Scène VII


Madame Désarnaux, puis Badinier et Clémence.

MADAME DÉSARNAUX (seule)
Une femme !… une femme entre lui et moi !… Oh ! cette idée… Je crois que je deviens jalouse !

JEAN (annonçant au fond)
M. et madame Badinier.

MADAME DÉSARNAUX (à part)
Une visite !… (Haut.)
Mes chers voisins… Madame…

BADINIER
Nous vous dérangeons ?

MADAME DÉSARNAUX
Du tout !

CLÉMENCE
Nous venons vous faire nos adieux.

MADAME DÉSARNAUX
Vous partez ?

BADINIER
Voici le printemps… et nous allons nous établir à la campagne.

CLÉMENCE
À Chevreuse.

BADINIER
Nous faisons aujourd'hui nos visites de départ. (À sa femme.)
À propos, Clémence, as-tu pris des cartes ?

CLÉMENCE
Oui… Seulement vous m'avez tant pressée, que j'ai oublié d'indiquer que nous partions. (À madame Désarnaux.)
Auriez-vous l'obligeance de me prêter une plume et de l'encre… Cela m'épargnerait la peine de remonter nos quatre étages…

BADINIER
Trois…

CLÉMENCE
Et l'entresol ?

BADINIER
Je ne le compte pas.

MADAME DÉSARNAUX (indiquant la table)
Vous trouverez là tout ce qu'il vous faut.

CLÉMENCE
Merci… c'est l'affaire d'une minute. (Elle s'assied, prend des cartes dans son portefeuille, et écrit.)
"P.P.C."

BADINIER
P.P.C. Partant pour Chevreuse.

MADAME DÉSARNAUX
Mais non !… Pour prendre congé.

BADINIER
En êtes-vous sûre ?

MADAME DÉSARNAUX
Parbleu ! sans cela, ceux qui partent pour Versailles seraient obligés de mettre P.P.V.

BADINIER
Et on pourrait croire qu'ils vont à Ville-d'Avray ou à Venise… C'est juste !

CLÉMENCE
J'ai fini… Bien !… j'ai mis de l'encre à mon gant.

BADINIER
Et nous voilà obligés de remonter nos trois étages… Je ne compte pas l'entresol.

CLÉMENCE
C'est inutile de remonter… Il fait beau, nous ne trouverons personne… D'ailleurs je fermerai la main, (À madame Désarnaux.)
Et comment allez-vous, chère amie ?… je vous trouve l'air triste, ce matin…

MADAME DÉSARNAUX (assise près de la table)
En effet, je suis tourmentée… Mon fils…

BADINIER
Il est malade ?

MADAME DÉSARNAUX
Non… Au fait… je puis bien vous le dire, des voisins… des amis… Maurice… Maurice se dérange !

BADINIER
Comment l'entendez-vous ?

MADAME DÉSARNAUX
Il aime ! il a une passion !

CLÉMENCE (avec intérêt)
Ah ! le pauvre jeune homme !

BADINIER (gaiement)
Voyez-vous le gaillard ! un début ! Chantant. Le premier pas Se fait sans qu'on y pense ; Sans qu'on y pense On fait le premier pas.

CLÉMENCE
Taisez-vous donc !

MADAME DÉSARNAUX
Comprenez-vous cela ?… à dix-neuf ans !

CLÉMENCE
Un premier amour !

BADINIER (s'asseyant sur le canapé)
Ah ! c'est touchant !… Ça me rappelle qu'à dix-sept ans… j'avais pour voisine une limonadière… brune… son mari aimait à casser du sucre… il était toujours comme ça… avec son petit marteau… Il faisait mon bonheur, cet homme… et sa femme donc !

CLÉMENCE
Monsieur Badinier !

BADINIER
Pardon… c'est un souvenir ! (À madame Désarnaux.)
Et sait-on quel est l'objet de cette passion ?…

MADAME DÉSARNAUX
Mais non… il est d'une discrétion…

CLÉMENCE
Ah ! il est discret ? C'est bien !…

MADAME DÉSARNAUX
Comment ?

CLÉMENCE
Je veux dire… c'est bien mal de ne pas se confier à sa mère !

BADINIER (à part)
Moi, je ne me confiais qu'à M. Vachette, cabinet numéro 8.

MADAME DÉSARNAUX
Je n'y comprends rien… il ne va ni au bal ni au théâtre… il ne sort que pour aller à son bureau… et ne voit absolument que les personnes que je reçois.

CLÉMENCE
Ah ! vous croyez… que c'est dans la maison ?

BADINIER
C'est évident !

MADAME DÉSARNAUX (se levant)
Ce matin, j'ai trouvé des vers dans la poche de son habit.

BADINIER
Des vers ?

CLÉMENCE (vivement)
Voyons ! voyons !
(Ils descendent la scène.)

MADAME DÉSARNAUX (tirant un papier de sa poche et lisant en s'attendrissant graduellement)
Le timide baiser de la vierge naïve, L'éclat du papillon dont l'aile fugitive Glisse parmi les fleurs… L'écho retentissant des voûtes de l'église Et le son cadencé de l'onde qui se brise Sur les rochers en pleurs.(Parlé en pleurant.)
Ah ! je ne peux pas… ça me fait trop de mal !
(Elle passe le papier à Clémence.)

CLÉMENCE (lisant)
Le rossignol chantant l'hymne de la nature Le doux frémissement du ruisseau qui murmure, À travers le gazon, Les célestes concerts des voûtes éternelles, Le bruit que fait un ange en déployant ses ailes Sont moins doux que ton nom…(Parlé avec émotion.)
Ces vers… sont vraiment pleins de cœur… Que c'est intéressant, un premier amour !…

BADINIER
Ils me rappellent ceux que j'adressais à la petite limonadière… sauf que les miens sont mieux… Récitant. Cupidon a brûlé mon âme, Et, nuit et jour, je crie : "Au feu !"

CLÉMENCE
Ah ! laissez-nous donc en repos avec vos poésies de confiseur !

BADINIER (à part)
Elle est jalouse !

MADAME DÉSARNAUX (reprenant le papier)
Vous voyez… aucun nom… aucun indice… ces vers peuvent s'appliquer à toutes les femmes !…

BADINIER
D'autant mieux que le nom de celle que l'on aime est toujours le plus joli… qu'elle s'appelle Clémence…

CLÉMENCE
Hein ?

BADINIER
Non… je dis Clémence, Charlotte ou Francine… (Tout à coup.)
Tiens, Francine… si c'était…

MADAME DÉSARNAUX
Votre femme de chambre ?

CLÉMENCE
Allons donc !

BADINIER
Elle est gentille… pas sauvage et…

CLÉMENCE
Pas sauvage ? Tenez, vous êtes révoltant !

BADINIER
Pourquoi donc ! Il y a des gens arrivés à une très haute position qui ont commencé par l'antichambre !


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