ACTE DEUXIÈME



Le cabinet de travail de Johannes ROSMER. À gauche, une porte. Dans le fond, une ouverture dont la portière est soulevée et qui conduit à la chambre à coucher. À droite, devant une fenêtre, une table à écrire couverte de livres et de papiers. Des rayons de livres et des armoires sont disposés contre les murs. Ameublement simple. À gauche, sur le premier plan, un canapé à l'ancienne et une table. Johannes ROSMER, en veston, est assis devant la table à écrire, sur une chaise à haut dossier. Il découpe et feuillette une revue. On frappe à la porte de gauche.

ROSMER (sans se retourner)
Entrez.
(REBEKKA West entre, en négligé de matin.)

REBEKKA
Bonjour.

ROSMER (tenant la revue ouverte)
Bonjour, chère amie. Désires-tu quelque chose?

REBEKKA
Je voulais savoir seulement si tu as bien dormi.

ROSMER
Admirablement. Un sommeil sans rêves. (Se retournant.)
Et toi ?

REBEKKA
Très bien, merci. Vers le matin…

ROSMER
Il y a longtemps que je ne me suis senti le cœur aussi léger. C'est si bon d'avoir tout dit.

REBEKKA
Tu n'aurais pas dû garder le silence si longtemps, Rosmer.

ROSMER
Je ne comprends pas moi-même ma lâcheté.

REBEKKA
Mon Dieu ! Ce n'était pas précisément de la lâcheté.

ROSMER
Si, si, je le sais. En m'interrogeant bien, je vois que la lâcheté y était pour quelque chose.

REBEKKA
Tu as été d'autant plus courageux d'en finir. (Elle s'assied sur une chaise près de la table à écrire.)
Maintenant, je vais te raconter ce que j'ai fait. Tu ne te fâcheras pas ?

ROSMER
Me fâcher ? Comment peux-tu croire cela, chère amie ?

REBEKKA
J'ai peut-être pris une initiative de trop, mais…

ROSMER
Voyons, raconte.

REBEKKA
Hier soir, en prenant congé de cet Ulrik Brendel, je lui ai donné deux ou trois lignes pour Mortensgard.

ROSMER (avec quelque inquiétude)
Mais ma chère Rebekka… Voyons, que peux-tu lui avoir écrit ?

REBEKKA
Je lui ai dit qu'il te rendrait service en s'occupant de ce pauvre homme et en l'aidant de tout son pouvoir.

ROSMER
Chère amie, c'est ce que tu n'aurais pas dû faire. Cela ne peut que nuire à Brendel, et Mortensgard est un homme que je désire tenir à distance. Tu connais les problèmes que j'ai eus avec lui jadis.

REBEKKA
Ne crois-tu pas qu'aujourd'hui il te serait peut-être utile d'avoir de bonnes relations avec cet homme ?

ROSMER
Avec Mortensgard ? moi ? Pourquoi cela ?

REBEKKA
Parce que ta situation s'est fragilisée depuis ta rupture avec tes anciens amis.

ROSMER (la regardant et secouant la tète)
As-tu vraiment pu supposer que Kroll ou un autre voudrait se venger ? Qu'ils seraient capables de ?…

REBEKKA
Quand on s'emporte, mon cher, on ne sait ce qui peut arriver. À en juger par la manière dont le recteur a pris la chose…

ROSMER
Tu devrais le connaître mieux que cela. Kroll est un parfait honnête homme. Cet après-midi j'irai en ville, lui parler. Je veux leur parler à tous. Tu verras comme ce sera facile…
(Mme HELSETH à la porte de gauche.)

REBEKKA (se levant)
Qu'y a-t-il, madame Helseth ?

MADAME HELSETH
Le recteur Kroll est là dans le vestibule.

ROSMER (se levant avec vivacité)
Kroll !

REBEKKA
Le recteur ! Tiens !

MADAME HELSETH
Il fait demander s'il peut monter chez monsieur le pasteur.

ROSMER (s'adressant à REBEKKA)
Tu vois bien ! Certes, il peut monter. (Il va jusqu'à la porte et appelle.)
Monte donc, cher ami ! Sois mille fois le bienvenu !
(ROSMER tient la porte ouverte. Mme HELSETH sort. REBEKKA baisse la portière et se met à ranger dans la chambre. KROLL entre, le chapeau à la main.)

ROSMER (doucement, avec émotion)
Je savais bien que ce n'était pas la dernière fois…

KROLL
Je vois aujourd'hui la question sous un tout autre jour.

ROSMER
Oui, n'est-ce pas, Kroll ? J'en étais sûr. Maintenant que tu as réfléchi…

KROLL
Tu te trompes entièrement sur le sens de mes paroles. (Posant son chapeau sur la table près du canapé.)
Il importe que je te parle seul à seul.

ROSMER
Pourquoi Mlle West ne pourrait-elle pas ?…

REBEKKA
Non, non, monsieur Rosmer, je m'en vais.

KROLL (la considérant)
Et puis j'ai à faire mes excuses à Mademoiselle d'être venu de si bonne heure, de la surprendre avant qu'elle ait eu le temps de…

REBEKKA (tressaillant)
Comment cela ? Auriez-vous quelque objection à ce que je paraisse en négligé à la maison ?

KROLL
Comment donc ! Je ne suis pas au courant des usages de Rosmersholm désormais.

ROSMER
Mais, Kroll, je ne te reconnais pas aujourd'hui !

REBEKKA
J'ai l'honneur de vous saluer, monsieur le recteur.
(Elle sort par la porte de gauche.)

KROLL
Avec ta permission.
(Il s'assied sur le sofa.)

ROSMER
Oui, cher ami, asseyons-nous et parlons à cœur ouvert.
(Il prend une chaise et s'assied vis-à-vis du recteur.)

KROLL
Je n'ai pas fermé l'œil depuis hier. J'ai réfléchi toute la nuit.

ROSMER
Et que dis-tu aujourd'hui ?

KROLL
Ce sera long, Rosmer. Permets-moi de commencer par une sorte de préambule. Je puis te donner des nouvelles d'Ulrik Brendel.

ROSMER
Est-il venu chez toi ?

KROLL
Non. Il s'est établi dans un ignoble bouge, bien entendu dans la plus ignoble compagnie. Il leur a offert à boire et a trinqué avec eux aussi longtemps qu'il lui est resté un sou en poche. Après quoi, il a injurié toute la bande en l'appelant vile populace et tas de gredins, d'ailleurs avec raison. Alors il s'est fait rosser et jeter au ruisseau.

