ACTE DEUXIÈME


 Près d'un sanatorium sur les hauts plateaux. La vue s'étend sur une vaste lande, jusqu'à un lac de montagne borné par une chaîne de hautes cimes, aux anfractuosités desquelles on voit bleuir la neige. Au premier plan, à gauche, on voit un torrent descendre en plusieurs filets le long d'une paroi rocheuse. Au bas du rocher, les filets se joignent, et le torrent, traversant la lande, coule vers la droite, entre des pierres, des broussailles et des plantes arborescentes. Au premier plan, à droite, un monticule au sommet duquel est un banc de pierre. Soir d'été. Le soleil va bientôt se coucher. Au loin, sur la lande, de l'autre côté du torrent, une bande de petits enfants jouent, chantent et dansent. Quelques-uns d'entre eux sont en vêtements de ville, d'autres en costume national. Pendant la scène suivante, on entend leurs rires joyeux, assourdis par la distance. Le professeur RUBEK, un plaid sur les épaules, est assis sur le banc, au sommet du monticule, et regarde jouer les enfants. Au bout d'un instant, on voit MAJA apparaître entre des touffes d'arbrisseaux, au second plan, à gauche. Elle lève les yeux vers le monticule, en se faisant une visière de la main. Elle est coiffée d'une petite toque de touriste, vêtue d'une robe courte, qui laisse voir le bas de la jambe, chaussée de hautes bottines à lacets; elle tient à la main un bâton d'alpiniste.

MAJA (aperçoit RUBEK et appelle).
Hello ! (Elle traverse le plateau, franchit le torrent, en s'aidant de son bâton, et gravit le monticule. Soufflant.)  Dieu ! que j'ai couru pour te trouver, Rubek !


RUBEK (inclinant la tête avec indifférence)
Tu viens du sanatorium ?

MAJA
Oui, de la cage à mouches.

RUBEK (la regardant un instant)
J'ai remarqué que tu n'as pas dîné à la table d'hôte.

MAJA
Nous avons dîné en plein air, tous les deux.

RUBEK
"Tous les deux" ? de qui parles-tu ?

MAJA
De moi et de ce vilain tueur d'ours, naturellement.

RUBEK
Ah ! très bien.

MAJA
Oui, et demain, de grand matin, nous repartons à la chasse.

RUBEK
Une chasse à l'ours ?

MAJA
Oui. Il faut que nous tuions la bête.

RUBEK
Êtes-vous sur la trace ?

MAJA (d'un air de supériorité)
On ne rencontre pas d'ours sur un plateau nu, que je sache.

RUBEK
Et où en rencontre-t-on ?

MAJA
En bas, sur la pente boisée, au plus épais de la forêt… dans les fourrés inaccessibles aux gens de la ville.

RUBEK
C'est là que vous irez demain, vous deux ?

MAJA (s'étendant sur la bruyère)
Oui, c'est décidé. À moins que nous ne partions dès ce soir. Tu ne t'y opposes pas?

RUBEK
Moi ? A Dieu ne plaise !

MAJA (vivement)
Lars nous accompagne, naturellement… avec les chiens.

RUBEK
Je ne t'ai rien demandé, me semble-t-il, sur M. Lars et ses chiens. (Coupant court.)
Mais ne veux-tu pas, plutôt, t'asseoir sur le banc ?

MAJA (d'un air las)
Merci. Je suis si bien sur la bruyère humide !

RUBEK
Tu as l'air fatiguée.

MAJA (bâillant)
Je commence, en effet, à me sentir lasse.

RUBEK
Tu ne le sentiras vraiment qu'après… Quand viendra la détente…

MAJA (d'un ton somnolent)
Oui. Je vais rester ainsi, les yeux fermés. (Un court silence. Puis, avec une impatience soudaine.)
Mon Dieu, Rubek, comment peux-tu y tenir avec tous ces cris d'enfants et ces cabrioles qui n'en finissent pas ?

RUBEK
Dans ces ébats grossiers, on surprend parfois quelque chose d'harmonieux, comme une musique de mouvements, qu'il est amusant de noter au passage.

MAJA (avec un rire un peu moqueur)
Ah ! tu es et tu resteras toujours un artiste, toi !

RUBEK
Je le voudrais bien.

MAJA (avec un mouvement de côté, lui tournant le dos)
Il n'est pas artiste pour un brin, lui.

RUBEK (attentivement)
Qui est-ce qui n'est pas artiste ?

MAJA (reprenant un ton somnolent)
L'autre, bien sûr.

RUBEK
Tu parles du tueur d'ours ?

MAJA
Oui. Il n'y a pas un brin d'artiste en lui. Pas un brin !

RUBEK (souriant)
Non… je crois que tu as parfaitement raison.

MAJA (violemment, sans se retourner)
Et ce qu'il est méchant ! ce qu'il est méchant !… (Elle arrache une touffe de bruyère et la jette loin d'elle.)
Oh ! Si méchant, si méchant ! Brr !…

RUBEK
Est-ce pour cela que tu le suis avec confiance, jusqu'au fond des bois ?

MAJA (d'un ton bref)
Je ne sais pas. (Se tournant vers lui.)
Toi aussi, Rubek, tu es méchant.

RUBEK
Tu ne fais que de t'en apercevoir ?

MAJA
Non… il y a longtemps que je le vois.

RUBEK (haussant les épaules)
On vieillit, madame Maja, on vieillit.

MAJA
Ce n'est pas ainsi que je l'entends. Mais il y a quelque chose de si las, de si excédé dans le coup d'œil que tu daignes me jeter de temps en temps.

RUBEK
Tu crois avoir remarqué cela ?

MAJA (d'une voix assurée)
C'est peu à peu que t'est venue cette méchante expression dans les yeux. On dirait presque que tu nourris en secret de mauvais desseins à mon égard.

RUBEK
Vraiment ? (Affectueusement, mais gravement.)
Viens t'asseoir près de moi, Maja. Nous allons causer un moment.

MAJA (se relevant à moitié)
Veux-tu que je m'assoie sur tes genoux… comme dans les premiers temps ?

RUBEK
Non, je ne le veux pas. On pourrait nous voir de l'hôtel. (Il s'écarte un peu.)
Mais tu peux t'asseoir sur ce banc, à côté de moi.

