Scène V


Maurice, Vouzon.

VOUZON
Ah çà ! à nous deux, monsieur le drôle !… Assieds-toi là et causons.

MAURICE
Volontiers…
(Ils s'asseyent.)

VOUZON (poussant un soupir comique)
Ah ! n'est-ce pas qu'elle est belle ?

MAURICE
Qui ça ?

VOUZON
Elle ! l'ange aux yeux bleus… ou noirs… ou gris…

MAURICE
Pardon, docteur… de qui me parlez-vous ?

VOUZON
Il est inutile de jouer au fin… je suis un vieux renard… Tu es amoureux !

MAURICE (riant)
Moi ?

VOUZON
Je ne t'en veux pas… C'est de ton âge. La nature t'a donné un cœur, ce n'est pas pour le garder en portefeuille.

MAURICE
Docteur, j'en suis fâché pour la science, mais vous vous trompez.

VOUZON
Impossible !

MAURICE (se levant)
Je ne suis pas amoureux… je ne perds pas mon temps à ces bêtises-là.

VOUZON
Comment ?

MAURICE
Vous comprenez… Je suis jeune, j'ai ma position à faire.

VOUZON (se levant)
Ta position ?

MAURICE
Ma mère a quelque fortune… une vingtaine de mille francs de rente… C'est bien peu…

VOUZON
Ah çà ! qu'est-ce que tu me chantes avec tes rentes ?

MAURICE
De votre temps, on était chevaleresque et troubadour… on roucoulait sous les balcons… sans parapluie !

VOUZON
Je m'en vante… J'y ai même ramassé une douleur…

MAURICE
Tenez, vous, docteur… vous avez beaucoup aimé, beaucoup soupiré ?

VOUZON
Oh ! oui !

MAURICE
Eh bien, aujourd'hui, qu'est-ce qui vous reste de tout ça ?

VOUZON
Comment, ce qui me reste ?… les souvenirs…

MAURICE
Un rhumatisme ! Voyez-vous, moi, je tiens à ma petite santé, je ne suis pas romanesque, je laisse chanter les poètes et je songe à gagner de l'argent… tout bêtement !

VOUZON
De l'argent ?… Tu aimes l'argent… à ton âge ?

MAURICE
Mon Dieu, je n'aime pas l'argent, si vous voulez, mais j'aime les cigares de première qualité… Si je monte à cheval, il m'est désagréable d'enfourcher un carcan de manège dont les secousses troublent ma digestion. Quand je vais au théâtre, j'ai du plaisir à m'asseoir dans un bon fauteuil retenu à l'avance… Enfin, j'aime à m'offrir toutes les petites satisfactions de la vie, j'aime mon bien-être…

VOUZON
Oui, tu soignes ta bête !

MAURICE
Ah ! docteur, vous n'êtes pas poli…

VOUZON
C'est qu'aussi tu me dis des choses… renversantes !

MAURICE
Moi ?… Je vous raconte naïvement mes petits penchants… Je connais le prix du temps, et je ne le perds pas en œillades, roucoulades et autres… castagnettes !

VOUZON
Castagnettes !… Comme il traite l'amour ! Et moi qui croyais…

MAURICE
Quoi ?

VOUZON
Rien… (À part.)
Il a déjà voyagé ! (Haut.)
Voyons… Maurice… ce n'est pas possible… de pareilles idées… à dix-neuf ans… Tu veux me donner le change.

MAURICE
Sur quoi ?

VOUZON
Tout n'est pas éteint… (Lui mettant la main sur le cœur.)
Et je sens encore là quelque chose qui bat…

MAURICE (riant)
Ça ?… c'est mon portefeuille.

VOUZON (tout à coup)
Allons donc !… Tu fais des vers ! Tu es démasqué !

MAURICE
Des vers ? moi ?

VOUZON
Ta mère les a trouvés tout à l'heure. (Récitant.)
"Le timide baiser de la vierge naïve…"

MAURICE
Je les ai copiés dans un album.