ROSMER
Je crains qu'il ne soit incorrigible.

KROLL
Il avait aussi mis en gage la redingote. Mais quelqu'un la lui a dégagée. Devine qui.

ROSMER
Toi, peut-être ?

KROLL
Non. Ce noble M. Mortensgard.

ROSMER
Vraiment ?

KROLL
Je me suis laissé dire que la première visite de M. Brendel a été pour l'"idiot" et pour ce "plébéien", comme il l'appelle.

ROSMER
Cela pouvait lui être utile.

KROLL
Je crois bien. (Se penchant en avant sur la table pour se rapprocher de ROSMER.)
Mais, là, nous touchons à un fait, dont je crois de mon devoir de t'avertir, en souvenir de notre vieille (Se reprenant.)
de notre ancienne amitié.

ROSMER
Qu'est-ce donc, cher ami ?

KROLL
C'est qu'il se joue dans cette maison un jeu que tu ne soupçonnes pas.

ROSMER
Comment peux-tu croire cela ! Est-ce à Reb…, à Mlle West que tu fais allusion ?

KROLL
Précisément. Cela ne m'étonne pas du tout de sa part. Depuis longtemps elle a pris l'habitude de tout diriger ici. Mais cependant…

ROSMER
Mon cher Kroll, tu te trompes entièrement. Nous n'avons rien de secret l'un pour l'autre.

KROLL
T'a-t-elle avoué qu'elle correspond avec le rédacteur du Phare ?

ROSMER
Oh ! tu penses à ces deux ou trois lignes qu'elle a données à Ulrik Brendel.

KROLL
Tu as donc appris cela ? Et tu approuves qu'elle se mette en rapport avec cet auteur de chroniques scandaleuses, qui ne laisse pas passer une semaine sans me mettre sur la sellette au sujet de mon école et de mes fonctions publiques ?

ROSMER
Cher ami, elle n'a certainement pas envisagé ce côté de la question. Du reste, elle a naturellement sa liberté d'agir, tout comme moi j'ai la mienne.

KROLL
Vraiment ? Je suppose que cela s'accorde avec tes nouvelles orientations. Car il est probable que Mlle West et toi, vous avez le même point de vue.

ROSMER
Certainement. Nous marchons vers notre but commun la main dans la main. KROLL le considère, en hochant lentement la tète. — Tu es aveugle. Tu ne vois donc pas le piège !

ROSMER
Moi ? Pourquoi dis-tu cela ?

KROLL
C'est que je n'ose pas, que je ne veux pas croire autre chose. Non, non, laisse-moi m'expliquer. Tu attaches du prix à mon amitié, et à mon estime aussi ? N'est-ce pas, Rosmer ?

ROSMER
Je n'ai pas besoin de répondre à cette question.

KROLL
C'est qu'il y a encore d'autres questions qui exigent des réponses, une franche explication de ta part. Consens-tu à ce que je te fasse subir une sorte d'interrogatoire ?

ROSMER
D'interrogatoire ?

KROLL
Oui; que je touche à certains sujets dont le souvenir pourra t'être pénible ? Vois-tu, ton apostasie, ou ta libération, comme tu dis, se rattache à tant de choses au sujet desquelles il est nécessaire que tu me donnes des explications, dans ton propre intérêt.

ROSMER
Pose toutes les questions qu'il te plaira, cher ami. Je n'ai rien à cacher.

KROLL
Eh bien, dis-moi quelle a été, selon toi, la véritable raison qui a poussé Béate au suicide ?

ROSMER
Y a-t-il le moindre doute à ce sujet ? Du reste, peut-on demander les raisons d'agir d'un pauvre être malade et irresponsable ?

KROLL
Es-tu bien sûr de l'entière irresponsabilité de Béate ? Dans tous les cas, les médecins ne se prononçaient pas avec cette certitude.

ROSMER
Si les médecins avaient pu la voir dans l'état où je l'ai vue moi-même si souvent, et cela durant des journées et des nuits entières, ils n'auraient pas eu le moindre doute.

KROLL
Je n'en avais pas non plus, à cette époque.

ROSMER
Ah non, mon ami, le doute n'était malheureusement pas possible ! Je crois t'avoir parlé de cette passion sauvage, effrénée qu'elle me demandait de partager. Oh ! quelle épouvante elle m'inspirait ! Et puis ces reproches sans motifs qu'elle se faisait et qui l'ont torturée pendant ses dernières années.

KROLL
Oui, quand elle a su qu'elle ne pourrait jamais être mère.

ROSMER
Tu vois bien. Se livrer à un si violent désespoir, se tourmenter de la sorte pour un fait dont elle n'était nullement responsable ! Qui peut prétendre qu'elle avait tout son bon sens ?

KROLL
Hum. Te souviens-tu si, à cette époque, tu avais chez toi des livres traitant du vrai sens du mariage selon les théories progressistes d'aujourd'hui ?

ROSMER
Je me souviens que Mlle West m'avait prêté un ouvrage de ce genre. Elle a hérité, comme tu sais, de la bibliothèque du docteur. Mais, mon cher Kroll, tu ne peux pas nous supposer assez imprudents pour avoir évoqué de tels sujets avec notre pauvre malade. Je peux t'affirmer solennellement que nous n'avons rien à nous reprocher. C'est son propre cerveau et ses nerfs malades qui l'ont égarée.

KROLL
Dans tous les cas, il y a une chose que je peux te raconter maintenant. C'est que la pauvre Béate, tourmentée et exaltée au-delà du possible, s'est suicidée pour te laisser vivre heureux, libre, à ta guise.

ROSMER (avec un brusque mouvement pour se lever)
Qu'entends-tu par là ?

KROLL
Il faut m'écouter tranquillement, Rosmer. Je peux tout te dire, maintenant. Durant la dernière année de sa vie, elle est venue deux fois chez moi pour me confier son angoisse et son désespoir.

ROSMER
À ce sujet ?

KROLL
Non. La première fois, elle est venue me dire que tu étais sur le point de renier ta foi, d'abandonner la religion de tes pères.

ROSMER (vivement)
Ce que tu dis là est impossible, Kroll ! Tout à fait impossible. Tu te trompes certainement.