MAJA
Merci ; je préfère, en ce cas, rester couchée comme je suis. Je t'écouterai tout aussi bien. (Avec un regard d'interrogation.)
Eh bien ! qu'as-tu à me dire ? RUBEK, commençant (lentement.)
— Quel motif, d'après toi, m'a fait consentir à venir ici cet été ?

MAJA
Mon Dieu ! tu prétendais que le voyage me ferait un bien immense. Mais…

RUBEK
Mais ?…

MAJA
Mais maintenant je ne crois plus à ce motif. Ce n'était pas le vrai.

RUBEK
Et que crois-tu maintenant ?…

MAJA
Je crois que le motif, c'était cette dame pâle.

RUBEK
Mme de Satow !…

MAJA
Oui, celle qui est toujours sur nos talons. Ne l'a-t-on pas vue débarquer ici même hier soir ?

RUBEK
Mais quel serait, grand Dieu, le…

MAJA
Eh ! tu l'as intimement connue. Longtemps avant de m'avoir rencontrée.

RUBEK
Et depuis longtemps aussi je l'avais oubliée… quand je t'ai rencontrée.

MAJA (se redressant sur son séant)
Oublies-tu si facilement, Rubek ?

RUBEK (d'un ton bref)
Oh ! très facilement… (Avec brusquerie.)
Quand je veux oublier.

MAJA
Même une femme qui t'a servi de modèle ?

RUBEK (froidement)
Quand je n'en ai plus besoin, je…

MAJA
Une femme qui a consenti à se dévêtir sous tes yeux ?

RUBEK
Cela n'a pas d'importance pour un artiste. (Changeant de ton.)
Et comment, je te le demande, aurais-je pu savoir qu'elle était dans ce pays ?

MAJA
Oh ! tu peux avoir lu son nom sur une liste d'étrangers, dans un journal.

RUBEK
Mais ce nom ne m'aurait rien dit. Jamais je n'avais entendu parler de M. de Satow.

MAJA (d'un ton de fatigue voulue)
Eh bien ! c'est quelque autre motif qui t'aura décidé à ce voyage.

RUBEK (gravement)
Oui, Maja, j'avais un autre motif. Un tout autre motif. Et c'est à ce sujet que nous devons finir par nous expliquer.

MAJA (étouffant un accès de rire)
Mon Dieu ! quel air solennel !

RUBEK (la scrutant d'un regard méfiant)
Oui, peut-être un peu plus solennel que de raison.

MAJA
Que veux-tu dire ?

RUBEK
Cela ne pourra d'ailleurs que nous faire du bien, à l'un et à l'autre.

MAJA
Tu commences à exciter ma curiosité.

RUBEK
Tu n'es que curieuse ? Tu n'es pas un peu inquiète ?

MAJA (secouant la tête)
Pas un brin.

RUBEK
C'est bien. Écoute-moi donc… Tu me disais là-bas que j'étais devenu si nerveux depuis quelque temps…

MAJA
C'est vrai.

RUBEK
Et quelle peut bien être la cause de cette nervosité ?

MAJA
Comment pourrais-je le savoir ? (Vivement.)
Tu es peut-être fatigué de vivre constamment en tête à tête avec moi ?

RUBEK
Constamment ?… Dis plutôt : éternellement.

MAJA
Oui, fatigué de notre existence quotidienne… Deux êtres s'en allant ainsi tout seuls, l'un avec l'autre, et vivant quatre ou cinq ans, sans se quitter d'une heure pour ainsi dire !…

RUBEK (intéressé)
Oui, oui… eh bien ?

MAJA (avec un peu d'oppression)
Tu n'aimes pas la société, Rubek. Tu préfères vivre seul avec tes pensées. Moi, de mon côté, je ne puis m'entretenir avec toi, comme il le faudrait, de ce qui t'intéresse… de l'art, et cetera. (Avec un geste d'insouciance.)
Et je ne m'en soucie pas beaucoup, à dire vrai !

RUBEK
Oui, oui… Aussi restons-nous, d'ordinaire, au coin de la cheminée, à causer de ce qui t'intéresse, toi.

MAJA
Oh ! mon Dieu, je ne m'intéresse à rien de bien particulier.

RUBEK
Ce sont de petites choses, c'est vrai. Elles nous font au moins passer le temps, Maja.

MAJA
Tu as raison. Le temps passe. Il commence à te fuir, Rubek !… Et c'est là, justement, ce qui te rend si inquiet…

RUBEK (avec un violent signe d'assentiment)
Si anxieux ! (Se tordant sur son banc.)
Ah ! je ne pourrai pas longtemps supporter cette misérable vie ! MAJA se lève et reste un instant immobile, le regard fixé sur lui. — Veux-tu te débarrasser de moi ? Tu n'as qu'un mot à dire.

RUBEK
Que dis-tu là ? Me débarrasser de toi ?

MAJA
Oui, si tu en as assez, dis-le franchement. Et je m'en irai à l'instant. RUBEK, avec un (sourire presque imperceptible.)
— Est-ce une menace, Maja ?

MAJA
Dans ce que je viens de dire, il n'y a rien qui puisse t'effrayer.

RUBEK (se levant)
Non, tu as raison. (Après un instant de silence.)
Cette existence ne nous vaut rien, ni à l'un ni à l'autre. Nous ne pouvons la continuer.

MAJA
Eh bien ! c'est dit.

RUBEK
Rien n'est dit. (Appuyant sur les mots.)
Car, si nous ne pouvons vivre seuls, l'un avec l'autre, il ne s'ensuit pas que nous devions nous quitter.

MAJA (avec un sourire ironique)
Il suffira, n'est-ce pas, de nous séparer un petit peu ?

RUBEK (secouant la tête)
Pas même cela.

MAJA
Mais alors ?… Voyons ! explique-toi : quels sont tes desseins à mon égard ?

RUBEK (avec quelque hésitation)
Ce que je sens très vivement, très cruellement, à l'heure qu'il est… c'est le besoin d'un être intimement lié avec moi.

MAJA (l'interrompant, avec une attente inquiète)
Ne le suis-je donc pas, Rubek ?

RUBEK (d'un ton bref)
Pas comme je l'entends. Il me faudrait vivre avec un être qui, pour ainsi dire, s'ajouterait à moi… me compléterait… ne ferait qu'un avec moi dans tous les actes de ma vie.

