?

KROLL
Certainement. Vous êtes bien ici, et en paix. Oui, tu as gagné un foyer, Rosmer, tandis que j'ai perdu le mien.

ROSMER
Ne dis pas cela, mon ami. Où règne aujourd'hui la discorde, l'harmonie peut renaître demain.

KROLL
Jamais, jamais. Le germe de discorde sera toujours là. Jamais je ne retrouverai la tranquillité passée.

ROSMER
Ecoute-moi bien, Kroll. Nous avons été amis pendant de longues, de très longues années. Peux-tu imaginer qu'une telle amitié en vienne à se briser ?

KROLL
Rien au monde, que je sache, ne pourrait provoquer une rupture entre nous. D'où te vient cette idée ?

ROSMER
C'est que tu attaches un si grand prix à ce qu'on soit d'accord avec tes jugements et tes opinions.

KROLL
Eh bien, oui ; mais, en ce qui nous concerne, nous sommes à peu près d'accord, sur tout, ou au moins sur les questions fondamentales.

ROSMER (doucement)
Non; nous ne le sommes plus.

KROLL (faisant un brusque mouvement pour se lever)
Qu'est-ce à dire ?

ROSMER (le retenant)
Reste assis. Je t'en prie, Kroll.

KROLL
Que veux-tu dire ? Je ne te comprends pas. Parle clairement.

ROSMER
Mon esprit s'est ouvert. Je vis une nouvelle jeunesse. Et voilà comment j'en suis là… moi aussi.

KROLL
Où cela, où en es-tu ?

ROSMER
Au même point que tes enfants.

KROLL
Toi ? toi ! Mais c'est impossible. Tu dis que…

ROSMER
Je suis du même côté que Lauritz et que Hilda.

KROLL (baissant la tête)
Renégat ! Johannes Rosmer est un renégat !

ROSMER
Que de joie, que de bonheur j'aurais pu trouver dans ce reniement, comme tu l'appelles !… Au lieu de cela, j'en ai cruellement souffert, sachant à quel point cela te causerait de chagrin.

KROLL
Rosmer !… Rosmer ! Je ne m'en remettrai jamais. (Le regardant douloureusement.)
Te voilà donc parmi ceux qui travaillent à l'œuvre de corruption et de ruine qui ronge notre malheureux pays.

ROSMER
C'est à sa libération que je veux prendre part.

KROLL
Oui, je sais bien, c'est là ce que disent les corrupteurs et les égarés. Mais crois-tu vraiment qu'on puisse attendre une quelconque libération de ces idées qui empoisonnent notre société ?

ROSMER
Je ne cède pas aux idées à la mode, ni à ceux qui combattent. Je veux lancer un appel à tous, pour unir le plus possible d'hommes et aussi étroitement que possible. Je veux consacrer toutes les forces de mon être à ce but unique : l'avènement, dans ce pays, d'une vraie souveraineté populaire.

KROLL
Ainsi tu trouves que nous n'en avons pas encore assez, de cette souveraineté ! Pour ma part, il me semble que tous, tant que nous sommes, nous allons bientôt nous trouver dans la boue, où la plèbe seule se complaisait jusqu'ici.

ROSMER
Voilà pourquoi je veux un régime populaire qui réponde à sa vraie mission.

KROLL
Quelle mission ?

ROSMER
Celle d'élever tous les hommes du pays, de les ennoblir.

KROLL
Tous !

ROSMER
Du moins, le plus grand nombre possible.

KROLL
Par quels moyens ?

ROSMER
En affranchissant les esprits et en purifiant les volontés.

KROLL
Tu es un rêveur, Rosmer. Tu veux les affranchir ? Tu veux les purifier ?

ROSMER
Non, cher ami, je veux seulement les réveiller. C'est à eux d'agir ensuite.

KROLL
Et tu les crois en état de le faire ?

ROSMER
Oui.

KROLL
Par leur propre force, n'est-ce pas ?

ROSMER
Oui, par leur propre force. Il n'en existe pas d'autre.

KROLL (se levant)
Est-ce là le langage qui convient à un pasteur ?

ROSMER
Je ne suis plus pasteur.

KROLL
Oui, mais… la foi de ton enfance ?

ROSMER
Je ne l'ai plus.

KROLL
Tu ne l'as plus !

ROSMER (se levant)
Je l'ai abandonnée. J'ai dû l'abandonner, Kroll !

KROLL (avec émotion, mais en se maîtrisant)
Ah ! ah ! Oui, oui, oui. L'un ne va pas sans l'autre… c'est ça! C'est donc pour cela que tu as quitté le service de l'Eglise ?

ROSMER
Oui. Quand ma conviction s'est faite, quand j'ai acquis l'entière certitude que ce n'était pas là un doute passager, mais quelque chose dont je ne pourrais, ni ne voudrais jamais me défaire, je suis parti.

KROLL
Ainsi c'est pour cela que, depuis si longtemps, tu étais si préoccupé, et nous, tes amis, nous n'en avons rien su. Rosmer, Rosmer, comment as-tu pu nous cacher la triste vérité !

ROSMER
Cela, me semblait-il, ne regardait que moi. Et puis, j'ai voulu vous épargner, à toi et aux autres, un chagrin inutile. Je pensais pouvoir continuer à vivre ici, tranquille, content, heureux. Je voulais lire toutes ces œuvres que j'avais ignorées jusqu'alors et m'appliquer à leur étude, m'acclimater tout à fait au monde de liberté et de vérité qui venait de m'être révélé.

