Scène XVII


Madame Désarnaux, Badinier, puis Clémence.

BADINIER (entrant par le fond)
Me voilà !

MADAME DÉSARNAUX
Ah ! monsieur Badinier…

BADINIER
J'ai du nouveau… Je sors de chez la papetière…

MADAME DÉSARNAUX
Eh bien ?…

BADINIER
Pas mal… un peu mûre… mais pour un commençant !… Voici ce qui s'est passé. Elle était seule dans son comptoir… j'entre… je lui demande quelques pains à cacheter, nous causons… j'amène adroitement la conversation sur l'encre de la petite vertu, ce qui me permet quelques plaisanteries… gauloises ! Tout à coup un homme immense, un colosse… sort de dessous le comptoir… et m'applique sur la tête un énorme registre, un Doit et Avoir !…

MADAME DÉSARNAUX
Ah ! mon Dieu !

BADINIER
C'était le papetier… il se doutait de quelque chose…

MADAME DÉSARNAUX
Je devine… ma lettre !…

BADINIER
Quelle lettre ?

MADAME DÉSARNAUX
Je l'avais prévenu… je lui disais de surveiller sa femme.

BADINIER
Que le bon Dieu vous bénisse ! Il a défoncé mon chapeau.
(Il montre son chapeau aplati.)

MADAME DÉSARNAUX
Ah ! je suis désolée… mais les choses ont marché depuis ce matin… Maurice avait un rendez-vous…

BADINIER
Avec elle ?

MADAME DÉSARNAUX
Il voulait y aller… mais je l'ai enfermé… là… dans cette chambre…

BADINIER
Vous avez bien fait… car cet homme vous a des registres qui sont d'un lourd !…

MADAME DÉSARNAUX
Tout à l'heure je l'ai surpris avec un gant de femme qu'il couvrait de baisers…

BADINIER
Un gant ?

MADAME DÉSARNAUX (le prenant sur la table)
Le voici.

BADINIER
Voyons. (Il le prend et l'examine.)
Ah diable !… ceci me déroute complètement… la papetière a une main… du huit trois quarts tandis que celle-ci… c'est du six un quart au plus… Ah ! mon Dieu !

MADAME DÉSARNAUX
Quoi donc ?

BADINIER
Cette tache d'encre au bout du doigt… et ce matin… ma femme. – (Avec explosion.)
C'est le gant de ma femme !

MADAME DÉSARNAUX
Grand Dieu !

BADINIER
Ah ! le drôle ! le polisson !… Et vous dites qu'il est là…

MADAME DÉSARNAUX
Monsieur Badinier… un enfant !

BADINIER
L'âge n'y fait rien, madame !… ah ! nous allons voir !
(Il se précipite dans la chambre où est enfermé Maurice. – Au même instant, Clémence entre par le fond.)

MADAME DÉSARNAUX
Monsieur Badinier !

CLÉMENCE
Hein ?

MADAME DÉSARNAUX (apercevant Clémence)
Vous !… niez tout !

CLÉMENCE
Quoi donc ?

MADAME DÉSARNAUX
Votre mari a découvert votre gant… taché d'encre… que Maurice embrassait avec transport… il est furieux !

BADINIER (rentrant)
Personne !

MADAME DÉSARNAUX
Comment ?

BADINIER (traversant le théâtre)
Il y a près de la fenêtre une échelle de maçons… Il se sera échappé par là…

MADAME DÉSARNAUX (à part)
Je respire !

BADINIER (apercevant sa femme)
Ah ! vous voilà, madame !… Nous avons à causer… (L'amenant en scène.)
M'expliquerez-vous comment ce gant se trouvait entre les mains de M. Maurice, qui le couvrait de baisers ?
(En disant cela, il marche sur elle le gant à la main. – Clémence recule vers la table et trempe derrière son dos le bout de son doigt dans l'encrier.)

CLÉMENCE
Ce gant ?… mais ce gant n'est pas à moi !

BADINIER
Impossible de nier… la tache d'encre !

CLÉMENCE
Je ne sais ce que vous voulez dire… je n'ai pas changé le gant… et cette tache… la voici !…
(Elle montre son gant taché et passe devant lui.)

BADINIER
Ah bah !

MADAME DÉSARNAUX
C'est vrai !

BADINIER (prenant la main de sa femme)
Ah !… chère amie… pardonnez-moi !… Je suis un monstre.

CLÉMENCE
Vous ne serez plus jaloux ?

BADINIER (levant la main)
Je le jure. (Apercevant son gant taché aussi.)
Ah ! sacrebleu !

CLÉMENCE (et MADAME DÉSARNAUX)
Quoi donc ?

BADINIER
L'encre était fraîche… mon gant est taché !

CLÉMENCE (à part)
Aïe ! aïe !

MADAME DÉSARNAUX (à part)
Cette femme-là est forte !

BADINIER
Vous vous êtes approchée de la table… vous avez trempé votre doigt dans l'encrier…

CLÉMENCE
Mon ami… je te jure…

BADINIER
Venez, madame… vous avez une explication à me donner…

MADAME DÉSARNAUX
Monsieur Badinier !…

CLÉMENCE
Gustave !

BADINIER
Il n'y a plus de Gustave !… il n'y a ici qu'un juge !… (Lui prenant le bras.)
Marchons !…
(Il sort vivement en emmenant sa femme.)


Autres textes de Eugène Labiche

29 degrés à l'ombre

(Un jardin. A droite, la maison d'habitation. A gauche, un petit bâtiment servant d'orangerie. Un jeu de tonneau au fond. Chaises, bancs et tables de jardin.PIGET, POMADOUR, COURTINAu lever du...

Un pied dans le crime

(Un salon de campagne, ouvrant au fond sur un jardin. Un buffet. Un râtelier avec un fusil de chasse, une poire à poudre et un sac à plomb. Portes latérales....

Un monsieur qui prend la mouche

Un salon de campagne, porte au fond, portes latérales dans les pans coupés de droite et de gauche. — Une fenêtre à droite. Sur le devant, à droite, un guéridon....

Un monsieur qui a brûlé une dame

(BLANCMINET; PUIS ANTOINE; PUIS BOURGILLON; PUIS LOISEAU Le théâtre représente un jardin. Grille d'entrée au fond ; à droite, l'étude ; à gauche, un pavillon servant à serrer des instruments...

Un mari qui lance sa femme

(Le théâtre représente un salon chez Lépinois. À droite, guéridon. À gauche, cheminée et canapé.)Laure Madame Lépinois Thérèse(Au lever au rideau, madame Lépinois et Laure s'essuient les yeux. Madame Lépinois...



Les auteurs


Les catégories

Médiawix © 2025