MAJA (lentement)
C'est là une tâche trop difficile pour moi et que je ne saurais remplir.

RUBEK
En effet, Maja, il vaut mieux ne pas l'essayer.

MAJA (avec éclat)
Je n'en ai pas la moindre envie, je t'assure !

RUBEK
Je ne le sais que trop. Et je n'espérais pas, en t'attachant à moi, que tu me prêterais cette sorte d'aide vitale.

MAJA (l'observant)
Je vois à ta figure que tu penses à une autre.

RUBEK
Vraiment ? Je ne te connaissais pas le don de lire les pensées. Ainsi, tu peux voir cela ?

MAJA
Oui, certes. Oh ! je te connais si bien, si bien, Rubek !

RUBEK
En ce cas, tu peux également voir à qui je pense ?

MAJA
Assurément, oui.

RUBEK
Eh bien, voudrais-tu me le…

MAJA
Tu penses à cette… à ce modèle qui t'a servi un jour… (Abandonnant subitement le fil de sa pensée.)
Sais-tu qu'à l'hôtel, là-bas, on croit qu'elle est folle ?

RUBEK
Vraiment ?… Et que dit-on, à l'hôtel, de toi et du tueur d'our ?

MAJA
Cela ne fait rien à l'affaire. (Reprenant le cours de ses idées.)
En tout cas, c'est à cette femme pâle que tu pensais tout à l'heure.

RUBEK (sur le ton de la franchise)
Justement, je pensais à elle. Quand je n'eus plus besoin d'elle… et que, d'ailleurs, elle m'eut quitté… pour disparaître… tout simplement…

MAJA
Tu m'as prise, n'est-ce pas, comme une sorte de pis-aller ?

RUBEK (avec de moins en moins de ménagements)
Franchement, Maja, il y avait de cela dans ma détermination. J'étais resté un an, un an et demi seul, enfermé avec mes pensées… et j'avais mis la dernière main, la toute dernière main à mon œuvre… Le Jour de la Résurrection s'en alla enfin à travers le monde et me valut la gloire… et le reste. (Avec plus de chaleur.)
Mais je n'aimais plus mon œuvre. Les fleurs et l'encens qui m'étaient prodigués par les hommes me suffoquaient, m'exaspéraient, me donnaient envie de fuir, de me cacher au fond des bois. (La regardant.)
Toi, qui sais lire les pensées… peux-tu deviner l'idée qui me vint alors ?

MAJA (dédaigneuse)
Parfaitement : l'idée de faire les bustes à la demande du premier client venu.

RUBEK (inclinant la tête)
Sur commande, oui. Avec, gratis et par-dessus le marché, des traits d'animaux derrière les masques. (Souriant.)
Mais il ne s'agit pas de cela.

MAJA
De quoi donc s'agit-il ?

RUBEK (reprenant son sérieux)
De ce que tout, vocation, travail d'artiste, et tout ce qui s'ensuit… oui, tout cela m'apparaissait soudain comme choses creuses, vides, insignifiantes au fond.

MAJA
Et que voulais-tu mettre à la place ?

RUBEK
La vie, Maja.

MAJA
La vie ?

RUBEK
Oui, vivre au soleil, sous la splendeur du soleil, cela n'a-t-il pas un prix tout autre que d'user ses jours dans un trou humide à pétrir de l'argile et à marteler de la pierre ?

MAJA (avec un léger soupir)
Oui, c'est ce que j'ai toujours pensé.

RUBEK
Et puis j'étais devenu assez riche pour vivre dans l'opulence et laisser le soleil verser sur ma paresse son insouciante lumière. J'avais de quoi faire bâtir une villa sur le Taunitzer See et un palais dans la capitale… Sans compter tout le reste !

MAJA (continuant sur le même ton)
Et, pour en finir, tu avais les moyens de te payer ma personne et de m'ouvrir l'accès de tous tes trésors.

RUBEK (cherchant à tourner la chose en plaisanterie)
Ne t'avais-je pas promis de te conduire sur une haute montagne et de te montrer toutes les splendeurs de la terre ?

MAJA (doucement)
Tu m'as peut-être conduite sur une haute montagne, Rubek… mais tu ne m'as pas montré toutes les splendeurs de la terre !

RUBEK (avec un sourire agacé)
Tu es bien difficile, Maja ! oh ! bien difficile !…(Violemment.)
Mais sais-tu ce qui me met surtout au désespoir ? Le sais-tu ?

MAJA (sur un ton de calme défi)
Oui. C'est de t'être embarrassé de moi pour le reste de ta vie.

RUBEK
Voilà des paroles sans cœur, que je n'aurais pas dites.

MAJA
Mais tu les penses, ces paroles sans cœur !

RUBEK
Tu n'as pas une idée bien claire de ce que c'est qu'un artiste, vu par le dedans.

MAJA (souriant et hochant la tête)
Mon Dieu, je ne sais seulement pas ce que je suis moi-même vue par le dedans, comme tu dis.

RUBEK (suivant le cours de son idée)
Je vis si vite, Maja ! Nous vivons ainsi, nous autres artistes… Moi, pour ma part, j'ai vécu toute une existence humaine dans l'espace des quelques années que nous avons passées ensemble… Je me suis convaincu que, pour moi, le bonheur ne consiste pas dans la jouissance oisive. Pour moi et mes pareils, il n'y a pas de vie toute faite. Il me faut rester à l'ouvrage, créer œuvre sur œuvre, jusqu'à la fin de mes jours. (Avec effort.)
Et voilà pourquoi, Maja, je ne peux plus m'en tirer si je n'ai que toi seule auprès de moi.

MAJA (tranquillement)
Cela veut dire, en d'autres termes, que tu es fatigué de moi.

RUBEK (avec éclat)
Oui ! Je suis las, intolérablement las de notre vie commune ! Elle me mine et me détruit. Tu sais tout maintenant. (Se maîtrisant.)
Ce sont là de dures et méchantes paroles. Je le sens bien moi-même. Et tu n'as, dans tout cela, rien à te reprocher… Je le reconnais pleinement. C'est moi, moi seul qui viens de subir une évolution… (A moitié pour lui-même.)
qui me suis réveillé à ma vraie vie.

MAJA (se tordant les mains malgré elle)
Mais, au nom du ciel, pourquoi ne pas nous séparer, en ce cas ?

