ACTE PREMIER


Une station balnéaire. À droite, on aperçoit le coin de l'hôtel. Espace ouvert ayant l'aspect d'un parc; jet d'eau et bouquets d'arbres grands et vieux. À gauche, un petit pavillon dissimulé dans le lierre et la vigne sauvage. Devant le pavillon, une table et une chaise. Au fond, vue sur le fjord, s'étendant jusqu'à la mer. Au loin, des îlots et des langues de terre. Calme et chaude matinée d'été. Sur la pelouse de l'hôtel, le professeur RUBEK et MAJA, sa femme, assis sur des sièges de jonc, devant une table dressée, viennent d'achever leur déjeuner. Chacun un journal à la main, ils boivent du champagne et de l'eau de Seltz. Le professeur est un homme d'âge respectable, distingué, en veste de velours noir, gilet et pantalon d'été. MAJA a l'air tout jeune, un visage animé, des yeux gais et espiègles; mais il y a en elle comme une nuance de fatigue. Elle porte une élégante tenue de voyage.  

MAJA (reste un instant immobile, semblant attendre que le professeur parle, puis elle laisse tomber le journal et soupire.)
Ah !mon Dieu, mon Dieu !…


RUBEK (levant les yeux de son journal)
Eh bien, Maja ? Qu'as-tu donc ?

MAJA
Ecoute un peu le silence qu'il fait ici.

RUBEK (avec un sourire condescendant)
Tu peux l'entendre, toi ?

MAJA
Entendre quoi ?

RUBEK
Le silence.

MAJA
Assurément.

RUBEK
Allons ! tu as peut-être raison. On peut, en effet, entendre le silence.

MAJA
Dieu sait qu'on le peut ! Quand il domine tout, comme ici…

RUBEK
Tu parles de cette station ?

MAJA
Je parle de tout le pays. Là-bas, en ville, ce n'étaient pas le bruit et le mouvement qui manquaient, mais, dans ce bruit et dans ce mouvement mêmes, il y avait quelque chose de mort.

RUBEK (la scrutant du regard)
Tu n'es donc plus contente d'être rentrée, Maja ?

MAJA (le fixant des yeux)
Et toi ? es-tu content ?

RUBEK (évasivement)
Moi ?…

MAJA
Oui, toi, qui as été bien plus longtemps que moi absent de chez nous… Es-tu vraiment content d'être rentré ?

RUBEK
À dire vrai… non… je ne le suis pas, là, vraiment, pour dire le fond de ma pensée.

MAJA (vivement)
Tu vois bien ! J'en étais sûre d'avance !

RUBEK
J'ai peut-être été trop longtemps absent. Je suis devenu étranger à tout ce qui m'entoure ici, à mon milieu natal.

MAJA (avec empressement, rapprochant sa chaise de celle de son mari)
Tu vois bien !… Partons, veux-tu ? le plus tôt que nous pourrons.

RUBEK (avec un peu d'impatience)
Oui, oui, chère Maja, c'est ce que nous comptons faire, tu le sais.

MAJA
Mais pourquoi pas tout de suite ? Pense à la bonne et douce vie que nous mènerions là-bas, dans les délices de notre nouvelle maison.

RUBEK (avec un sourire de condescendance)
On dit plutôt : les délices du foyer.

MAJA (d'une voix brève)
Je préfère dire "maison" : restons-en là.

RUBEK (la regardant un moment)
Tu es une singulière petite personne.

MAJA
Vraiment ? suis-je si singulière ?

RUBEK
Il me semble que oui.

MAJA
Et pourquoi donc ? Est-ce parce que j'ai si peu de goût pour la morne existence que nous menons ici ?

RUBEK
Lequel de nous deux a voulu, coûte que coûte, venir passer cet été dans le nord ?

MAJA
Mettons que ce soit moi.

RUBEK
À coup sûr, ce n'est pas moi.

MAJA
Mais, aussi, qui aurait pu se douter, grand Dieu ! que tout, chez nous, s'était à ce point transformé ? Et cela en si peu de temps ! Pense donc ! Il n'y a pas plus de quatre ans en tout que je suis partie…

RUBEK
… partie mariée…

MAJA
Mariée ? Qu'est-ce que cela fait à l'affaire ?

RUBEK (continuant)
… Devenue Frau Professer, maîtresse, s'il te plaît, d'une maison superbe, je devrais dire seigneuriale ! Avec cela, une villa sur le Taunitzer See, admirablement équipée à l'heure qu'il est… Eh oui, Maja ! je puis bien dire que nous sommes installés avec une splendeur, une élégance qui ne laissent rien à désirer. Et tout cela est vaste, confortable. Sans que l'un gêne l'autre…

MAJA (négligemment)
Non, non, non, en fait d'aises et de confort, il ne nous manque rien…

RUBEK
Ajoutes-y toutes les autres conditions d'une vie élégante et facile… des relations plus distinguées que celles auxquelles tu étais habituée dans ce pays…

MAJA (le regardant)
Ainsi, c'est moi qui aurais changé, à ton avis ?

RUBEK
Oui, Maja, je le crois.

MAJA
Moi seule, et pas les gens d'ici ?

RUBEK
Eh si ! ils ont un peu changé de leur côté et n'en sont pas devenus plus aimables, j'en conviens.

MAJA
Tu dois en convenir, en effet.

RUBEK (changeant de ton)
Sais-tu quelle impression me revient quand je vois l'existence d'ici ?

MAJA
Non; dis-le-moi.

RUBEK
Celle de la nuit où nous sommes arrivés.

MAJA
Mais tu n'as fait que dormir dans un coin du coupé.

RUBEK
Je ne dormais que d'un œil. Chaque fois que nous arrivions à une petite station, j'étais frappé du silence qui y régnait. Comme toi, Maja, j'entendais le silence…

MAJA
Hem !… comme moi…

RUBEK
… et je comprenais que nous avions passé la frontière, que nous étions réellement chez nous. Car le train s'arrêtait à toutes les petites stations, bien qu'il n'y eût aucun trafic.

MAJA
Pourquoi s'arrêtait-il donc ?

RUBEK
Je l'ignore. Personne ne descendait, personne ne montait. Et le train faisait, quand même, une longue, une interminable halte. Et, à chaque station, j'entendais deux employés arpenter le quai. L'un d'eux tenait une lanterne à la main, et ils échangeaient dans la nuit, d'une voix sourde, étouffée, des propos insignifiants.