VOUZON
Ah bah ! cela prouve du moins que tu aimes la poésie…

MAURICE
Du tout… Je les ai trouvés jolis, et je me suis dit : "Cela peut me servir… si jamais je me marie."

VOUZON
Comment ?

MAURICE
On peut tomber sur une famille qui cultive l'album.

VOUZON
Tu songes donc à te marier ?

MAURICE
Oh ! plus tard !… puisque la nature m'a donné un cœur… Seulement, je tâcherai de le bien placer.

VOUZON (avec colère)
Sur hypothèque… à quinze pour cent !…

MAURICE
Qu'est-ce que vous avez ?

VOUZON
Moi ? rien !… Tu me fais l'effet d'un monstre… tout simplement !

MAURICE
Voyons, pas de grands mots, docteur… Chacun son goût… Il vous plaît de loger au cinquième… dans de vieux meubles en noyer… et de vous faire servir par une femme de ménage… de l'âge de vos meubles… Si cela vous convient, vous avez raison… Vous allez à pied par tous les temps, crotté jusqu'à l'échine, vous faites encore des visites à trois francs… Il n'y a plus que vous dans Paris… et vous oubliez souvent de les faire payer… C'est très bien, très honorable… et je vous estime… comme un type !

VOUZON
Merci !

MAURICE
Mais, moi, j'ai d'autres idées ; j'aime le luxe, l'élégance, le superflu… enfin je veux la fortune, je travaille pour l'acquérir… Où est le mal ? en quoi suis-je un monstre, s'il vous plaît ?

VOUZON
Oh ! tu es logique ! trop logique ! il ne te manque qu'une chose… c'est d'avoir quarante ans… mais tu avances… et cela te rend laid !

MAURICE
Tenez, docteur, on ne peut pas raisonner avec vous… vous me faites l'effet d'un fragment de Spartiate retrouvé… au Jardin d'acclimatation.

VOUZON
Ris tant que tu voudras ! mais tu es bien malade, mon pauvre garçon… plus malade que je ne le pensais.

MAURICE
Malade… non !… fatigué peut-être… voilà trois nuits que je passe.

VOUZON (vivement)
Au bal ?

MAURICE
Au bal ! allons donc !… à faire des chiffres… Je rumine une grande affaire… une idée… à millions !

VOUZON
Ah !

MAURICE (s'animant)
C'est magnifique ! n'en parlez à personne.

VOUZON
Sois tranquille !

MAURICE
Surtout à ma mère… la pauvre femme tremble au seul mot d'affaires… elle est de votre temps.

VOUZON
Oui… encore un fragment.

MAURICE
Voici mon projet… Je fonde une société d'assurances mutuelles contre les expropriations… j'en serai le directeur, naturellement…

VOUZON
Parbleu ! ce n'est que pour cela qu'on fonde des sociétés…

MAURICE
J'associe tous les propriétaires… suivez-moi bien !… au moyen d'une prime fixe à remboursement différé, parfaitement garanti d'ailleurs par un calcul différentiel et proportionnel établi par des tables dont vous allez comprendre le mécanisme…

VOUZON
Non ! assez ! j'ai déjà mal à la tête ! (À part.)
Il est effrayant !

MAURICE
Au fait, vous ne comprendriez pas… mais… vous pouvez peut-être m'être utile.

VOUZON
Moi

MAURICE
Vous ne connaîtriez pas par hasard M. Monot-Lagarde, le banquier ?…

VOUZON
Non…

MAURICE
C'est fâcheux… voilà l'homme qu'il me faut… Il est audacieux, intelligent, il se charge de ces sortes d'affaires et je suis sûr que, s'il connaissait mon projet… Il faut absolument que je me fasse présenter à lui.

VOUZON
Tiens, Maurice… tu me fais de la peine… beaucoup de peine… J'ai connu, j'ai aimé ton brave père…

MAURICE (bas, apercevant sa mère)
Chut !

VOUZON (bas)
Plus tard… nous reprendrons cette conversation…


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