RUBEK (la regardant, stupéfait)
Tu le voudrais ?

MAJA (haussant les épaules)
Mon Dieu, s'il n'y a rien d'autre à faire…

RUBEK (vivement)
Mais si, il y a autre chose ! On peut tout concilier…

MAJA (levant le doigt)
Tu penses toujours à cette femme pâle !

RUBEK
Franchement, oui : je ne puis cesser de penser à elle, depuis que je l'ai retrouvée…(Faisant un pas vers elle.)
Car il faut que je te confie une chose, Maja…

MAJA
Quoi donc ?

RUBEK (se frappant la poitrine)
J'ai là, vois-tu, un coffret précieux où se sont conservées toutes mes visions, tout ce qui fut mon idéal d'artiste. Depuis le jour où elle a disparu, ce coffret est fermé. Elle en a emporté la clef, et toi, petite Maja, tu n'as jamais pu l'ouvrir. Le trésor gît là, inexploité. Et les années passent ! Et je ne peux y parvenir !

MAJA (maîtrisant un sourire sarcastique)
Eh bien ! prie-la d'ouvrir…

RUBEK (incertain du sens de ses paroles)
Maja !

MAJA
Puisqu'elle est là !… C'est pour ce coffret, sans doute, qu'elle est venue ?

RUBEK
Jamais je ne lui en ai dit un mot.

MAJA (avec un regard innocent)
Mais, mon cher Rubek, à quoi bon tant de bruit et d'explications pour une chose si simple ?

RUBEK
Te paraît-elle vraiment si simple ?

MAJA
Oui, certes. Il faut t'unir à celle qui t'est le plus utile. (Baissant la tête.)
Quant à moi, je saurai toujours me trouver une place au soleil.

RUBEK
Comment l'entends-tu ?

MAJA (jouant l'insouciance)
Eh ! ne pourrais-je pas, au besoin, aller simplement habiter notre villa !… Et encore ce n'est pas bien nécessaire. En ville, dans notre grande maison, on pourra toujours, avec un peu de bonne volonté, trouver de la place pour trois.

RUBEK (hésitant)
Crois-tu donc que cela pourrait marcher à la longue ?

MAJA (d'un ton léger)
Mon Dieu… si cela ne marche pas, cela ne marchera pas, voilà tout.

RUBEK
Et que ferons-nous, Maja, si cela ne marche pas ?

MAJA (négligemment)
Nous irons chacun de notre côté. Je saurai toujours découvrir quelque coin inconnu où je serai libre. Libre, libre !… Ne vous inquiétez pas de cela, monsieur le professeur Rubek !… (Soudain, le doigt tendu vers la droite.)
Regarde donc ! La voici.

RUBEK (se retournant)
Où cela ?

MAJA
Là, sur le plateau. Elle glisse… comme la statue de marbre des légendes. Elle vient ici.

RUBEK (tendant la main au-dessus de ses yeux)
Ne dirait-on pas la résurrection même !… (Se parlant à lui-même.)
Et c'est elle que j'ai déplacée ! que j'ai reléguée dans l'ombre ! que j'ai transformée… Ah ! fou que j'étais !

MAJA
À quoi penses-tu ?

RUBEK
À rien. À rien que tu puisses comprendre.
(Irène vient de droite, traversant la lande. Les enfants, qui l'ont aperçue depuis quelque temps, courent au-devant d'elle et l'entourent. Les uns l'approchent avec joie et confiance, d'autres semblent timides et inquiets. Elle leur parle doucement et semble les exhorter à descendre au sanatorium tandis qu'elle se repose un peu au bord du torrent. Les enfants descendent en courant la côte, au second plan de gauche. Irène s'approche de la pente rocheuse et fait ruisseler l'eau sur ses mains, pour les rafraîchir.)

MAJA (contenant sa voix)
Descends, Rubek, et va lui parler.

RUBEK
Où iras-tu pendant ce temps ?

MAJA (avec un regard significatif)
J'irai désormais mon propre chemin. (Elle descend la côte et franchit le torrent en s'aidant de son bâton. Arrivée près d'Irène, elle s'arrête.)
Le professeur est là-haut et vous attend, madame.

IRENE
Que me veut-il ?

MAJA
Vous demander votre aide pour ouvrir un coffret précieux.

IRENE
Je pourrais donc l'aider à cela ?

MAJA
Il prétend que vous êtes seule à le pouvoir.

IRENE
En ce cas, j'essaierai.

MAJA
Oui, madame, essayez.
(Elle prend le chemin du sanatorium. Un moment après, RUBEK descend le monticule et s'avance jusqu'au torrent au-devant d'Irène, qui est sur l'autre bord.)

IRENE (après un court silence)
Elle, l'autre, m'a dit que tu m'attendais.

RUBEK
Je t'ai attendue pendant des années… sans m'en rendre compte.

IRENE
Je ne pouvais te rejoindre, Arnold. Je dormais là-bas, d'un long et profond sommeil plein de rêves.

RUBEK
Oh ! mais te voilà réveillée, Irène !

IRENE (hochant la tête)
J'ai les paupières encore tout alourdies par le sommeil.

RUBEK
Tu verras : notre jour va se lever, et le monde s'illuminera pour nous.

IRENE
N'y compte pas.

RUBEK (insistant)
J'y compte ! j'en suis sûr ! Maintenant que je t'ai retrouvée…

IRENE
Ressuscitée.

RUBEK
Transfigurée !

IRENE
Non, Arnold, ressuscitée seulement. Il n'y a pas eu de transfiguration.
(Il la rejoint, marchant sur les pierres du torrent.)

RUBEK
Qu'as-tu fait toute la journée, Irène ?

IRENE (avec un geste vers la lande)
J'ai été loin, loin, dans les terres mortes.

RUBEK
Je vois que ton… amie n'est pas avec toi.

IRENE (souriant)
Mon amie n'en a pas moins l'œil sur moi.

RUBEK
Toujours ?

IRENE (regardant autour d'elle)
Tu peux m'en croire. De quelque côté que je me tourne, elle ne me perd jamais de vue. (Baissant la voix.)
Jusqu'à ce que je la tue un beau matin…

RUBEK
Tu voudrais ?…

IRENE
De tout mon cœur. Si cela se pouvait, seulement !…

RUBEK
Pourquoi ?