MAJA
C'est juste. On voit toujours deux hommes marcher ensemble en parlant…

RUBEK
… Pour ne rien dire. (D'un ton plus animé.)
Mais attends seulement jusqu'à demain. Nous monterons sur le grand et beau bateau qui entrera au port et nous irons tout le long de la côte… jusqu'à la mer de glace.

MAJA
Oui, mais, de cette façon, tu ne verras rien du pays, ni de la vie locale. Et c'est pourtant là ce que tu voulais voir.

RUBEK (d'un ton bref et impatient)
Je n'en ai que trop vu.

MAJA
Crois-tu qu'un voyage par mer te fasse du bien ?

RUBEK
Ce serait au moins un changement.

MAJA
Oui, oui, pourvu que cela te fasse du bien !…

RUBEK
À moi ? Mais je ne souffre de rien, que je sache.

MAJA (se levant et s'approchant de lui)
Si Rubek, tu le sens bien toi-même.

RUBEK
Voyons, ma chère Maja, que veux-tu que j'aie ?

MAJA (derrière lui, penchée sur le dossier de sa chaise)
C'est à toi de me le dire. Depuis quelque temps, tu sembles n'avoir ni trêve ni repos. Tu ne trouves de calme nulle part, pas plus à la maison que dehors. Tu deviens absolument misanthrope.

RUBEK (avec une pointe de raillerie)
Vraiment, tu l'as remarqué ?

MAJA
Cela ne saurait échapper à personne qui te connaisse… Et puis, c'est si triste de voir que tu as perdu le goût du travail !

RUBEK
Cela aussi ?

MAJA
Toi jadis infatigable, matin et soir à la besogne !

RUBEK (sombre)
Oui, jadis…

MAJA
Mais, à peine achevé ton chef-d'œuvre…

RUBEK (pensif, hochant la tête)
Le Jour de la Résurrection !

MAJA
L'œuvre qui a fait le tour du monde… qui t'a rendu célèbre.

RUBEK
C'est peut-être là le malheur, Maja !

MAJA
Pourquoi cela ?

RUBEK
Quand j'eus créé ce chef-d'œuvre… (Avec un geste violent)
car Le Jour de la (Résurrection,)
c'est un chef-d'œuvre ! Ou, du moins, il a commencé par l'être… Non, il l'est encore ! Il faut, il faut, il faut que ce soit un chef-d'œuvre !

MAJA (le regardant, étonnée)
Mais, Rubek, le monde entier sait cela…

RUBEK (coupant court, d'une voix brève)
Le "monde entier" ne sait rien, ne comprend rien !

MAJA
Du moins, se doute-t-il de quelque chose…

RUBEK
Oui, de quelque chose qui n'existe pas… de quelque chose qui ne m'est jamais passé par la tête. Oh ! voilà pourquoi ils tombent en admiration ! (Il se murmure à lui-même.)
On perd sa peine à s'user pour le vulgaire, pour la masse… pour le "monde entier"…

MAJA
Crois-tu qu'il vaille mieux… ou qu'il soit plus digne de toi de te dépenser à sculpter des bustes sur commande ? Car c'est tout ce que tu fais depuis quelque temps!

RUBEK (souriant doucement)
Ce ne sont pas de vrais portraits que mes bustes, Maja.

MAJA
Oh ! mon Dieu, si ! Depuis deux ou trois ans que tu as achevé ton groupe et qu'il est sorti de la maison…

RUBEK
Non, te dis-je, ce ne sont pas de vrais portraits.

MAJA
Qu'est-ce donc ?

RUBEK
Il y a dans ces bustes et derrière ces bustes quelque chose de suspect… quelque chose qui s'y dérobe, qui s'y cache sournoisement, et que les hommes ne peuvent distinguer.

MAJA
Vraiment ?

RUBEK (d'un ton péremptoire)
Je suis seul à le voir. Et je m'en amuse en secret. Extérieurement, on y remarque cette "ressemblance frappante" dont les gens s'ébahissent, s'émerveillent… (Baissant la voix.)
Mais là, bien au fond, se dissimule tantôt une brave et honnête moue de cheval, tantôt le mufle d'un âne entêté, ou une tête de chien au front plat, aux oreilles pendantes, ou bien encore un groin de porc bouffi, parfois aussi l'image d'un taureau stupide et brutal.

MAJA (avec indifférence)
En un mot, tous nos bons animaux domestiques.

RUBEK
Oui, Maja, rien que nos bons animaux domestiques… ceux que les hommes ont défigurés et qui les ont défigurés à leur tour. (Il vide son verre de champagne et rit.)
Et ce sont ces œuvres sournoises que les bons bourgeois riches viennent commander chez moi… et qu'ils paient naïvement leur pesant d'or.

MAJA (remplissant le verre de RUBEK)
Allons, Rubek ! Bois et sois heureux. RUBEK se passe plusieurs fois la main sur le front et se renverse sur le dossier de sa chaise. — Je suis heureux, Maja. Vraiment heureux. Dans un certain sens, du moins. (Un silence.)
Car il y a une sorte de contentement à se sentir libre et indépendant à tous égards… à s'accorder pleinement tout ce qu'on peut désirer… au moins en fait d'objets extérieurs. N'es-tu pas de mon avis, Maja ?

MAJA
Mon Dieu, oui… cela vaut bien quelque chose. (Elle regarde.)
Mais te souviens-tu de ce que tu m'as promis le jour où nous sommes convenus… de tenter la grande aventure…

RUBEK (avec un geste d'assentiment)
… Où nous sommes convenus de nous marier. En effet, il t'en a un peu coûté, Maja.

MAJA (sans se troubler)
… Où il a été décidé que je quitterais le pays avec toi et irais pour toujours habiter l'étranger… et vivre dans l'aisance… Te souviens-tu de ce que tu m'as promis alors ?

RUBEK (hochant la tête)
Non, en vérité, je ne m'en souviens pas. Voyons, que t'ai-je promis ?

MAJA
Tu m'as dit que tu m'emmènerais sur une haute montagne, pour me montrer toutes les splendeurs de la terre.