KROLL
Pourquoi cela ?

ROSMER
Parce que, du vivant de Béate, je me débattais encore dans le doute et dans l'incertitude. Et ce combat, je l'ai livré seul aux prises avec ma conscience. Je crois que pas même Rebekka

KROLL
Rebekka ?

ROSMER
Eh bien, oui, Mlle West. Je l'appelle Rebekka pour simplifier les choses.

KROLL
Je l'avais remarqué.

ROSMER
Voilà pourquoi il me semble tout à fait incompréhensible que Béate ait eu cette idée. Et pourquoi ne m'en a-t-elle jamais parlé ? Jamais elle ne l'a fait. Jamais un mot !

KROLL
L'infortunée ! Elle m'a tant prié, tant supplié de t'en parler.

ROSMER
Et pourquoi ne l'as-tu pas fait ?

KROLL
Je n'avais alors aucun doute sur son état mental. Une pareille accusation contre un homme comme toi ! Environ un mois plus tard, elle paraissait plus calme, mais, en partant, elle m'a dit : "Préparez-vous à voir bientôt le cheval blanc à Rosmersholm."

ROSMER
Ah, oui, le cheval blanc, elle en parlait souvent.

KROLL
Et comme je tâchai de l'arracher à de si tristes pensées, elle s'est contentée de répondre : "Je n'en ai plus pour longtemps, car maintenant il faut que Johannes épouse Rebekka, (sans retard.)
"

ROSMER (d'une voix étranglée)
Que dis-tu là ! Moi, épouser !…

KROLL
Ceci se passait un jeudi, dans l'après-midi. Le samedi soir elle s'est précipitée dans le torrent du moulin.

ROSMER
Et dire que tu ne nous avais pas avertis !…

KROLL
Tu sais toi-même qu'elle avait pris l'habitude de dire qu'elle n'en avait pas pour longtemps.

ROSMER
Je sais bien. Et cependant, tu aurais dû nous avertir!

KROLL
J'y ai pensé. Mais il n'était plus temps.

ROSMER
Et plus tard donc, pourquoi n'as-tu pas ?… Pourquoi m'avoir caché tout cela ?

KROLL
À quoi bon te tourmenter et rouvrir ta blessure ? Je n'ai vu dans tous ces propos que des fantaisies dues à son état. Je l'ai cru jusqu'à hier soir.

ROSMER
Et tu ne le crois plus ?

KROLL
Béate n'a-t-elle pas vu clair, en prétendant que tu étais sur le point de renier la foi de ton enfance ?

ROSMER (regardant fixement devant lui)
Oui, et je n'y comprends rien. C'est là une chose absolument inexplicable pour moi.

KROLL
Inexplicable ou non, elle n'en est pas moins certaine. Et maintenant, Rosmer, je te demande ce qu'il y a de vrai dans son autre accusation, la dernière?

ROSMER
Son accusation, dis-tu ? Était-ce donc là une accusation ?

KROLL
Tu n'as peut-être pas fait attention aux termes dont elle s'est servi. Elle m'a dit qu'elle voulait mourir. Pourquoi ? Voyons !

ROSMER
Pour que je puisse épouser Rebekka?

KROLL
Ce n'est pas exactement ainsi qu'elle s'est exprimée. Elle a dit : "Je n'ai plus que peu de temps à vivre, car, maintenant, il faut que Johannes épouse Rebekka, sans retard." ROSMER le fixe un moment, puis il se lève. — Maintenant je te comprends, Kroll.

KROLL
Eh bien ? Qu'as-tu à répondre ?

ROSMER (avec calme, se dominant)
Répondre à ces choses inouïes ? La seule réponse à faire serait de te montrer la porte.

KROLL (se levant)
C'est bien.

ROSMER (se plaçant devant lui)
Écoute-moi. Il y a plus d'un an, depuis la mort de Béate, que Rebekka West et moi vivons seuls, à Rosmersholm. Depuis ce temps, et bien que tu connaisses l'accusation de Béate, je ne t'ai pas vu une seule fois scandalisé de nous voir vivre ensemble, Rebekka et moi.

KROLL
Depuis hier soir, seulement, je sais que c'est un renégat et une femme émancipée, qui vivent ainsi en commun.

ROSMER
Ah ! Tu ne crois donc pas que des renégats et des femmes émancipées puissent vivre en esprit de chasteté ? Tu ne crois pas qu'ils puissent être dominés par un sens de la moralité aussi puissant qu'une loi de la nature ?

KROLL
Je ne fais pas grand cas d'une moralité qui n'a pas ses racines dans la foi de l'Église.

ROSMER
Ce que tu dis là s'appliquerait, selon toi, à Rebekka et à moi ? À mes relations avec Rebekka ?

KROLL
Je ne puis pas changer d'opinion par égard pour vous : je ne vois pas d'abîme infranchissable entre la libre pensée et…

ROSMER
Et ?

KROLL
Et l'amour libre, puisque tu veux que j'appelle les choses par leur nom.

ROSMER (lentement)
Et tu n'as pas honte de me dire cela ! Toi qui me connais depuis ma première jeunesse !

KROLL
Justement parce que je te connais, je sais avec quelle facilité tu subis l'influence de ton entourage. Et quant à ta Rebekka… (Mouvement de ROSMER.)
Bien, bien ! quant à cette demoiselle West, nous ne la connaissons guère, à vrai dire. En un mot, Rosmer, je ne t'abandonne pas. Et tu devrais tâcher de te sauver avant qu'il soit trop tard.

ROSMER
Me sauver ? Comment cela ?
(Mme HELSETH entrouvre la porte de gauche.)

ROSMER
Que voulez-vous ?

MADAME HELSETH
Je viens prier Mademoiselle de descendre.

ROSMER
Mademoiselle n'est pas ici.

MADAME HELSETH
Vraiment ? (Jetant un regard autour d'elle.)
C'est extraordinaire.
(Elle sort.)

ROSMER
Tu disais ?

KROLL
Écoute-moi. Ce qui s'est passé en cachette avant la mort de Béate, et ce qui se passe ici depuis, je ne veux pas l'examiner de trop près. Tu étais extrêmement malheureux en ménage. Cela peut jusqu'à un certain point te servir d'excuse.

ROSMER
Comme tu me connais peu au fond.