KROLL
Renégat ! Chacune de tes paroles en témoigne. Mais alors pourquoi m'avouer ta désertion ? Et pourquoi juste en ce moment ?

ROSMER
C'est toi, Kroll, qui l'as voulu.

KROLL
Moi ?

ROSMER
Ce que j'ai appris de ta violence dans les réunions, de tes discours dépourvus de charité, de tes sorties haineuses contre ceux qui ne sont pas de ton bord, du sarcasme que tu mêlais à tes censures. Ah, Kroll, te voir ainsi transformé ! C'est alors que le devoir m'est apparu, un devoir impérieux. Le combat qui se livre rend les hommes méchants. Il faut apaiser les esprits, les réconcilier, leur apporter de la joie. Voilà pourquoi je me mets sur les rangs, ouvertement, tel que je suis. Et puis, je veux essayer mes forces, moi aussi ! Écoute-moi, Kroll : ne voudrais-tu pas, de ton côté, m'épauler ?

KROLL
Jamais de ma vie je ne ferai de compromis avec ces forces de destruction qui minent la société.

ROSMER
Eh bien ! Puisqu'il faut absolument combattre, servons-nous d'armes nobles.

KROLL
Quiconque n'est pas avec moi dans les questions vitales, je ne le connais plus et ne (lui)
dois aucun ménagement.

ROSMER
Dois-je prendre cela pour moi ?

KROLL
C'est de toi, Rosmer, que vient la rupture.

ROSMER
Mais… c'est donc une rupture !

KROLL
Si c'en est une ! Une rupture avec tous tes proches. Oui ! Et tu en supporteras les conséquences.
(REBEKKA West entre par la porte de droite, qu'elle laisse grande ouverte.)

REBEKKA
Enfin, le voilà en route pour le sacrifice. Maintenant nous pouvons nous mettre à table. Venez, recteur.

KROLL (saisissant son chapeau)
Bonsoir, mademoiselle West. Je n'ai plus rien à faire ici.

REBEKKA (émue)
Que se passe-t-il ? (Fermant la porte et s'approchant.)
Lui avez-vous parlé ?

ROSMER
Il sait tout.

KROLL
Nous ne te lâcherons pas, Rosmer. Nous te forcerons à revenir parmi nous.

ROSMER
Jamais !

KROLL
Nous verrons bien. Tu n'es pas homme à supporter la solitude.

ROSMER
Je ne resterai pas seul. Nous sommes deux ici à la supporter.

KROLL
Ah ! (Un soupçon le traverse.)
C'est comme cela ? Oh, les paroles de Béate !

ROSMER
De Béate ?

KROLL (repoussant son idée)
Non, non, j'ai eu tort. Pardonne-moi. Adieu.

ROSMER
Quoi ? Que veux-tu dire ?

KROLL
Ne parlons pas de cela. Non ! Pardonne-moi. Adieu.
(Il se dirige vers le vestibule.)

ROSMER (l'accompagnant)
Kroll ! Il ne faut pas que nous nous quittions ainsi. J'irai te voir demain.

KROLL (se retournant sur le seuil du vestibule)
Tu ne mettras plus les pieds dans ma maison !
(Il prend sa canne et sort. ROSMER reste un moment devant la porte ouverte, puis il la ferme et se dirige vers la table.)

ROSMER
Ce n'est rien, Rebekka. Nous saurons tout supporter, à nous deux, en amis fidèles que nous sommes.

REBEKKA
À quoi pensait-il en disant "Non!"? Le sais-tu ?

ROSMER
Ne t'inquiète pas de cela, chère amie. Il n'en croyait rien lui-même. Demain j'irai chez lui. Bonne nuit !

REBEKKA
Tu te retires de bien bonne heure, ce soir, après ce qui vient de se passer !

ROSMER
Ce soir comme d'habitude. Maintenant que tout est dit, j'éprouve un grand soulagement. Tu vois bien : je suis tout à fait calme. Essaie de l'être également, chère Rebekka. Bonne nuit !

REBEKKA
Bonne nuit, mon ami. Dors bien.
(ROSMER sort par la porte du vestibule; puis on l'entend monter l'escalier. REBEKKA s'approche de la cheminée et tire un cordon de sonnette. Mme HELSETH entre par la porte de droite.)

REBEKKA
Vous pouvez desservir, madame Helseth, le pasteur ne veut rien prendre et le recteur est parti.

MADAME HELSETH
Le recteur est parti ? Qu'est-ce qui lui a pris ?

REBEKKA (prenant son ouvrage)
Il prévoyait un violent orage.

MADAME HELSETH
C'est bien curieux. On n'aperçoit pas le moindre petit nuage ce soir.

REBEKKA
Pourvu qu'il ne rencontre pas le cheval blanc. Je crains que nous n'ayons bientôt des nouvelles des fantômes.

MADAME HELSETH
Dieu vous pardonne ! ne parlez pas ainsi, Mademoiselle !

REBEKKA
Allons, allons.

MADAME HELSETH (baissant la voix)
Mademoiselle croit-elle vraiment que quelqu'un va bientôt mourir ?

REBEKKA
Pas du tout. Mais il y a plusieurs espèces de chevaux blancs dans ce monde, madame Helseth. Allons, bonsoir. Je retourne dans mes appartements. MADAME HELSETH. — Bonsoir, Mademoiselle.(REBEKKA, son ouvrage à la main, sort par la porte de droite.)
MADAME HELSETH éteint la lampe, en secouant la tête et en murmurant. — Jésus, Jésus. Cette demoiselle West, comme elle parle quelquefois !

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