RUBEK (troublé)
Vrai, je te l'ai promis aussi ?

MAJA (le regardant)
Aussi… ? L'aurais-tu promis à quelqu'un d'autre ?

RUBEK (d'un ton d'indifférence)
Non, non… je veux dire : t'ai-je vraiment promis de te montrer ?…

MAJA
… Toutes les splendeurs de la terre. Oui, tu as dit le mot. Et ces splendeurs, as-tu ajouté, seraient à nous, à moi et à toi.

RUBEK
C'était une façon de parler qui m'était familière en ce temps-là.

MAJA
Rien qu'une façon de parler ?

RUBEK
Oui, une réminiscence de mes années d'école : j'utilisais cette formule avec les gamins du voisinage pour qu'ils viennent jouer avec moi par monts et par vaux.

MAJA (fixant sur lui un regard ferme)
N'aurais-tu donc voulu que jouer avec moi ?

RUBEK (tournant la chose en plaisanterie)
Eh quoi, Maja ? Le jeu n'était-il pas amusant ?

MAJA (froidement)
Ce n'est pas seulement pour jouer que je t'ai suivi.

RUBEK
Non, non, je ne dis pas…

MAJA
Et puis tu ne m'as jamais emmenée sur une haute montagne pour me montrer…

RUBEK (d'un ton irrité)
Toutes les splendeurs de la terre. Non, tu as raison. C'est que… je vais te dire, ma petite Maja… tu n'es pas faite pour les grandes ascensions.

MAJA (cherchant à se maîtriser)
Il fut un jour, cependant, où tu avais l'air de le croire.

RUBEK
Oui, il y a quatre ou cinq ans. (Il s'étire sur sa chaise.)
Quatre ou cinq ans, c'est long, Maja, très long.

MAJA (le regardant avec une expression d'amertume)
Ce temps t'a donc paru bien long, Rubek ?

RUBEK
Cela commence à me paraître un peu long, en effet… (Il bâille.)
Par moments, du moins.

MAJA (regagnant sa place)
Je ne veux pas t'ennuyer plus longtemps.
(Elle s'assied, prend son journal et le parcourt. Un silence.)

RUBEK (les deux coudes sur la table, se penche vers elle et la regarde fixement)
Madame serait-elle offensée ?

MAJA (froidement, sans lever les yeux)
Pas du tout.(Les curistes, des femmes en majorité, arrivent peu à peu, isolément ou par groupes, et traversent le parc de droite à)
gauche. Des domestiques viennent de l'hôtel, portant des boissons, et (disparaissent derrière le pavillon. LE DIRECTEUR, gants et canne à la main, fait sa ronde dans le parc, va à la rencontre des curistes, les salue avec empressement et échange quelques paroles avec eux.)
LE DIRECTEUR se dirige vers la table du professeur RUBEK et ôte son chapeau avec (déférence.)
— Que Madame veuille bien me permettre de lui souhaiter le bonjour… Bonjour, monsieur le professeur.

RUBEK
Bonjour, monsieur le directeur, bonjour.

LE DIRECTEUR (se tournant vers MAJA)
Oserai-je demander si Monsieur et Madame ont passé une bonne nuit ?

MAJA
Merci; pour ma part, j'ai très bien dormi. Je dors toujours comme une souche.

LE DIRECTEUR
J'en suis ravi. Quand on change de séjour, la première nuit est souvent mauvaise. Et vous, monsieur le professeur ?

RUBEK
Oh ! moi, je dors mal… surtout depuis quelque temps.

LE DIRECTEUR (d'un air de profond intérêt)
Vraiment ? Cela me fait beaucoup de peine. Mais quelques semaines de cure vous remettront, sans aucun doute.

RUBEK (le regardant)
Dites-moi, monsle directeur, auriez-vous des patients qui prennent des bains la nuit ?

LE DIRECTEUR (étonné)
La nuit ? Non, pas que je sache.

RUBEK
Vraiment !

LE DIRECTEUR
Je ne connais personne ici d'assez malade pour cela.

RUBEK
En ce cas, n'y aurait-il pas quelqu'un qui aurait coutume de se promener la nuit dans le parc ?

LE DIRECTEUR (souriant et hochant la tète)
Non, monsieur le professeur, ce serait contraire au règlement.

MAJA (s'impatientant)
Mon Dieu, Rubek, je te l'ai déjà dit ce matin : tu as rêvé.

RUBEK (sèchement)
Ah ! j'ai rêvé ? Merci ! (Se tournant vers LE DIRECTEUR.)
Ecoutez : je me suis levé, cette nuit, ne pouvant dormir. Et puis, je voulais voir le temps qu'il faisait.

LE DIRECTEUR (attentivement)
Oui, monsieur le professeur. Eh bien ?…

RUBEK
Je regarde par la fenêtre, et j'aperçois là-bas, entre les arbres, une forme blanche.

MAJA (au directeur, avec un sourire)
Et le professeur affirme que cette forme était en peignoir de bain.

RUBEK
Ou, du moins, cela y ressemblait. Je ne pouvais pas bien distinguer. En tout cas, c'était quelque chose de blanc.

LE DIRECTEUR
Très étrange !… Était-ce un monsieur ou une dame ?

RUBEK
J'ai certainement cru voir une dame. Mais derrière elle s'est aussitôt dessinée une autre forme, toute sombre, celle-ci. On eût dit l'ombre de la première.

LE DIRECTEUR (frappé)
Toute sombre ? Noire peut-être ?

RUBEK
Oui, à ce qu'il m'a semblé.

LE DIRECTEUR (comme frappé d'un trait de lumière)
Et elle suivait la blanche de près ? de très près ?

RUBEK
Oui… de très près.

LE DIRECTEUR
Bien ! Je crois pouvoir vous expliquer ce mystère, monsieur le professeur.

RUBEK
Voyons ! dites-moi ce que c'était.

MAJA (en même temps)
Le professeur n'aurait donc pas rêvé !