KROLL
Ne m'interromps pas. Ce que je tiens à te dire, c'est que, si ta vie en commun avec Mlle West doit continuer, il est absolument indispensable que tu tiennes caché ton revirement, la triste désertion à laquelle elle t'a entraîné. (Mouvement de ROSMER.)
Laisse-moi parler ! Laisse-moi parler ! Je dis que, puisque le malheur est arrivé, tu es libre d'avoir toutes les idées, toutes les convictions et toutes les croyances que bon te semble, sur n'importe quel sujet, mais, au nom du ciel, garde-les pour toi. Après tout, c'est là une question tout à fait personnelle. Je ne vois pas la moindre nécessité de crier cela sur les toits.

ROSMER
Ce qui pour moi est une nécessité, c'est de ne pas être dans une position fausse et suspecte.

KROLL
Mais les traditions de ta famille t'imposent des devoirs, Rosmer. Souviens-toi ! Rosmersholm a toujours été, depuis des temps immémoriaux, un exemple d'ordre et de discipline, un foyer pour toutes les valeurs établies et respectées par l'élite de la société. Toute la région porte l'empreinte de Rosmersholm. Cela provoquerait un désordre irrémédiable si l'on apprenait que tu as renié toi-même ce que je voudrais appeler l'esprit de famille des Rosmer.

ROSMER
Mon cher Kroll, je vois la chose autrement. J'ai le devoir absolu, me semble-t-il, de répandre un peu de lumière et de joie dans une région que les Rosmer ont maintenue pendant de longues années dans les ténèbres et l'oppression morale.

KROLL (le regardant sévèrement)
Digne mission pour le dernier rejeton de la race! Laisse donc cela ! Ce n'est pas un travail qui te convienne. Tu es fait pour mener la tranquille existence d'un penseur.

ROSMER
C'est possible. Mais moi aussi, je veux enfin prendre part au combat de la vie.

KROLL
Ce combat-là, sais-tu ce qu'il sera pour toi ? Une lutte à mort contre tous tes amis.

ROSMER (tranquillement)
Ils ne sont pas tous aussi fanatiques que toi, je pense.

KROLL
Tu es une âme naïve, Rosmer. Une âme sans expérience. Tu ne te doutes pas de la violence avec laquelle l'orage éclatera sur ta tête.
(Mme HELSETH entrouvre la porte de gauche.)

MADAME HELSETH
Mademoiselle fait demander…

ROSMER
Qu'y a-t-il ?

MADAME HELSETH
Il y a quelqu'un en bas qui désire parler à monsieur le pasteur.

ROSMER
C'est peut-être le même homme qui est venu hier soir ?

MADAME HELSETH
Non, c'est ce Mortensgard.

ROSMER
Mortensgard!

KROLL
Ah, ah ! Nous en sommes là ! Nous en sommes déjà là !

ROSMER
Que me veut-il ! Pourquoi ne l'avez-vous pas renvoyé ?

MADAME HELSETH
Mademoiselle a dit que je devais demander s'il pouvait monter.

ROSMER
Dites-lui qu'il y a quelqu'un chez moi.

KROLL (à Mme HELSETH)
Vous n'avez qu'à le laisser monter, madame Helseth.
(Mme HELSETH sort.)

KROLL (prenant son chapeau)
Je cède la place pour le moment. Mais le combat décisif n'est pas encore livré.

ROSMER
Aussi vrai que j'existe, Kroll, je n'ai rien de commun avec Mortensgard.

KROLL
Je ne te crois plus sur aucun point. Dorénavant je n'ai plus confiance en toi, sous aucun rapport. Maintenant, c'est une guerre au couteau. Nous allons bien voir si nous ne réussirons pas à te mettre hors de combat.

ROSMER
Oh, Kroll, tu es tombé bien bas !

KROLL
Moi ? Et c'est un homme comme toi qui dit cela ? Souviens-toi de Béate…

ROSMER
Tu recommences !

KROLL
Non. C'est à ta conscience, si tu en as encore une, de comprendre l'énigme qui se cache au fond du torrent.
(Peder MORTENSGARD entre à pas lents et discrets par la porte de gauche. C'est un petit homme chétif, à la chevelure et à la barbe roussâtres, clairsemées.)

KROLL (avec un regard haineux)
Allons ! Voici Le Phare allumé à Rosmersholm.(Boutonnant sa redingote.)
Je n'ai plus de doute sur la direction que je dois prendre.

MORTENSGARD (doucement)
Le Phare sera toujours allumé quand il s'agira de montrer le chemin à monsieur le recteur.

KROLL
Oui, il y a longtemps que vous montrez vos bonnes intentions à mon égard. N'y a-t-il pas un commandement qui défend de porter faux témoignage contre son prochain ?

MORTENSGARD
Monsieur le recteur n'a pas besoin de m'enseigner les commandements.

KROLL
Pas même le sixième ?

ROSMER
Kroll !

MORTENSGARD
Si c'était nécessaire, la tâche incomberait à monsieur le pasteur.

KROLL (avec une perfide ironie)
Le pasteur ? Sans aucun doute, le pasteur Rosmer est un homme compétent en cette matière. Bien du plaisir, messieurs.
(Il sort et referme bruyamment la porte derrière lui.)

ROSMER (à part, le regard fixé sur la porte)
Allons, le sort en est jeté. (Se retournant.)
Voulez-vous me dire, monsieur Mortensgard, la raison de votre visite?

MORTENSGARD
À vrai dire, j'étais venu voir Mlle West. J'ai cru devoir la remercier pour la gentille lettre qu'elle m'a écrite hier.

ROSMER
Je sais qu'elle vous a écrit. Lui avez-vous parlé ?

MORTENSGARD
Oui, un instant. (Avec un demi-sourire.)
J'ai entendu dire que les opinions ont changé sur certains points à Rosmersholm.

ROSMER
Mes opinions ont changé en bien des matières, je peux presque dire en tout.

MORTENSGARD
C'est ce que m'a dit cette dame. Aussi a-t-elle été d'avis que je passe m'entretenir un instant avec vous à ce sujet.

ROSMER
À quel sujet, monsieur Mortensgard ?

MORTENSGARD
Me permettez-vous de publier dans Le Phare que vos idées ont pris une nouvelle orientation, et que vous vous associez à la cause du progrès et de la liberté ?

ROSMER
Je vous y autorise volontiers. Je vous prie même de faire cette révélation.

