Scène II


Madame Désarnaux, le docteur Vouzon.

MADAME DÉSARNAUX
Mon pauvre enfant ! (Au docteur Vouzon qui entre par le fond.)
Enfin vous voilà, docteur…

VOUZON
J'accours… On est donc malade ici… sans ma permission ?… Ce n'est pas vous, je suppose ?…

MADAME DÉSARNAUX
Non, il s'agit de mon fils…

VOUZON
De Maurice ?

MADAME DÉSARNAUX
Oui… depuis un mois, il est triste, rêveur, distrait…

VOUZON
Ah !… ah !…

MADAME DÉSARNAUX
C'est grave, n'est-ce pas ?

VOUZON
Nous verrons tout à l'heure.

MADAME DÉSARNAUX
Il ne mange plus… il a de l'oppression… il pousse de gros soupirs…

VOUZON
Ah !… ah !…

MADAME DÉSARNAUX
Quoi ?

VOUZON
Continuez…

MADAME DÉSARNAUX
Il passe une partie de la nuit à se promener dans sa chambre, à écrire… à parler tout haut ; son œil est vif, animé… comme s'il avait la fièvre… Je crois que c'est de l'inflammation…

VOUZON
Moi aussi… Quel âge a Maurice ?

MADAME DÉSARNAUX
Dix-neuf ans…

VOUZON
Très bien !… ça me suffit… je n'ai pas besoin de le voir.

MADAME DÉSARNAUX
Comment ?

VOUZON
Tranquillisez-vous, cela ne sera rien.

MADAME DÉSARNAUX
Mais quelle est sa maladie ?

VOUZON
Vous tenez à le savoir ?

MADAME DÉSARNAUX
Sans doute…

VOUZON
Eh bien, entre nous, je crois que le cœur est pris…

MADAME DÉSARNAUX
Ah ! mon Dieu ! un anévrisme !

VOUZON
Mais non !… Il est amoureux…

MADAME DÉSARNAUX (vivement)
Mon fils ?… c'est impossible ! ce n'est pas vrai !

VOUZON
Voyons, calmez-vous, ma bonne madame Désarnaux…

MADAME DÉSARNAUX
Vous calomniez mon enfant, et vous voulez que je me calme ?

VOUZON
Mon Dieu, je ne le calomnie pas ! Ceci est un chapitre d'histoire naturelle assez difficile à expliquer… Cependant je vais essayer… Voyez-vous, dans la vie des garçons il y a trois phases… la première commence au bébé… à ce délicieux petit fardeau qui se laisse porter, retourner, empaqueter avec la docilité d'un colis…

MADAME DÉSARNAUX
Quel âge charmant !

VOUZON
Je crois bien ! c'est votre lune de miel, à vous autres mères… Aussi vous la prolongez… jusqu'à la courbature !… Malheureusement le bébé devient lourd… il faut le poser à terre… hélas !… il est déjà moins à vous ; ses petites jambes rêvent l'indépendance et font courir après lui… l'enfant a disparu pour faire place au gamin… à cet infernal trésor qui tyrannise… tout en le bourrant de sucre… le vieux chien de la maison ; qui brise les porcelaines, grimpe sur les meubles, touche au feu, tombe dans les bassins…

MADAME DÉSARNAUX
Ne m'en parlez pas !

VOUZON
À ce vaurien charmant que l'on enferme dans sa chambre et que, cinq minutes après, l'on retrouve en haut d'un cerisier…

MADAME DÉSARNAUX
Mais c'est arrivé à Maurice… même que son pantalon…

VOUZON
Cet âge est la mort aux pantalons… mais le vaurien se fait tout pardonner d'un mot : "Maman !…" Car il dit encore : "Maman !…" Bientôt le collégien se transforme, il devient rêveur, il prend soin de ses habits, cultive sa chevelure… et il dit : "Ma mère…" devant le monde.

MADAME DÉSARNAUX
Ah !

VOUZON
Ah ! c'est la lune rousse qui commence… c'est le jeune homme qui paraît… Il est distrait… il soupire ; il se demande avec inquiétude pourquoi les tourterelles roucoulent…

MADAME DÉSARNAUX (vivement)
Mon fils ne m'a jamais adressé de pareilles questions, je vous prie de le croire !

VOUZON (continuant)
Quelquefois il fait des vers… de mauvais vers !

MADAME DÉSARNAUX
Pas Maurice !

VOUZON
Cela viendra… enfin il est triste, sombre, inquiet… c'est ce qu'une chanson célèbre appelle (le Premier)
pas… et ce que nous autres médecins nous nommons : la crise.

MADAME DÉSARNAUX
La crise ?

VOUZON
Un homme me comprendrait tout de suite.

MADAME DÉSARNAUX
Je vous comprends parfaitement… mais vous vous trompez… mon fils est honnête !

VOUZON
Madame, je me crois parfaitement honnête… et j'ai eu ma crise…

MADAME DÉSARNAUX
Vous, c'est possible… vous n'avez pas été élevé comme Maurice… Songez donc que, depuis dix-neuf ans, je ne l'ai pas quitté une heure, une minute… À la mort de mon mari, je me suis vouée à son éducation… Je lui ai donné un répétiteur… un homme respectable, marié, père de famille… Je le conduisais moi-même au collège, aux heures de la classe… et j'allais le chercher ensuite…

VOUZON
Tout cela est parfait.

MADAME DÉSARNAUX
Le soir, c'est moi qui lui faisais réciter ses leçons… J'ai appris à lire le grec… tout exprès, car je lis le grec !

VOUZON
Mon compliment.

MADAME DÉSARNAUX
Ça m'a donné assez de mal… Quand il a eu terminé ses études, Maurice voulait faire son droit… je m'y suis opposée… J'avais entendu dire des choses… si étranges… sur la conduite des étudiants. Je l'ai fait entrer chez un agent de change, un de mes amis qui a été excellent pour lui… Il l'a placé dans un bureau à part… entre deux commis mûrs… honnêtes et mariés… L'un a cinquante-huit ans et l'autre soixante-deux…

VOUZON
Mon Dieu, je ne dis pas le contraire… vous avez pris toutes vos précautions… mais quand l'heure a sonné…

MADAME DÉSARNAUX
L'heure ! Quelle heure ?

VOUZON
C'est comme la coqueluche chez les enfants… Un peu plus tôt, un peu plus tard, il faut qu'elle arrive…

MADAME DÉSARNAUX (passant devant lui)
Non ! c'est impossible !… Une femme… une étrangère viendrait me prendre mon enfant ?

VOUZON
C'est épouvantable ! Voir ce petit cœur, qu'on a élevé pour soi, s'ouvrir tout à coup pour une autre…

MADAME DÉSARNAUX
Oh ! jamais !

VOUZON
Mais qu'y faire ? La nature est implacable…

MADAME DÉSARNAUX
La nature veut qu'on aime sa mère, monsieur, et je prétends…

VOUZON (voyant entrer Jean)
Chut !… du monde !


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