LE DIRECTEUR (baissant subitement la voix, avec un geste vers la droite)
Chut ! Regardez par là. Et parlons discrètement (Une dame, de taille élancée, en robe de cachemire blanc crème et suivie d'une diaconesse)
protestante qui s'est consacrée volontairement, comme les sœurs de charité catholiques, au service des malades en (noir, qui porte sur la poitrine une croix d'argent suspendue à une chaîne, apparaît au coin de l'hôtel et traverse le parc, se dirigeant vers le pavillon qui se voit au premier plan à gauche. Son visage est pâle et ses traits comme figés. On dirait que, derrière ses paupières baissées, ses regards sont éteints. Sa robe tombe en larges plis jusqu'aux talons, dessinant ses formes. Un grand voile de crêpe blanc recouvre sa tète et son buste jusqu'à la ceinture. Elle tient les bras croisés sur la poitrine. Son maintien et sa démarche sont raides et mesurés. Mesuré également est le maintien de la diaconesse, avec une nuance de soumission. Elle ne détache pas de LA DAME le regard perçant de ses yeux noirs. Des garçons de service, serviette au bras, paraissent à l'entrée de l'hôtel et regardent passer curieusement les deux étrangères qui, sans prêter attention à quoi que ce soit, disparaissent dans le pavillon.)
RUBEK s'est levé de sa chaise lentement, comme involontairement, et tient les yeux fixés sur la (porte du pavillon qui s'est refermée.)
— Qui était cette dame ?

LE DIRECTEUR
Une étrangère, qui a loué ce petit pavillon.

RUBEK
Ah ! une étrangère ?

LE DIRECTEUR
Selon toute apparence. Du moins sont-elles arrivées de l'étranger, l'une et l'autre, il y a huit jours. Elles n'étaient jamais venues ici.

RUBEK (d'un ton ferme, le regardant)
C'est elle que j'ai vue cette nuit dans le parc.

LE DIRECTEUR
Ce doit être cela. Je l'ai pensé tout de suite.

RUBEK
Comment s'appelle cette dame, monsieur le directeur ?

LE DIRECTEUR
Le registre porte : "Madame de Satow et sa dame de compagnie." Je n'en sais pas davantage.

RUBEK (réfléchissant)
Satow ? Satow ?…

MAJA (avec un sourire moqueur)
Connaîtrais-tu quelqu'un de ce nom, Rubek ? Dis ?

RUBEK (hochant la tête)
Non, personne. Satow ? Cela a l'air d'un nom russe… ou, tout au moins, d'un nom slave. (Au directeur.)
Quelle langue parle-t-elle ?

LE DIRECTEUR
Quand ces dames causent ensemble, c'est dans une langue qui m'est totalement inconnue. Mais, autrement, elle parle le plus pur norvégien.

RUBEK (saisi)
Norvégien ? Vous en êtes sûr ?

LE DIRECTEUR
Absolument sûr.

RUBEK
Vous l'avez entendue vous-même ?

LE DIRECTEUR
Oui, je me suis entretenu avec elle plusieurs fois. Nous n'avons échangé que quelques paroles, car elle n'est pas très bavarde. Mais…

RUBEK
Mais c'était en norvégien ?

LE DIRECTEUR
En bon norvégien… Peut-être a-t-elle un peu l'accent du nord. RUBEK regarde fixement devant lui et murmure. — Cela aussi !

MAJA (un peu troublée et désagréablement frappée)
Cette dame t'a peut-être servi de modèle, un jour, Rubek ? Tâche de te souvenir…

RUBEK (fixant sur elle un regard aigu)
De modèle ?

MAJA (avec un sourire taquin)
Oui, dans ta jeunesse… Tu as eu, paraît-il, d'innombrables modèles… dans le temps, bien entendu.

RUBEK (du même ton)
Mais non, ma petite madame Maja, je n'ai jamais eu qu'un modèle, un seul… pour toutes mes créations.

LE DIRECTEUR (qui s'est détourné et n 'a cessé de regarder vers la gauche)
Hélas ! il faut que je vous quitte. Car je vois venir quelqu'un à qui il vaut mieux ne pas se frotter, surtout en présence des dames.

RUBEK (regardant du même côté)
Ce chasseur qui vient là… Qui est-ce ?

LE DIRECTEUR
M. Ulfheim, le propriétaire de…

RUBEK
Ah ! Ulfheim…

LE DIRECTEUR
… le tueur d'ours, comme on l'appelle…

RUBEK
Je le connais.

LE DIRECTEUR
Qui ne le connaît pas ?

RUBEK
Je le connais très peu, d'ailleurs… Il a fini par faire une cure !

LE DIRECTEUR
Mais non, pas encore, si étrange que cela paraisse, il s'arrête simplement ici une fois par an… en allant chasser dans la montagne. Excusez-moi…
(Il se dirige vers l'hôtel.)

VOIX D'ULFHEIM
Mais attendez donc, nom d'un chien ! Vous détalez toujours devant moi.

LE DIRECTEUR (s'arrêtant)
Pas du tout, monsieur, je ne détale pas.
(ULFHEIM entre par la gauche, suivi d'un valet qui mène une meute de chiens. Il porte un costume de chasse, des bottes fortes, un chapeau de feutre à plumes. C'est un homme long, maigre, musclé, cheveux et barbe en broussaille, voix haute, âge indécis. On voit cependant qu'il n'est plus jeune.)

ULFHEIM (abordant brusquement LE DIRECTEUR)
Est-ce là une manière d'accueillir vos hôtes, dites donc ! Vous filez comme si vous aviez le diable aux talons!

LE DIRECTEUR (tranquillement, sans lui répondre)
Vous êtes venu par le bateau à vapeur, monsieur Ulfheim ?

ULFHEIM (bougonnant)
Je n'ai pas eu l'honneur de voir un bateau à vapeur. (Les mains sur les hanches.)
Vous ne savez pas que je navigue sur mon cotre ? (Au valet.)
Toi, Lars, veille sur tes semblables, soigne-les bien, mais ne les bourre pas à leur faim. Des os frais à ronger, avec pas trop de viande dessus; tu entends ! cru et saignant… Et toi aussi, mets-toi quelque chose dans la panse. (Avec un coup de pied dans sa direction.)
Allons, va-t'en au diable !
(Le valet s'éloigne avec les chiens et disparaît derrière l'hôtel.)

LE DIRECTEUR
Monsieur ne veut pas passer dans la salle à manger ?

ULFHEIM
Pour m'enfermer avec toutes ces mouches et tous ces hommes à moitié morts ? Non, monsieur le directeur, merci.