MORTENSGARD
Elle paraîtra demain. C'est une grande et importante information que le pasteur Rosmer, de Rosmersholm, ait résolu de combattre pour la lumière sur ce point comme sur d'autres.

ROSMER
Je ne vous comprends pas bien.

MORTENSGARD
Je veux dire que pour notre parti, c'est un appoint moral d'une grande importance chaque fois que nous gagnons à notre cause un adhérent sérieux, animé d'un esprit vraiment chrétien.

ROSMER (avec quelque étonnement)
Vous ne savez donc pas ? Mlle West ne vous a pas tout dit ?

MORTENSGARD
Quoi, monsieur le pasteur ? Elle était probablement trop pressée. Elle m'a dit de monter et que j'entendrais le reste de votre bouche.

ROSMER
Alors je vais vous l'apprendre moi-même : je me suis entièrement affranchi, libéré de tout lien. Je me trouve actuellement sans aucune attache avec l'Eglise et son enseignement. Désormais, ces choses-là ne me regardent plus.

MORTENSGARD (le regardant abasourdi)
Non ! si la lune tombait du ciel, je ne serais pas plus surpris ! Le pasteur en personne abjure !

ROSMER
J'en suis arrivé au point où vous vous trouvez depuis longtemps. C'est ce que vous pouvez publier demain dans Le Phare.

MORTENSGARD
Cela aussi ? Mon cher pasteur… Excusez-moi, mais voilà un côté de la question dont il vaut mieux ne pas parler.

ROSMER
Ne pas en parler ?

MORTENSGARD
Pas tout de suite du moins.

ROSMER
Je ne comprends pas.

MORTENSGARD
Voyez-vous, monsieur le pasteur, vous n'êtes pas au courant de la situation comme moi. Mais, du moment où vous vous êtes associé à la cause libérale, et où vous voulez, comme disait tout à l'heure Mlle West, prendre part au mouvement, vous avez naturellement le désir d'être aussi utile que possible à ladite cause et audit mouvement.

ROSMER
Je le désire de tout mon cœur.

MORTENSGARD
Bien ; alors je peux vous dire qu'à l'instant même où vous vous déclareriez ouvertement séparé de l'Eglise, vous vous retrouveriez les bras liés.

ROSMER
Vous croyez cela ?

MORTENSGARD
Oui. Vous pouvez être sûr que dans ce pays, il n'y aura plus grand-chose à faire pour vous. Et puis, nous avons bien assez de libres penseurs, monsieur le pasteur. J'allais dire, que nous en avons trop. Ce dont le parti a besoin, ce sont des personnalités chrétiennes, qui imposent le respect à tous. C'est ce qui nous manque terriblement. Voilà pourquoi je suis d'avis que nous ne soufflions pas un mot de cette question, qui ne regarde pas le public. C'est là mon opinion.

ROSMER
Ah ! c'est ainsi ? Si donc je proclame ouvertement mon apostasie, vous ne vous risqueriez pas à vous compromettre avec moi ?

MORTENSGARD
Je n'oserais pas, monsieur le pasteur. Ces derniers temps je me suis donné pour règle de ne jamais soutenir rien ni personne qui puisse nuire aux intérêts de l'Église.

ROSMER
Êtes-vous donc rentré dernièrement dans le giron de l'Église ?

MORTENSGARD
Ceci est une autre affaire.

ROSMER
Ah ! c'est ainsi ? Allons, je vous comprends.

MORTENSGARD
Monsieur le pasteur, il faut vous souvenir que moi, tout spécialement, je ne suis pas entièrement libre de mes actions.

ROSMER
Qu'est-ce donc qui vous empêche de l'être ?

MORTENSGARD
Ce qui m'empêche de l'être, c'est que je suis un homme flétri!

ROSMER
Ah oui !…

MORTENSGARD
Un homme flétri, monsieur le pasteur. Vous surtout ne devriez pas l'oublier, car c'est vous tout le premier qui m'avez imprimé la flétrissure.

ROSMER
Si j'avais eu à l'époque le même point de vue qu'aujourd'hui, j'aurais traité votre erreur avec plus d'indulgence.

MORTENSGARD
Je le pense aussi. Mais il est trop tard maintenant. Vous m'avez flétri pour toujours, flétri pour la vie. Sans doute vous ne vous rendez pas compte de toute la portée de la chose. Mais avant peu, monsieur le pasteur, vous risquez peut-être d'en faire vous-même la triste expérience.

ROSMER
Moi ?

MORTENSGARD
Mais oui. Car vous ne supposez pas que le recteur Kroll et sa coterie vont vous pardonner ? Le bruit court que désormais le journal régional va mordre à belles dents. Il se pourrait bien qu'il s'en prenne à vous maintenant.

ROSMER
Je me sens invulnérable dans ma vie privée. Ma conduite n'offre aucune prise aux attaques.

MORTENSGARD (souriant tranquillement)
C'est là de bien grands mots, monsieur le pasteur.

ROSMER
C'est possible, mais j'ai le droit de les prononcer, si grands qu'ils soient.

MORTENSGARD
Même si vous scrutiez votre conduite aussi sérieusement que vous avez jadis scruté la mienne ?

ROSMER
Vous dites cela d'un ton singulier. Qu'y a-t-il ? À quoi faites-vous allusion ? Est-ce à quelque chose de spécial ?

MORTENSGARD
Oui, il y a une chose, une seule, mais il serait grave qu'elle tombe dans les mains d'adversaires malveillants.

ROSMER
Auriez-vous l'obligeance de m'apprendre de quoi il s'agit ? MORTENSGARD. — Monsieur le pasteur ne pourrait-il pas le deviner lui-même ?

ROSMER
Pas le moins du monde. Je ne devine pas.

MORTENSGARD
Allons, il me faut tout vous dire. Je possède une lettre fort extraordinaire, expédiée de Rosmersholm.

ROSMER
Vous voulez parler de la lettre de Mlle West. Est-elle donc si extraordinaire ?

MORTENSGARD
Non, cette lettre-là ne l'est pas. Mais il m'est arrivé d'en recevoir une autre venant d'ici.

ROSMER
De Mlle West également ?

MORTENSGARD
Non, monsieur le pasteur.

ROSMER
Mais alors, de qui ? de qui ?

MORTENSGARD
De feue Mme Rosmer.

ROSMER
De ma femme ? vous avez reçu une lettre de ma femme !