IRENE
Pour mettre fin à ses sortilèges. (Mystérieusement.)
Figure-toi, Arnold, qu'elle s'est transformée en mon ombre.

RUBEK (tâchant de la calmer)
Allons, allons ! Il faut bien que chacun de nous ait une ombre.

IRENE
Je suis ma propre ombre. (Avec éclat.)
Tu ne comprends donc pas ?

RUBEK (tristement)
Si, si, Irène, je comprends.
(Il s'assied sur une pierre, au bord du torrent. Elle se tient derrière lui, appuyée à la paroi rocheuse.)

IRENE (après un silence)
Pourquoi détournes-tu de moi tes regards ?

RUBEK (doucement, en balançant la tête)
Je n'ose pas te regarder… je n'ose pas.

IRENE
Pourquoi ne l'oses-tu plus, maintenant ?

RUBEK
Tu es torturée par une ombre, et moi par ma conscience inquiète.

IRENE (avec un joyeux cri de soulagement)
Enfin !

RUBEK (bondissant)
Irène… qu'as-tu ?

IRENE (l'apaisant)
Chut ! chut ! du calme !… du calme !… (Respirant profondément, comme débarrassée d'un poids.)
Ah ! ils m'ont lâchée… cette fois encore… Maintenant, nous pouvons nous asseoir et causer… comme jadis… dans la vie d'autrefois.

RUBEK
Oh ! si nous pouvions vraiment causer comme jadis !

IRENE
Rassieds-toi où tu étais. Je vais me mettre à côté de toi. (Il reprend sa place. Elle s'assied sur une autre pierre, tout près de lui. Après un silence.)
Me voici, Arnold, revenue à toi des extrémités de la terre.

RUBEK
Oui, d'un long, bien long voyage.

IRENE
Revenue chez mon seigneur et maître.

RUBEK
Dans notre monde, Irène… dans notre monde, à nous deux.

IRENE
M'as-tu attendue chaque jour ?

RUBEK
Comment aurais-je pu t'attendre ?

IRENE (avec un regard oblique)
C'est vrai. Tu ne le pouvais pas. Tu ne comprenais rien.

RUBEK
N'est-ce vraiment pas pour un autre que tu m'as quitté tout à coup ?

IRENE
Ne serait-ce pas pour toi-même, Arnold ?

RUBEK (avec un regard d'incertitude)
Je ne te comprends pas !

IRENE
Quand j'eus fini de te servir avec mon âme et mon corps, et que la statue — que "notre enfant", comme nous disions — fut achevée… je déposai à tes pieds mon offrande la plus précieuse en m'effaçant à jamais.

RUBEK (baissant la tête)
Et en faisant le vide dans mon existence !

IRENE (rougissant subitement)
C'est là ce que je voulais !… Jamais après cet enfant unique, tu ne devais plus rien créer, jamais !

RUBEK
C'était une pensée de jalousie ?

IRENE (froidement)
Je crois que c'était surtout de la haine.

RUBEK
De la haine ? contre moi ?

IRENE (avec un retour de violence)
Oui, contre toi… contre l'artiste qui, de ses mains légères et insouciantes, a pris un corps palpitant de jeunesse et de vie et l'a dépouillé de son âme afin de s'en servir pour créer son œuvre d'art.

RUBEK
Est-ce à toi de parler ainsi… à toi dont les chaudes aspirations, dont les ardeurs sacrées m'assistaient dans mon travail ? dans ce travail qui nous réunissait chaque matin comme pour une prière commune !

IRENE (reprenant un ton froid)
Je vais te dire une chose, Arnold…

RUBEK
Parle, Irène.

IRENE
Je n'ai jamais aimé ton art avant de t'avoir rencontré. Ni après.

RUBEK
Et l'artiste, Irène ?

IRENE
L'artiste, je le hais.

RUBEK
L'artiste qui est en moi ?

IRENE
Celui-là surtout. Quand, dévêtue, j'apparaissais devant toi, je te haïssais, Arnold.

RUBEK (avec violence)
Ce n'est pas vrai, Irène ! C'est faux !

IRENE
Je te haïssais parce que je ne voyais en toi ni émotion ni trouble.

RUBEK (riant)
Pas de trouble ? Tu crois cela ?

IRENE
Ou que tu conservais, du moins, un empire sur toi… exaspérant. Parce que tu n'étais qu'artiste, rien qu'artiste. Tu n'étais pas homme. (Changement de ton, d'une voix chaude et émue.)
Mais cette figure qui se modelait dans l'argile molle et vivante, cette figure, je l'aimais de plus en plus, à mesure que la matière brute, que la masse informe se transformait en un enfant dont l'âme parlait à la mienne, qui était notre création, notre enfant, à toi et à moi.

RUBEK (avec une profonde tristesse)
Il l'était en esprit et en vérité.

IRENE
Vois-tu, Arnold, c'est à cause de cet enfant, de notre enfant, que j'ai entrepris ce long pèlerinage.

RUBEK (attentif soudain)
À cause de ce marbre ?

IRENE
Appelle-le comme tu voudras, je continuerai à l'appeler notre enfant.

RUBEK (inquiet)
Tu voudrais le voir ? le voir achevé ? tel qu'il se dresse dans le marbre, dans ce marbre que tu trouvais toujours si froid ? (Vivement.)
Tu ne sais peut-être pas qu'il a sa place quelque part dans un musée, très loin d'ici ?

IRENE
Le bruit m'en est parvenu.

RUBEK
Et tu as toujours eu horreur des musées… Tu les appelais des sépulcres.

IRENE
Je veux aller en pèlerinage là où sont enterrés mon âme et l'enfant de mon âme.

RUBEK (anxieux, angoissé)
Il ne faut pas que tu revoies cette statue ! Entends-tu, Irène ! Je t'en supplie !… Il ne le faut pas ! Jamais !

IRENE
Crois-tu que j'en mourrais une seconde fois ?

RUBEK (se tordant les mains)
Ah ! je ne sais plus que croire… Mais aussi comment pouvais-je prévoir ton attachement invincible à cette statue ? Ne m'as-tu pas quitté avant qu'elle fût achevée ?

IRENE
Elle était achevée. C'est pourquoi j'ai pu te quitter, te laisser seul.