LE DIRECTEUR
Comme il vous plaira.

ULFHEIM
Au lieu de cela, que la bonne prépare tout comme d'habitude, chère abondante et vieille eau-de-vie. Vous pouvez lui dire que, Lars ou moi, nous lui ferons voir le diable et son train si elle…

LE DIRECTEUR (l'interrompant)
On sait, on sait… (Se tournant vers RUBEK.)
Faut-il vous envoyer le garçon, monsieur le professeur ?… Ou madame Rubek désire-t-elle quelque chose ?

RUBEK
Merci, je n'ai besoin de rien.

MAJA
Ni moi non plus.(LE DIRECTEUR entre dans l'hôtel.)
ULFHEIM les considère un instant, puis il ôte son chapeau. — Dieu me damne ! Me voici, rustre, en belle compagnie !…

RUBEK (levant les yeux)
Que voulez-vous dire, monsieur ?

ULFHEIM (s'adoucissant et devenant plus cérémonieux)
C'est, si je ne me trompe, le maître sculpteur Rubek en personne que j'ai l'honneur de rencontrer.

RUBEK (avec un signe de tête)
Nous nous sommes vus une ou deux fois dans des soirées mondaines, pendant le dernier automne que j'ai passé dans le pays.

ULFHEIM
Oui, mais il y a longtemps de cela. Vous n'étiez pas aussi connu que vous l'êtes devenu, dit-on, depuis lors. Un misérable chasseur d'ours osait, à cette époque, vous aborder sans crainte.

RUBEK (souriant)
On peut le faire encore. Je ne mords pas.

MAJA (regardant ULFHEIM avec intérêt)
Ainsi, vraiment, vous chassez l'ours, monsieur ?

ULFHEIM (s'asseyant à une table voisine, plus près de l'hôtel)
Oui, madame, l'ours surtout. Du reste, je fais bon accueil à tout autre gibier qui vient vers moi : aigle, loup ou femme, élan ou renne… Pourvu que je voie du sang frais, riche et généreux !…
(Il tire une petite gourde de sa poche et boit une gorgée.)

MAJA (qui ne le quitte pas des yeux)
Mais vos préférences sont pour l'ours ?

ULFHEIM
Oui, car, avec lui, je peux, quand cela chauffe, user du couteau. (Il sourit un instant.)
Nous travaillons dans le dur, madame, votre mari et moi. Il peine sur le marbre, et moi sur des muscles d'ours tendus et palpitants. Et tous les deux nous finissons par asservir la matière, par nous en rendre maîtres. Pas de trêve tant que nous ne sommes pas venus à bout de sa résistance.

RUBEK (pensif)
Voilà des paroles de vérité.

ULFHEIM
Oui, car la pierre aussi a des raisons pour lutter. Elle est morte et ne veut pas, à toute force, du maillet qui lui impose la vie. C'est exactement comme l'ours qu'on réveille à coups de pied dans son gîte.

MAJA
Vous êtes en route pour les forêts où vous chassez ?

ULFHEIM
Je monterai jusqu'aux plus hauts plateaux… Vous n'avez jamais été sur les hauts plateaux, madame ?

MAJA
Jamais.

ULFHEIM
Mort de mon âme ! il faut que vous y veniez cet été. Je vous emmènerai volontiers avec moi, vous et le professeur.

MAJA
Merci. Mais Rubek a pour cet été un projet de voyage en mer.

RUBEK
Le long de la côte, en entrant dans les fjords.

ULFHEIM
Pouah !… Quelle envie vous prend d'aller suffoquer dans ces égouts du diable ! Quand on y pense !… S'enfermer et patauger dans des bassins d'eau sale… Cela donne la nausée.

MAJA
Tu entends, Rubek ?

ULFHEIM
Non ! Venez plutôt avec moi sur les hauteurs. Là-haut, pas de contrainte ni de souillure humaine. Vous ne vous figurez pas ce que c'est pour moi. Avec une petite dame comme…
(Il s'arrête. La diaconesse sort du pavillon et se dirige vers l'hôtel, où elle entre.)

ULFHEIM (la suivant des yeux)
Regardez donc cet oiseau noir. Qui enterre-t-on ici?

RUBEK
Personne, que je sache.

ULFHEIM
Alors, il y a, dans un coin, quelqu'un qui fait son paquet… Tout ce qui est infirme et malade devrait, ma foi, songer à se faire enterrer. Le plus tôt serait le mieux.

MAJA
Avez-vous jamais été malade vous-même, monsieur ?

ULFHEIM
Jamais. Sans quoi, vous ne me verriez pas ici… Mais plusieurs de mes proches l'ont été, les malheureux !

MAJA
Et qu'avez-vous fait pour vos proches ?

ULFHEIM
Je leur ai lâché à chacun un coup de fusil, bien sûr !

RUBEK (le regardant)
Un coup de fusil ?

MAJA (écartant sa chaise)
Vous les avez tués ?

ULFHEIM (inclinant la tête)
Je ne rate jamais, madame.

MAJA
Des êtres humains !

ULFHEIM
Je ne vous parle pas d'êtres humains.

MAJA
Vos proches, avez-vous dit…

ULFHEIM
Quand je dis mes proches, j'entends mes chiens.

MAJA
C'est donc vos chiens qui sont vos proches ?

ULFHEIM
Je n'en ai point d'autres que mes braves, honnêtes et fidèles compagnons de chasse. Quand l'un d'eux se fait infirme et malade, paf ! Et voilà l'ami expédié dans l'au-delà.
(La diaconesse sort de l'hôtel, portant du lait et du pain sur un plateau qu'elle pose sur la table, devant le pavillon, où elle entre ensuite.)

ULFHEIM (ricanant)
Et c'est avec cela qu'on prétend nourrir des hommes ! du lait tiède et du pain mou. Ah ! ce sont mes compagnons que vous devriez voir manger ! Voulez-vous ? MAJA sourit à son mari et se lève. — Je ne demande pas mieux.

ULFHEIM (se levant aussi)
Vous êtes une maîtresse femme, vous. Venez avec moi. Vous les verrez avaler de gros os saignants, les vomir et les ravaler ensuite. C'est un festin rien que de les voir. Venez, je vais vous montrer cela. Et nous reparlerons de notre voyage dans les montagnes.
(Il sort, en tournant le coin de l'hôtel; MAJA le suit. Presque au même instant, l'étrangère sort du pavillon et s'assied à la table. Elle prend le verre de lait et va le porter à ses lèvres, mais s'arrête en apercevant RUBEK, qu'elle regarde de ses yeux vides.)