MORTENSGARD
Oui, j'en ai reçu une.

ROSMER
Quand cela ?

MORTENSGARD
Dans les derniers temps de sa vie; il y a un an et demi environ. C'est de cette lettre-là que je parle : elle est vraiment extraordinaire.

ROSMER
Vous savez bien qu'à cette époque ma femme était atteinte de maladie mentale.

MORTENSGARD
Je sais que beaucoup de personnes le croyaient, mais sa lettre ne l'indique nullement, à mon avis. En disant que la lettre est extraordinaire, je l'entends autrement.

ROSMER
Mais qu'a-t-elle bien pu trouver à vous écrire, ma pauvre femme?

MORTENSGARD
J'ai la lettre chez moi. Elle commence à peu près ainsi : Elle vit, dit-elle, dans des transes continuelles, à cause de toutes les méchantes gens dont la région est pleine. Ces gens-là ne songeraient qu'à vous nuire et à vous faire tout le mal possible.

ROSMER
À moi ?

MORTENSGARD
Oui, d'après elle. Mais voici maintenant ce qu'il y a de plus curieux. Doisje continuer, monsieur le pasteur ?

ROSMER
Naturellement ! Dites tout, sans réticences.

MORTENSGARD
Feue Mme Rosmer me supplie d'être généreux. Elle sait, dit-elle, que c'est à monsieur le pasteur que je dois d'avoir perdu ma place d'instituteur. Et elle m'adjure de ne pas me venger.

ROSMER
Et comment, d'après elle, auriez-vous pu vous venger ?

MORTENSGARD
Il s'agit dans la lettre de rumeurs qui pourraient me parvenir et d'après lesquelles il se passerait de vilaines choses à Rosmersholm. Je ne devrais pas y croire, ce ne pourraient être que des calomnies répandues à dessein par des gens cherchant à vous nuire.

ROSMER
La lettre dit cela !

MORTENSGARD
Monsieur le pasteur pourra s'en convaincre lui-même à l'occasion.

ROSMER
Je n'y comprends rien ! Que pouvait-elle s'imaginer ? À quelles rumeurs faisait-elle allusion ?

MORTENSGARD
D'abord monsieur le pasteur aurait abandonné la foi de son enfance. Un fait que Mme Rosmer niait énergiquement, à l'époque. Ensuite, hum.

ROSMER
Ensuite ?

MORTENSGARD
Ensuite elle dit, et ceci est passablement embrouillé, qu'il n'existe pas, à sa connaissance, de relations criminelles à Rosmersholm et que jamais on ne lui a fait de tort. S'il circulait des bruits de ce genre, elle me supplie de ne pas en parler dans Le Phare.

ROSMER
Elle ne nomme personne ?

MORTENSGARD
Non.

ROSMER
Qui vous a apporté cette lettre ?

MORTENSGARD
J'ai promis de ne pas le dire. Elle m'a été remise un soir, alors qu'il faisait déjà nuit.

ROSMER
Si vous vous étiez renseigné tout de suite, vous auriez su que ma pauvre femme n'était pas entièrement responsable de ses actes.

MORTENSGARD
J'ai pris des renseignements, monsieur le pasteur. Mais il faut bien le dire : ce n'est pas exactement là l'impression que j'en ai gardée.

ROSMER
Vraiment ? Au fait, pourquoi me révélez-vous aujourd'hui l'existence de cette lettre insensée ?

MORTENSGARD
Pour vous conseiller d'être extrêmement prudent, monsieur le pasteur.

ROSMER
Dans ma manière de vivre, voulez-vous dire ?

MORTENSGARD
Oui, il faut vous rappeler qu'à l'heure qu'il est vous n'êtes plus inattaquable.

ROSMER
Ainsi, vous persistez à croire que j'ai un secret à dissimuler ?

MORTENSGARD
Je ne vois pas pourquoi un homme qui s'est affranchi de tout s'abstiendrait de jouir pleinement de la vie. Soyez seulement prudent à partir d'aujourd'hui. Car, si l'on apprenait sur votre compte telle ou autre chose contraire aux préjugés, vous pouvez être sûr que la cause de la liberté en souffrirait. Au revoir, monsieur le pasteur.

ROSMER
Au revoir.

MORTENSGARD
Je vais maintenant à l'imprimerie faire publier la grande nouvelle dans Le (Phare.)

ROSMER
Publiez tout.

MORTENSGARD
Je publierai tout ce que le bon public a besoin de savoir.
(Il salue et sort. Pendant qu'il descend l'escalier, ROSMER reste près de l'entrée. On entend la porte de la maison se refermer.)

ROSMER (à demi-voix, appelant)
Rebekka ! Re… Hum. (Haut.)
Madame Helseth, Mlle West n'est-elle pas en bas?

MADAME HELSETH (d'en bas)
Non, monsieur le pasteur, elle n'est pas ici.
(La portière du fond se soulève : on aperçoit REBEKKA.)

REBEKKA
Rosmer !

ROSMER (se retournant)
Comment, tu étais dans ma chambre à coucher ? Que faisais-tu donc là, chère amie ?

REBEKKA (s'approchant de lui)
J'écoutais.

ROSMER
Rebekka ! Comment as-tu pu ?

REBEKKA
Comme tu vois; c'était si méchant, ce qu'il a dit au sujet de mon négligé.

ROSMER
Ainsi, tu étais déjà là quand Kroll ?…

REBEKKA
Oui. J'ai voulu connaître le fond de sa pensée.

ROSMER
Je t'aurais tout raconté.

REBEKKA
Non, tu ne m'aurais pas tout dit. Du moins, pas dans les mêmes termes.

ROSMER
Tu as tout entendu ?

REBEKKA
La plus grande partie, je pense; j'ai dû descendre un instant quand Mortensgard est arrivé.

ROSMER
Et puis tu es remontée ?

REBEKKA
Ne te fâche pas, cher ami.

ROSMER
Fais en toute occasion ce que tu trouves juste et bon. Je veux que tu aies pleine liberté d'action. Mais qu'en dis-tu, Rebekka ? Oh ! jamais je n'ai senti, comme en ce moment, combien tu m'es indispensable.

REBEKKA
Nous étions préparés tous les deux à ce qui devait arriver tôt ou tard.

ROSMER
Non, non, pas à cela.

REBEKKA
Pas à cela ?