RUBEK (les coudes sur les genoux, se cache les yeux et balance sa tête dans ses mains)
Elle n'était pas encore ce qu'elle est devenue depuis. IRENE, prompte comme l'éclair, tire à moitié un mince stylet caché dans son corsage et dit très (bas, avec un râle dans la voix.)
— Arnold… tu as fait du mal à notre enfant ?

RUBEK (d'un ton évasif)
Du mal ?… Je ne sais pas au juste ce que tu en penserais si…

IRENE (perdant haleine)
Dis-moi vite ce que tu as fait à l'enfant !

RUBEK
Je te le dirai, si tu veux rester tranquille et m'écouter.

IRENE (cachant le stylet)
Je t'écouterai aussi tranquillement qu'une mère peut…

RUBEK (l'interrompant)
Et il ne faut pas me regarder pendant que je parlerai.

IRENE (allant s'asseoir sur une pierre, derrière RUBEK)
Tu vois, je m'assieds derrière toi. Parle. RUBEK ôte ses mains de son visage et plonge son regard devant lui. — À peine t'eus-je trouvée, que je vis clairement le parti que je tirerais de toi pour ma grande œuvre.

IRENE
Celle que tu appelles Le Jour de la Résurrection et que j'appelle, moi, "notre enfant".

RUBEK
J'étais jeune, ignorant de la vie. Je pensais qu'on ne pouvait donner à la Résurrection une apparence plus belle, plus radieuse que celle d'une jeune fille intacte, n'ayant rien éprouvé de la vie terrestre et s'éveillant à la lumière, à la joie triomphale sans avoir à se séparer de quelque laideur, de quelque impureté que ce soit.

IRENE (vivement)
Oui, et c'est ainsi que j'apparais dans notre œuvre ?

RUBEK (avec hésitation)
Pas tout à fait, Irène.

IRENE (avec une inquiétude croissante)
Pas tout à fait ? Pas sous l'aspect que j'avais devant toi ?

RUBEK (sans répondre)
J'ai appris à connaître le monde durant les années qui ont suivi ton départ, Irène. Le Jour de la Résurrection est devenu, dans mon idée, quelque chose de plus… de plus compliqué. Le petit piédestal sur lequel ton image se dressait svelte et solitaire, ce piédestal ne suffisait plus à porter mon rêve nouveau. IRENE cherche un instant son stylet, mais ne le tire pas. — Et quel était ce rêve ? dis!

RUBEK
Il reproduisait ce qui frappait mes yeux dans le monde qui m'environnait. Il me fallait, Irène, introduire ces impressions dans mon œuvre. Je ne pouvais m'en abstenir… J'ai élargi le piédestal en une vaste surface, sur laquelle j'ai placé un fragment de globe, gonflé et s'entrouvrant. Et, par les fissures de cette terre en travail, on voit maintenant sortir tout un fourmillement d'êtres, hommes et femmes, avec des figures de bêtes dissimulées derrière leurs masques, tels que la vie me les avait montrés.

IRENE (attendant, l'haleine suspendue)
Mais, au milieu de ce fourmillement, on voit apparaître la jeune fille rayonnante ? Je suis là, n'est-ce pas, Arnold ?

RUBEK (évasivement)
Pas tout à fait au milieu. J'ai dû, malheureusement, reculer un peu cette figure. L'effet d'ensemble l'exigeait. Tu comprends, elle aurait écrasé tout le reste.

IRENE
Mais la transfiguration de la joie continue à illuminer mon visage ?

RUBEK
Assurément, Irène. Mais tout cela est peut-être un peu voilé, comme le demandait ma nouvelle conception.

IRENE (se levant sans bruit)
Cette statue exprime la vie telle que tu la vois maintenant ?

RUBEK
Sans doute.

IRENE
Et tu m'y as donné une place à demi sacrifiée, celle d'une figure d'arrière-plan dans le groupe.
(Elle tire de nouveau le stylet.)

RUBEK
Non, ce n'est pas une figure d'arrière-plan : tout au plus, une sorte de figure intermédiaire.

IRENE (bas, d'une voix rauque)
Tu viens de prononcer ton arrêt.(Elle va le frapper.)
RUBEK se retourne et la regarde. — Mon arrêt ? IRENE cache vivement le stylet et dit avec un accent douloureux. — Mon âme tout entière, nos deux êtres, nous, nous et notre enfant — tout était là, dans cette forme isolée. RUBEK, vivement, ôtant son chapeau d'un mouvement rapide et essuyant son front baigné de (sueur.)
— Oui, mais écoute comment je me suis représenté moi-même dans le groupe. Sur le premier plan, un homme est assis près d'une source, comme je le suis en ce moment : courbé sous le poids d'une faute, il ne peut se détacher entièrement de l'écorce terrestre. J'appelle cette figure (Le Regret d'une vie détruite.)
Il est là, trempant ses doigts dans l'eau qui ruisselle, afin d'en laver la souillure, et torturé par la certitude de n'y jamais, jamais réussir. L'éternité durera sans qu'il atteigne pleinement à la résurrection, sans qu'il ait pu se dégager de l'enfer où il est figé.

IRENE (durement et froidement)
Poète !

RUBEK
Pourquoi poète ?

IRENE
Parce que tu es veule et inerte, plein d'indulgence pour tes pensées. Tu as tué mon âme, et tu sculptes ensuite ton image dans une attitude de repentir, de confession et de pénitence… (Souriant.)
Avec cela, tu crois que tout est dit et qu'il n'y a plus de compte à régler.

RUBEK (sur un ton de défi)
Je suis un artiste, Irène. Et je ne rougis pas des faiblesses dont je ne parviendrai peut-être jamais à me défaire. Car, vois-tu, je suis né artiste… Et j'aurais beau faire, je ne serai jamais autre chose qu'un artiste. IRENE le regarde en dissimulant un mauvais sourire et dit d'une voix douce. — Tu es un poète, Arnold. (Passant délicatement la main sur les cheveux de RUBEK.)
Cher grand et vieil enfant… comment ne le vois-tu pas toi-même ?

RUBEK (mécontent)
Pourquoi t'obstines-tu à m'appeler poète ?