RUBEK (assis à sa table, la considère quelque temps d'un regard fixe et grave)
Il finit par se (lever, fait quelques pas vers elle, s'arrête et dit d'une voix étouffée.)
— Je t'ai reconnue, Irène.

LA DAME (d'une voix sourde, posant le verre)
Vraiment, Arnold, tu as deviné ?

RUBEK (sans répondre)
Je crois que tu me reconnais aussi.

LA DAME
Toi, c'est bien différent.

RUBEK
Pourquoi est-ce différent ?

LA DAME
Parce que tu es encore en vie.

RUBEK (sans comprendre)
En vie ?…

LA DAME (au bout d'un moment)
Qui était cette autre ? Celle qui était assise près de toi, à la table ?

RUBEK (avec un peu d'hésitation)
C'était… ma femme.

LA DAME (hochant lentement la tête)
Ah ! très bien, Arnold. Quelqu'un avec qui je n'ai rien à démêler…

RUBEK (avec hésitation)
Non… assurément…

LA DAME
… que tu as rencontrée quand je n'étais plus en vie.

RUBEK (la regardant plus fixement)
Quand tu n'étais plus ?… que veux-tu dire, Irène ?

IRENE (sans répondre)
Et l'enfant ? L'enfant se porte bien, lui aussi… Notre enfant me survit dans la gloire et les honneurs. RUBEK sourit comme à un souvenir lointain. — Notre enfant ? Oui, c'est ainsi que nous l'appelions jadis.

IRENE
Quand j'étais en vie, oui.

RUBEK (cherchant à tourner la chose en gaieté)
Eh oui, Irène ! pense donc : voici "notre enfant" célèbre d'un bout du monde à l'autre. Tu as lu cela, je suppose ?

IRENE (inclinant la tête)
Et il a rendu son père également célèbre… N'était-ce pas ton rêve ?

RUBEK (ému, baissant la voix)
C'est à toi, Irène, que je dois tout, tout. Merci ! IRENE réfléchit un instant, immobile. — Si, en ce temps-là, Arnold, j'avais fait mon devoir…

RUBEK
Eh bien ?

IRENE
J'aurais dû tuer cet enfant.

RUBEK
Que dis-tu là ? Le tuer ?

IRENE (à voix basse)
Le tuer avant de te quitter. Le broyer… Le réduire en poussière…

RUBEK (hochant la tête, d'un air de reproche)
Tu ne l'aurais pas pu, Irène. Tu n'en aurais pas eu le cœur.

IRENE
C'est vrai, à cette époque, j'avais le cœur autrement fait.

RUBEK
Mais depuis ?…

IRENE
Depuis, je l'ai tué à d'innombrables reprises. En plein jour et dans l'ombre… Tué dans des accès de haine… de rancune… de douleur. RUBEK s'avance jusqu'à la table d'Irène et baisse la voix. — Irène… après tant d'années… dis-le-moi enfin : pourquoi es-tu partie ? Pourquoi as-tu disparu sans laisser de traces… sans que j'aie pu te retrouver ?…

IRENE (hochant lentement la tête)
Ah ! Arnold ! à quoi bon te le dire… maintenant que je ne suis plus ?

RUBEK
Est-ce par amour pour un autre ?

IRENE
J'en voyais un qui n'avait plus que faire de mon amour, plus que faire de ma vie.

RUBEK (pour détourner le courant de ses pensées)
Hem !… Ne parlons plus de ce qui est passé…

IRENE
Non, non, ne parlons plus de ce qui est de l'autre monde, d'un monde qui n'est plus le mien.

RUBEK
Où as-tu été, Irène ? Tu as échappé à toutes mes recherches.

IRENE
J'ai gagné les ténèbres… quand j'ai vu l'enfant inondé de gloire et de lumière.

RUBEK
As-tu beaucoup voyagé ?

IRENE
Oui, j'ai parcouru bien des terres, bien des pays.

RUBEK (la regardant avec compassion)
Et qu'as-tu fait, Irène ?

IRENE (tournant les yeux vers lui)
Attends un peu, que je voie… Ah ! oui, je m'en souviens maintenant. Je suis montée sur un disque tournant, dans un cabaret. J'ai figuré, nue, dans des tableaux vivants. J'ai récolté beaucoup d'argent. Cela ne m'était pas arrivé chez toi : tu n'en avais guère… Et puis j'ai connu des hommes à qui je faisais perdre la tête. Cela, non plus, ne m'était pas arrivé chez toi : tu étais plus résistant.

RUBEK (éludant la question)
Et puis tu t'es mariée ?

IRENE
Oui, l'un d'eux m'a épousée.

RUBEK
Qui est-ce ?

IRENE
C'était un Américain du Sud… un diplomate de haut rang. (Elle regarde devant elle avec un sourire qui semble pétrifier ses lèvres.)
Celui-là, je l'ai rendu fou, tout à fait fou… incurablement, irrémédiablement fou… C'était bien drôle, tu peux m'en croire… tant que cela couvait. J'aurais pu en rire intérieurement à en perdre l'âme… si j'avais eu une âme.

RUBEK
Où est-il maintenant ?

IRENE
Quelque part dans un cimetière… sous un superbe monument… avec une balle de plomb dans le crâne.

RUBEK
S'est-il suicidé ?

IRENE
Oui. Il a tenu à me devancer.

RUBEK
Le regrettes-tu, Irène ?

IRENE (sans comprendre)
Qui regretterais-je ?

RUBEK
Mais… M. de Satow !

IRENE
Il ne s'appelait pas Satow.

RUBEK
Comment cela ?

IRENE
C'est le nom de mon second mari, un Russe.

RUBEK
Et où est-il, celui-ci ?

IRENE
Très loin, dans l'Oural… dans ses mines d'or.

RUBEK
Il y passe sa vie ?

IRENE (haussant les épaules)
Sa vie ? sa vie ?… À dire vrai, je l'ai tué aussi…

RUBEK (sursautant)
Tué !…

IRENE
… avec un poignard effilé que j'ai toujours dans mon lit.