ROSMER
J'ai pu croire que, tôt ou tard, notre belle et pure amitié pourrait faire l'objet de calomnies. Mais pas Kroll. De sa part je ne m'y serais jamais attendu. Mais les autres, ces esprits grossiers, ces gens aux regards ignobles ! Oh ! tu sais, j'avais bien raison de jeter un voile jaloux sur notre alliance. C'était là un secret bien dangereux.

REBEKKA
Ah ! peu importe l'opinion des autres ! Nous sommes sûrs nous-mêmes de n'avoir rien à nous reprocher.

ROSMER
Rien à me reprocher ? Moi ? Oui, je l'ai cru, jusqu'à ce jour. Mais à présent, Rebekka

REBEKKA
Eh bien ?

ROSMER
Comment m'expliquer la terrible accusation de Béate ?

REBEKKA (éclatant)
Ah ! ne parle pas de Béate ! Ne pense plus à Béate ! Tu avais si bien réussi à te séparer de cette morte.

ROSMER
Depuis que j'ai appris cela, elle me paraît terriblement vivante.

REBEKKA
Non, non, je t'en prie, Rosmer ! Je t'en prie !

ROSMER
Oui, te dis-je, il faut tâcher d'éclaircir tout cela. Comment en est-elle arrivée à cette fatale méprise ?

REBEKKA
Tu ne vas pas te mettre à douter maintenant, qu'elle ait été folle ou presque.

ROSMER
C'est que, vois-tu, je n'en suis plus tout à fait sûr. Et puis, même si elle l'avait été…

REBEKKA
Si elle l'avait été ? Eh bien, quoi ?

ROSMER
Je veux dire, quelle est la véritable cause qui a transformé sa faiblesse d'esprit en folie ?

REBEKKA
Ah voyons ! À quoi bon te torturer avec toutes ces pensées qui ne mènent à rien ?

ROSMER
Je ne peux faire autrement, Rebekka. J'aurais beau le vouloir, je ne peux pas me débarrasser de ces doutes qui me rongent.

REBEKKA
Oh ! mais cela peut devenir dangereux de ressasser toujours cette sombre histoire.

ROSMER (arpentant la scène, inquiet et songeur)
Je me serai trahi d'une manière ou d'une autre. Elle aura remarqué que depuis ton arrivée j'ai commencé à me sentir heureux.

REBEKKA
Mais, cher ami, même s'il en avait été ainsi…

ROSMER
Vois-tu, elle aura remarqué que nous lisions les mêmes livres, que nous aimions à rester ensemble et à nous entretenir de toutes ces idées nouvelles. Et pourtant je n'y comprends rien ! Je prenais tant de précautions à la ménager. Quand je me reporte à cette époque, il me semble que je m'efforçais, comme s'il y allait de ma vie, de la tenir en dehors de ce que nous avions en commun. N'est-ce pas, Rebekka?

REBEKKA
Oh, bien certainement.

ROSMER
Et tu as agi de même. Et malgré cela ! Oh ! c'est épouvantable d'y penser ! Elle vivait là, elle, dans son amour maladif, se taisant toujours, nous surveillant, observant chaque chose et… et se méprenant sur tout.

REBEKKA (se tordant les mains)
Oh ! je n'aurais jamais dû venir à Rosmersholm.

ROSMER
Songe donc combien elle a dû souffrir en silence ! que de vilaines choses son cerveau malade a dû combiner et forger sur notre compte. Ne t'a-t-elle jamais rien dit qui aurait pu le faire soupçonner ?

REBEKKA (avec trouble et effroi)
À moi ? Crois-tu que dans ce cas, je serais restée un jour de plus à Rosmersholm ?

ROSMER
Non, non, c'est évident. Oh ! quel combat elle a dû livrer ! Et livrer seule, Rebekka, seule et désespérée ! Et ce triomphe à la fin, poignant, accusateur, au fond du torrent !
(Il se laisse tomber sur la chaise devant la table à écrire, pose les coudes sur la table et se cache la figure dans les mains.)

REBEKKA (venant doucement se placer derrière lui)
Ecoute-moi, Rosmer. S'il était en ton (pouvoir)
de rappeler Béate auprès de toi, à Rosmersholm, voudrais-tu le faire ?

ROSMER
Est-ce que je sais ? Je ne peux penser qu'à une seule chose, cette chose-là, je ne peux la changer.

REBEKKA
Tu allais commencer à vivre, Rosmer. Tu avais déjà commencé. Tu avais conquis toute ta liberté. Tu te sentais si gai, si soulagé.

ROSMER
Oui, tout cela est vrai. Et brusquement me voilà écrasé par ce poids terrible.

REBEKKA (s'appuyant au dossier de sa chaise)
Pense à ces moments délicieux, à nos douces causeries au crépuscule, dans le salon où nous allions tous les deux nous asseoir. Nous formions ensemble des projets d'existence nouvelle : tu voulais te jeter dans la vie active, dans la vie intense d'aujourd'hui, comme tu disais. Aller de maison en maison porter la parole de liberté, gagner les esprits et les volontés, donner la noblesse aux hommes, partout à la ronde, élargissant ton cercle peu à peu. La noblesse!

ROSMER
—La noblesse et la joie.

REBEKKA
Oui, et la joie.

ROSMER
Car c'est la joie qui ennoblit les esprits, Rebekka.

REBEKKA
Et la douleur aussi, ne crois-tu pas ? La grande douleur ?

ROSMER
Oui, à condition de la surmonter, de la vaincre.

REBEKKA
C'est là ce qu'il faut faire, Rosmer.

ROSMER (secouant tristement la tête)
Oh ! je n'en sortirai jamais, il me restera toujours un doute, une interrogation dans l'esprit. Je ne connaîtrai plus jamais ce sentiment qui donne tout son prix à la vie.

REBEKKA (plus bas, penchée sur le dossier)
Quel sentiment, Rosmer ?

ROSMER (levant la tête pour la regarder)
Le plus appréciable de tous : la conscience pure.

REBEKKA (se reculant d'un pas)
Oui, la pureté de conscience.
(Un court silence.)