IRENE (l'épiant du regard)
Parce qu'il y a dans ce mot une excuse, mon ami, une absolution qui jette son voile sur toute faiblesse. (Changeant subitement de ton.)
Mais moi, j'étais un être humain ! J'avais aussi une vie à vivre, une destinée à accomplir. Vois : j'ai tout quitté, j'ai renoncé à tout pour me soumettre à toi… Ah ! ce fut un suicide, un crime contre moi-même. (À voix presque basse.)
Et ce crime, je ne pourrai jamais l'expier. (Elle s'assied près de lui, au bord du torrent, le couve des yeux sans qu'il s'en aperçoive et, d'un mouvement quasi inconscient, cueille quelques fleurs dans le buisson. Se maîtrisant en apparence.)
J'aurais dû mettre des enfants au monde… beaucoup d'enfants… de vrais enfants, et non de ceux que l'on conserve dans des sépulcres. C'était là ma vocation. Jamais je n'aurais dû te servir, poète !

RUBEK (plongé dans ses souvenirs)
Ils étaient beaux, cependant, ces jours, Irène… merveilleusement beaux, quand j'y pense.

IRENE (le regardant avec une expression de douceur)
Te souviens-tu d'un petit mot que tu m'as dit… quand l'enfant fut là et ton œuvre achevée et moi avec ? (Elle le regarde en hochant la tête.)
Te souviens-tu, Arnold, de ce petit mot ?

RUBEK (avec un regard interrogateur)
Je t'aurais dit un mot dont tu te souviendrais encore ?

IRENE
Oui. Tu ne te le rappelles plus ?

RUBEK
Non, en vérité… du moins pour le moment.

IRENE
Tu m'as pris les deux mains et tu les as serrées chaudement dans les tiennes. J'attendais, l'haleine suspendue. Tu dis, alors : "Merci ! Irène; du fond de mon cœur, merci ! ç'a été là, pour moi, un épisode béni."

RUBEK (d'un air de doute)
Ai-je dit "épisode" ? C'est un mot dont je ne me sers pas d'ordinaire.

IRENE
Tu as dit "épisode".

RUBEK (d'un ton de négligence voulue)
Je veux bien… c'est qu'en effet c'était un véritable épisode.

IRENE (d'une voix brève)
C'est sur ce mot que je suis partie.

RUBEK
Tu prends tout si cruellement à cœur, Irène !

IRENE (se passant la main sur le front)
Tu as peut-être raison. Secouons donc ce qui nous oppresse et nous fait souffrir. (Elle effeuille une saxifrage rose et jette les pétales dans le torrent.)
Regarde, Arnold : voici nos oiseaux qui nagent.

RUBEK
Quels sont ces oiseaux ?

IRENE
Tu ne vois pas que ce sont des flamants ? Tu les reconnais à leur plumage rose…

RUBEK
Les flamants ne nagent pas : ils traversent à gué les cours d'eau.

IRENE
Si ce ne sont pas des flamants, il faut donc que ce soient des mouettes.

RUBEK
Oui, des mouettes à bec rouge. (Il cueille quelques feuilles et les jette à l'eau.)
Je lance mes barques à leur poursuite.

IRENE
Oui, mais il ne faut pas d'oiseleurs à bord.

RUBEK
Non, il ne faut pas d'oiseleurs… (Avec un sourire.)
Te souviens-tu d'un été où nous venions nous asseoir ainsi devant la petite cabane près du Taunitzer See ?

IRENE (inclinant la tête)
Oui, le samedi, après le travail de la semaine.

RUBEK
Nous prenions le train, et nous restions absents tout le dimanche.

IRENE (avec une lueur de haine dans les yeux)
C'était un épisode, Arnold.

RUBEK (qui semble n'avoir pas entendu)
Alors aussi, tu faisais nager des oiseaux dans un torrent. C'étaient des nénuphars que tu…

IRENE
C'étaient des cygnes blancs.

RUBEK
Oui, des cygnes. À l'un d'eux, je m'en souviens, j'attachai une grande feuille velue.

IRENE
Et cela devint le bateau de Lohengrin, guidé par le cygne.

RUBEK
Comme tu t'amusais à ce jeu, Irène !

IRENE
Nous l'avons souvent recommencé.

RUBEK
Tous les samedis, je crois, tant que dura l'été.

IRENE
Tu disais que j'étais le cygne qui guidait ton bateau.

RUBEK
Ai-je dit cela ? C'est possible. (Absorbé par le jeu.)
Vois-tu, vois-tu, comme les mouettes descendent le courant ?

IRENE (riant)
Et tous tes bateaux chavirent.

RUBEK (jetant de nouvelles feuilles dans le torrent)
J'ai des bateaux de réserve. (Il suit les feuilles des yeux et en pousse quelques-unes. Après un silence.)
Tu sais, Irène, j'ai acheté la petite cabane du Taunitzer See.

IRENE
Ah ! tu l'as achetée ? Tu disais toujours que tu l'achèterais si tu en avais les moyens.

RUBEK
Les moyens ne m'ont pas manqué par la suite. Et je l'ai achetée.

IRENE (avec un regard oblique)
Et tu y demeures maintenant… dans notre vieille maison ?

RUBEK
Non, il y a longtemps que je l'ai fait démolir. Sur son emplacement, j ai fait construire une très belle et très spacieuse villa… entourée d'un parc. C'est là que nous avons coutume… (Se reprenant.)
que j'ai coutume de passer l'été…

IRENE (se maîtrisant)
Ainsi, c'est là que vous demeurez maintenant… toi et l'autre ?

RUBEK (avec un ton de défi)
Oui, ma femme et moi, nous demeurons là en été… quand nous ne voyageons pas, comme nous le faisons cette année.

IRENE (fixant l'horizon)
Qu'elle était radieuse, cette vie au bord du Taunitzer See.

RUBEK (avec un regard rentré)
Et, pourtant, Irène…

IRENE (complétant sa pensée)
Et, pourtant, cette vie radieuse, nous l'avons laissée échapper.

RUBEK (bas, avec insistance)
Le regret nous en viendrait-il trop tard ? IRENE ne répond pas et reste un instant silencieuse. Puis elle fait un geste du côté de la lande. Regarde, Arnold : voici que le soleil se cache derrière les sommets. Vois-tu ces rayons obliques rougissant la bruyère ?

RUBEK (regardant du même côté)
Il y a longtemps que je n'ai vu un coucher de soleil dans les montagnes.

IRENE
Et un lever de soleil ?

RUBEK
Un lever de soleil ? Je crois que je n'en ai jamais vu. IRENE sourit doucement, plongée dans un souvenir. — J'ai vu, un jour, un lever de soleil admirable.