RUBEK (avec éclat)
Je ne te crois pas, Irène !

IRENE (souriant doucement)
Tu peux me croire, Arnold. RUBEK la regarde avec compassion. — N'as-tu jamais eu d'enfants ?

IRENE
J'ai eu beaucoup d'enfants.

RUBEK
Et où sont-ils, ces enfants ?

IRENE
Je les ai tués.

RUBEK (sévèrement)
Encore des mensonges !

IRENE
Je les ai tués, te dis-je, égorgés sans pitié… à mesure qu'ils venaient au monde… oh ! non, bien, bien avant… l'un après l'autre.

RUBEK (gravement, tristement)
Il y a un sens caché derrière tes paroles.

IRENE
Qu'y puis-je ? chacune d'elles m'est soufflée à l'oreille.

RUBEK
Je crois être le seul à deviner ce sens.

IRENE
Tu devrais être le seul. RUBEK appuie les mains sur la table et pose sur Irène un regard profond. — Il y a en toi des cordes qui sont rompues.

IRENE (doucement)
C'est ce qui arrive, sans doute, chaque fois que meurt une jeune femme au sang riche.

RUBEK
Oh ! Irène, assez de ces imaginations insensées !… Tu es vivante ! bien vivante !

IRENE (se levant lentement de sa chaise, dit d'une voix tremblante)
J'étais morte depuis des années. Ils étaient venus me ligoter. Ils m'avaient lié les mains derrière le dos. Ils m'avaient descendue dans une tombe et l'avaient fermée avec des barreaux de fer, après en avoir matelassé les parois, de sorte que personne ne pouvait entendre mes lamentations… Mais, peu à peu, voici que je commence à ressusciter d'entre les morts. (Elle se rassied.)

RUBEK (après un silence)
Est-ce moi que tu crois le coupable ?

IRENE
Oui.

RUBEK
Coupable de ce que tu appelles… ta mort ?

IRENE
Coupable de ce qu'il m'a fallu mourir. (Changement de ton, avec indifférence.)
Pourquoi restes-tu debout, Arnold ?

RUBEK
Tu me permets de m'asseoir ?

IRENE
Oui… N'aie pas peur du froid : je crois que je ne suis pas entièrement glacée. RUBEK approche une chaise de la table et s'y assied. — Tu vois, Irène, nous sommes assis l'un près de l'autre, comme jadis.

IRENE
En laissant une petite distance entre nous… comme jadis.

RUBEK (se rapprochant d'elle)
Il le fallait, en ce temps-là.

IRENE
Le fallait-il ?

RUBEK (d'un ton péremptoire)
Il fallait qu'il y eût un espace entre nous…

IRENE
Le fallait-il vraiment, Arnold ?

RUBEK (continuant)
Te souviens-tu de ta réponse, quand je te proposai de me suivre en pays lointain ?

IRENE
J'ai levé la main et j'ai promis de te suivre jusqu'au bout du monde et jusqu'au bout de la vie… Et de te servir en tout…

RUBEK
Comme modèle pour mon œuvre…

IRENE
… dans toute ma nudité…

RUBEK (ému)
Et tu m'as vraiment servi, Irène… Avec une allégresse… une joie sans réserve.

IRENE
Oui, je t'ai servi avec tout le sang de ma palpitante jeunesse !

RUBEK (inclinant la tête avec un regard de reconnaissance)
Tu peux le dire en toute vérité.

IRENE
Je me suis prosternée à tes pieds et je t'ai servi, Arnold. (Tendant vers lui ses mains jointes.)
Mais toi… toi !…

RUBEK (protestant)
Je n'ai jamais été coupable envers toi, Irène !

IRENE
Si ! Tu as été coupable envers ce qu'il y avait d'inné au plus profond de mon être.

RUBEK (reculant)
Moi !…

IRENE
Oui, toi ! Je me suis exposée à tes yeux, tout entière, sans réserve… (Plus bas.)
Et pas une fois tu ne m'as touchée.

RUBEK
Ne comprends-tu donc pas, Irène, qu'il y a eu des jours où ta beauté a failli me faire perdre l'esprit ?

IRENE (continuant sans se troubler)
Et, cependant, si tu m'avais touchée, je crois que je t'aurais tué sur place. Car je portais toujours sur moi une longue épingle d'acier cachée dans ma chevelure. (Elle se passe d'un air pensif la main sur le front.)
N'importe ! dire que tu as pu… tu as pu…

RUBEK (la regardant avec instance)
J'étais un artiste, Irène.

IRENE (d'une voix sombre)
Justement !… justement !…

RUBEK
Artiste avant tout… Malade du désir de créer la grande œuvre de ma vie… (Se plongeant dans ses souvenirs.)
Elle devait s'appeler Le Jour de la Résurrection et revêtir l'aspect d'une jeune femme qui se réveille du sommeil de la mort…

IRENE
Notre enfant !…

RUBEK (continuant)
Et cette femme qui se réveille devait réunir en elle tout ce qu'il y a de noble, de fier, d'idéal sur la terre… Je t'ai trouvée. Tu avais tout ce qu'il me fallait. Et tu t'es prêtée si complètement, si joyeusement à mes desseins ! Et tu as abandonné ta famille, ton foyer pour me suivre.

IRENE
Ce fut mon enfance tout entière qui s'éveilla pour te suivre.

RUBEK
C'est là justement ce qui te rendait si précieuse pour moi… si unique !… Tu devins à mes yeux une créature sacro-sainte qu'on ne devait effleurer que pieusement, en pensée… J'étais jeune, en ce temps-là, Irène. Et c'était chez moi une idée superstitieuse que le moindre désir sensuel que j'éprouverais pour toi profanerait mon âme et m'empêcherait d'atteindre le but rêvé… Il y avait du vrai en cela, je le crois encore.

IRENE (inclinant la tête avec une nuance de raillerie)
L'œuvre d'abord… l'être vivant ensuite.

RUBEK
Tu peux en penser ce que tu voudras. Mais j'étais alors tout à ma mission. Et j'en éprouvais un tel bonheur !

IRENE
Et tu es venu à bout de ta mission, Arnold.