ROSMER (regardant devant lui, le coude sur la table, la tête appuyée sur la main)
Et comme elle a su tout arranger ! Quelle suite dans ses idées ! Elle commence par éprouver un doute au sujet de ma foi religieuse. D'où lui est venu ce doute, en ce moment-là ? Mais enfin il lui est venu. Puis c'est devenu une certitude. Et puis… Ah ! il lui a été si facile après cela de croire tout possible. (Se redressant et se passant les mains dans les cheveux.)
Ah ! Toutes ces pensées cruelles, jamais je ne pourrai m'en défaire ! Je le sens bien. Je le sais. À tout moment, elles surgiront et me rappelleront la morte.

REBEKKA
Comme le cheval blanc de Rosmersholm.

ROSMER
Oui, exactement. Passant au galop dans les ténèbres, dans le silence.

REBEKKA
Et à cause de ce misérable cauchemar, tu voudrais renoncer à la vie active où tu commençais déjà à prendre pied.

ROSMER
Tu as raison, c'est dur, Rebekka. Mais je n'ai pas le choix. Comment veux-tu que je sorte de là ?

REBEKKA (derrière sa chaise)
En te créant de nouvelles relations.

ROSMER (tressaillant et levant la tête)
De nouvelles relations !

REBEKKA
Oui, avec le monde extérieur. Vivre, agir, travailler, et ne pas rester là à ruminer tes pensées et à te creuser l'esprit sur des chimères.

ROSMER (se levant)
De nouvelles relations ? (Il traverse la scène jusqu'à la porte, s'y arrête un instant et revient à la même place.)
Une question me vient à l'esprit. N'y as-tu pas songé toi-même ?

REBEKKA (respirant avec peine)
Dis-moi de quoi il s'agit.

ROSMER
Quelle tournure crois-tu que nos relations prendront à partir d'aujourd'hui ?

REBEKKA
Je pense que notre amitié saura résister à n'importe quelle épreuve.

ROSMER
Oui, mais ce n'est pas exactement là ce que je voulais dire. Je parle de ce qui nous a rapprochés dès le commencement, de ce qui nous lie si fort l'un à l'autre, de notre conviction commune qu'il est possible pour un homme et une femme de vivre ensemble chastement.

REBEKKA
Oui, oui, eh bien ?

ROSMER
Ce qu'il faut à des relations de cette espèce, des rapports comme les nôtres, c'est une vie paisible et heureuse, n'est-ce pas ?

REBEKKA
Eh bien ?

ROSMER
Or ma vie sera désormais pleine de combats, d'inquiétudes et de fortes émotions. Car je veux vivre, Rebekka ! Je ne me laisserai pas abattre par d'horribles menaces. Je ne me laisserai pas imposer une ligne de conduite ni par les vivants ni… par personne.

REBEKKA
Non, n'est-ce pas, Rosmer ? Sois un homme libre !

ROSMER
Comprends-tu maintenant à quoi je pense ? Dis ? Ne vois-tu pas ce qu'il y a à faire pour me débarrasser de tous ces souvenirs qui me rongent, de tout mon triste passé ?

REBEKKA
Continue !

ROSMER
Je veux leur opposer une réalité nouvelle, une réalité bien vivante.

REBEKKA (comme saisie de vertige, cherche le dossier de la chaise pour s'y appuyer)
Vivante ? que veux-tu dire ?

ROSMER (se rapprochant d'elle)
Rebekka, si je te demandais : Veux-tu être ma seconde femme ? REBEKKA reste un instant sans pouvoir parler, puis, avec une explosion de joie. — Ta femme ! À toi ! Moi !

ROSMER
C'est bien. Essayons ! Ne faisons plus qu'un, toi et moi. Il faut combler le vide laissé par la mort.

REBEKKA
Moi, à la place de Béate !

ROSMER
Comme cela, elle disparaîtra pour toujours. Pour l'éternité.

REBEKKA (d'une voix faible et craintive)
Le crois-tu, Rosmer ?

ROSMER
Il faut que ce soit ! Il le faut ! Je ne peux pas, je ne veux pas traverser la vie avec un cadavre sur le dos. Je veux m'en débarrasser. Aide-moi, Rebekka. Et puis, effaçons tous les souvenirs dans la liberté, dans le plaisir, dans la passion. Tu seras pour moi la seule épouse que j'aie jamais eue.

REBEKKA (avec fermeté)
Ne me parle plus de cela. Jamais je ne serai ta femme.

ROSMER
Que dis-tu là ? Jamais ! Oh ! ne pourrais-tu donc pas apprendre à m'aimer ? Est-ce que l'amour ne se cache pas déjà au fond de notre amitié ?

REBEKKA (se bouchant les oreilles, comme épouvantée)
Ne parle pas ainsi, Rosmer ! Ne dis pas cela !

ROSMER
Oui, oui, il y a là une possibilité. Oh ! je vois que tu le sens comme moi. N'est-ce pas, Rebekka ?

REBEKKA (reprenant son calme et se dominant)
Ecoute-moi bien : je te dis que si tu persistes dans cette idée, je quitte Rosmersholm.

ROSMER
Toi, partir ! Tu ne le pourrais pas ! C'est impossible.

REBEKKA
Il m'est encore plus impossible d'être ta femme. Jamais de la vie je ne le pourrai. ROSMER la regarde, frappé. — Tu dis "je ne le pourrai" et tu le dis d'une façon si étrange. Pourquoi ne le pourrais-tu pas ?

REBEKKA (lui prenant les mains)
Cher ami, dans ton intérêt et dans le mien, ne me demande pas pourquoi. (Lâchant ses mains.)
Assez, Rosmer.
(Elle se dirige vers la porte de gauche.)

ROSMER
À partir de ce moment, il n'y a plus pour moi qu'une seule question : Pourquoi ?

REBEKKA (se retournant et regardant ROSMER)
En ce cas tout est fini.

ROSMER
Entre toi et moi ?

REBEKKA
Oui.

ROSMER
Jamais ce ne sera fini entre nous. Jamais tu ne quitteras Rosmersholm.

REBEKKA (la main sur le bouton de la porte)
Non; c'est bien possible. Mais, si tu t'obstines à me questionner encore, tout n'en sera pas moins fini.

ROSMER
Fini ? Comment ?

REBEKKA
Oui, car en ce cas, je prendrai le même chemin que Béate. Tu le sais maintenant, Rosmer

ROSMER
Rebekka !

REBEKKA (près de la porte, avec un lent hochement de tête)
Tu le sais maintenant.
(Elle sort.)

ROSMER (fixant d'un air égaré la porte qui s'est refermée)
Qu'est-ce que cela veut dire ?

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