RUBEK
Vraiment ? Où cela ?

IRENE
Au sommet d'un pic vertigineux… Tu m'y avais entraînée en me promettant de me montrer toutes les splendeurs de la terre si je voulais…

RUBEK
Si tu voulais ?… Achève !

IRENE
J'ai fait ce que tu désirais. Je t'ai suivi jusqu'au sommet de la montagne et là je me suis prosternée devant toi… et je t'ai adoré. Je t'ai servi. (Un silence. Puis elle ajoute à voix plus basse.)
Ce fut là mon lever de soleil.

RUBEK (détournant l'entretien)
Voudrais-tu nous accompagner et demeurer chez nous, dans notre villa ?

IRENE (avec un sourire moqueur)
Avec toi et… cette dame ?

RUBEK (insistant)
Avec moi… comme aux jours de la création. Tu rouvrirais tout ce qui s'est refermé en moi. Ne le voudrais-tu pas, Irène ?

IRENE (secouant la tête)
Je ne possède plus la clef, Arnold !

RUBEK
Si, tu la possèdes ! Tu es seule à la posséder !… (Suppliant.)
Viens à mon secours… fais-moi revivre la vie !

IRENE (impassible)
Vains rêves, songes creux… et morts. Pour notre vie commune, il n'y a pas de résurrection.

RUBEK (d'un ton bref et péremptoire)
Eh bien, continuons à jouer!

IRENE
Oui, jouons, jouons… jouons seulement !
(Ils recommencent à jeter dans le torrent des feuilles et des pétales, qui flottent et nagent. Par la côte, à l'arrière-plan de gauche, on voit venir ULFHEIM et MAJA en tenue de chasse. Ils sont suivis du valet de chasse, qui mené les chiens couplés. Le valet continue son chemin vers la droite.)

RUBEK (les apercevant)
Tiens ! voici la petite Maja avec le chasseur d'ours !

IRENE
Oui, ta compagne.

RUBEK
Ou celle de l'autre. MAJA jette un regard sur le plateau, les aperçoit au bord du torrent et crie à RUBEK. — Bonne nuit, monsieur le professeur ! Rêvez à moi. Je m'en vais à l'aventure !

RUBEK (criant)
À quelle aventure ?

MAJA (venant plus près)
Je cherche la vie, pour la faire passer avant toute chose.

RUBEK (moqueur)
Vraiment, petite Maja, toi aussi ?

MAJA
Mais oui ! Et j'ai fait là-dessus une petite chanson. Ecoute. (Elle chante joyeusement.)
Libre, libre, échappé de cage, Je fends les airs, oiseau volage. Libre, libre, échappé de cage…(Parlé.)
Oui, oui, me voici éveillée… enfin !

RUBEK
Cela en a tout l'air.

MAJA (respirant à pleins poumons)
Ah Dieu ! que c'est bon, le réveil !

RUBEK
Bonne nuit, madame Maja… bonne chance !

ULFHEIM (se récriant)
Halte-là !… Voulez-vous bien vous taire ! Vous allez nous jeter le mauvais sort, avec vos satanés vœux. Vous voyez bien que nous allons à la chasse…

RUBEK
Quel gibier me rapporteras-tu, Maja ?

MAJA
Un oiseau de proie. Je lui logerai un plomb dans l'aile et il pourra te servir de modèle.

RUBEK (avec un sourire amer et sarcastique)
C'est cela ! Briser une aile… par inadvertance… il y a longtemps que tu y excelles.

MAJA (haussant les épaules)
Ah bah !… Laisse-moi faire à ma guise, désormais ! (Elle incline la tête avec un petit rire malin.)
Adieu ! Je te souhaite une belle nuit d'été sur la lande !

RUBEK (d'un ton plaisant)
Merci ! Et bien du malheur à vous et à votre chasse ! ULFHEIM, (ricanant. —)
À la bonne heure ! voilà un souhait qui nous va !

MAJA (riant)
Merci, monsieur le professeur, merci !
(Ils ont traversé la partie visible du plateau et disparaissent par la pente de droite.)

RUBEK (après un court silence)
Oui, une belle nuit sur la lande… c'eût été vivre, cela !

IRENE (subitement, avec un éclair dans les y eux)
Veux-tu une nuit d'été sur la lande… avec moi ?

RUBEK (étendant les bras)
Oui, oui… viens !

IRENE
Oh ! mon aimé, mon seigneur et maître !

RUBEK
Irène !

IRENE (d'une voix rauque, souriant et portant à sa poitrine une main tâtonnante)
Ce ne sera qu'un épisode… (Vivement, à voix basse.)
Chut !… Arnold, ne tourne pas la tête !

RUBEK (baissant aussi la voix)
Qu'y a-t-il ?

IRENE
Une figure immobile qui me regarde.

RUBEK (se retournant malgré lui)
Où cela ? (Tressaillant.)
Ah!(On entrevoit la tête de la diaconesse entre les buissons, sur la pente de droite. Elle tient les yeux constamment fixés sur Irène.)
IRENE se lève et dit d'une voix étouffée. — Il faut donc nous séparer. Non ! reste assis. Entendstu ? tu ne dois pas me suivre. (Elle se penche sur lui et dit à voix basse.)
Au revoir… cette nuit… sur la lande.

RUBEK
Tu viendras, Irène ?

IRENE
Je viendrai sans faute. Attends-moi ici. RUBEK répète comme en rêve. — Une nuit sur la lande… avec toi… avec toi… (Leurs regards se rencontrent.)
Oh ! Irène… c'eût été la vie… et nous l'avons manquée… tous deux.

IRENE
L'irréparable ne nous apparaîtra que… (Elle s'interrompt subitement.)

RUBEK (avec un regard interrogateur)
Que ?…

IRENE
… Quand nous nous réveillerons d'entre les morts.

RUBEK (secouant tristement la tête)
Et que verrons-nous alors ?

IRENE
Nous verrons que nous n'avons jamais vécu.
(Elle gagne la pente et la descend. La diaconesse s'écarte pour la laisser passer et la suit. RUBEK reste assis au bord du torrent.)

VOIX DE MAJA (dans la montagne)
Elle chante joyeusement : Libre, libre, échappé de cage, Je fends les airs, oiseau volage, Libre, libre, échappé de cage…

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