RUBEK
Grâces t'en soient rendues !… je suis venu à bout de ma mission. Je voulais créer la femme pure, telle qu'elle devait s'éveiller le jour de la résurrection : non point saisie du pressentiment de quelque chose de nouveau, d'imprécis, d'inconnu… mais, après un long sommeil sans rêves, pleine de la joie sainte de se retrouver sans transformation aucune — elle, la femme terrestre — dans une région plus haute, plus libre, plus radieuse… (Plus bas.)
C'est ainsi que je l'ai créée. À ton image, Irène, je l'ai créée. IRENE pose ses mains à plat sur la table et se renverse sur le dossier de sa chaise. — Et, après cela, tu n'as plus eu besoin de moi…

RUBEK (avec un reproche dans la voix)
Irène !

IRENE
Je t'étais devenue inutile…

RUBEK
Oses-tu bien le dire ?

IRENE
Tu t'es mis en quête de quelque autre idéal…

RUBEK
Je n'en ai pas trouvé.

IRENE
Et pas d'autres modèles, Arnold ?

RUBEK
Tu n'étais pas un modèle pour moi; tu étais la source même de ma création.

IRENE (après un silence)
Quel poème as-tu fait depuis ? quel poème de marbre, après mon départ ?

RUBEK
Je n'en ai fait aucun depuis ce jour. Je me suis dispersé dans des travaux insignifiants, des petits modelages.

IRENE
Et la femme avec qui tu vis maintenant ?…

RUBEK (l'interrompant violemment)
Ne parle pas d'elle en ce moment : cela me fait mal.

IRENE
Où comptes-tu aller avec elle ?

RUBEK (d'un ton d'abattement et de fatigue)
Je vais probablement faire une ennuyeuse croisière, vers le nord, en longeant la côte. IRENE le regarde avec un sourire à peine perceptible et dit à voix basse. — Va plutôt dans la montagne. Monte si haut que tu pourras, toujours, toujours plus haut, Arnold !

RUBEK (attentif)
Comptes-tu y aller toi-même ?

IRENE
Aurais-tu le courage de me rencontrer encore une fois ?

RUBEK (hésitant, en proie à une lutte intérieure)
Si nous pouvions !… oh ! si nous pouvions !…

IRENE
Pourquoi ne pourrions-nous pas ce que nous voulons ? (Elle le regarde et dit à voix basse, les mains jointes.)
Viens, Arnold, viens ! Oh ! viens à moi !
(MAJA, rayonnante de gaieté, arrive en tournant le coin de l'hôtel et se précipite vers la table où ils étaient assis.)

MAJA (du coin de l'hôtel, sans regarder autour d'elle)
Tu diras ce que tu voudras, Rubek, je…(Elle s'arrête en apercevant Irène.)
Oh ! pardon ! je vois que tu as fait connaissance…

RUBEK (d'une voix brève)
Renouvelé connaissance. (Il se lève.)
Que me voulais-tu?

MAJA
Je tenais seulement à te dire que… tu feras ce que tu voudras, mais je n'irai pas avec toi sur cet affreux bateau.

RUBEK
Pourquoi cela ?

MAJA
Parce que je veux parcourir la montagne et la forêt… voilà ! (Câline.)
Accorde-moi cela, Rubek. Tu verras comme je serai gentille après.

RUBEK
Qui t'a mis ces idées en tête ?

MAJA
C'est lui, c'est ce vilain tueur d'ours… Tu ne peux te figurer les merveilles qu'il raconte sur la montagne et la vie qu'on y mène !… C'est affreux, horrible, épouvantable, à en juger par la plupart des contes qu'il débite… car je suis presque sûre qu'il ment !… et, tout de même, c'est prodigieusement attirant… Dis ! me permets-tu de l'accompagner ? Tu sais, rien que pour voir si ce qu'il dit est vrai. Puis-je le faire, Rubek ?

RUBEK
Oh ! je ne demande pas mieux ! Va dans la montagne… aussi loin qu'il te plaira… et restes-y tant que tu voudras. Je prendrai peut-être le même chemin que toi.

MAJA (vivement)
Non, non, non, je ne demande pas cela ! Je ne veux pas de sacrifice.

RUBEK
J'irai dans les montagnes. Je m'y suis décidé.

MAJA
Oh ! merci, merci !… Puis-je le dire tout de suite au tueur d'ours ?

RUBEK
Dis au tueur d'ours tout ce que tu voudras.

MAJA
Merci ! merci ! merci ! (Elle veut lui prendre la main, il la retire.)
Vrai, tu es gentil aujourd'hui, Rubek.
(Elle court vers l'hôtel et y entre. Au même instant, la porte du pavillon s'entrouvre doucement et sans bruit. La diaconesse se poste, sans être remarquée, dans l'entrebâillement et s'y tient attentive.)

RUBEK (d'un ton résolu, se tournant vers Irène)
Ainsi, nous nous retrouverons là-haut ? IRENE se lève lentement. — Oui, certes, nous nous y retrouverons. Je t'ai si longtemps cherché.

RUBEK
Quand as-tu commencé à me chercher, Irène ?

IRENE (avec un accent d'amère raillerie)
Depuis que je me suis aperçue du don que je t'avais fait… Je t'avais donné, Arnold, ce dont on ne se passe pas, ce qui aurait dû rester inséparable de moi-même.

RUBEK (hochant la tête)
Oui, c'est cruellement vrai ! Tu m'as donné trois ou quatre de tes jeunes années.

IRENE
Je t'ai donné bien plus que cela, prodigue que j'étais en ce temps.

RUBEK
Oui, Irène, tu étais prodigue. Tu m'as donné toute ton adorable nudité…

IRENE
À contempler…

RUBEK
Et à glorifier…

IRENE
Oui, pour en tirer ta propre gloire, et celle de l'enfant.

RUBEK
Et la tienne, Irène.

IRENE
Mais tu oublies le don le plus précieux.

RUBEK
Le plus précieux ?… Qu'était-ce donc ?

IRENE
Je t'ai donné mon âme jeune et vivante. Et je suis restée avec un grand vide en moi, sans âme. (Le regardant fixement.)
C'est là ce qui m'a fait mourir, Arnold.(La diaconesse ouvre entièrement la porte et laisse passer Irène, qui entre dans le pavillon.)
RUBEK la suit longtemps des yeux et murmure enfin. — Irène…

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