ACTE II - Scène III



(Achille, Patrocle, Arbate)


ACHILLE
Dis-moi, me plains-je à tort ? L'enlèvement d'Hélène
Occupe jusqu'aux dieux après dix ans de peine,
Celui de Briséis est encore à venger.
Maintiendrai-je un parti qui me laisse outrager ?
Non. Phoenix toutefois m'a touché, je l'avoue ;
Mais que faire ? Un démon de nos pensers se joue.
Contre les Phrygiens j'employais mes efforts ;
Les dieux ont dans mon cœur jeté d'autres transports
Car, après tout, j'exerce un courroux légitime.
La plupart de nos chefs ont beau m'en faire un crime,
L'affront dont leur parti veut être satisfait
Importe beaucoup moins que le tort qu'on m'a fait.
Qu'ils achèvent sans moi l'entreprise de Troie !
Tant qu'ils soient sur le point de devenir sa proie,
Qu'Agamemnon l'avoue, et qu'Ilion ait mis
Dans le dernier malheur mes derniers ennemis,
En présence des dieux je le proteste encore,
Mon bras refusera le secours qu'on implore.
Allons dans nos états attendre ce moment ;
Nous serons aujourd'hui spectateurs seulement.

PATROCLE
Vous le pouvez, ces champs sont pleins de vos trophées
Il n'est point d'actions qui n'en soient étouffées.
Pour moi, me siérait-il de n'être que témoin
D'un combat dont je sais que ma gloire a besoin ?
Je n'ai point assez fait ; mon cœur doit se le dire.
Ce n'est pas que Patrocle aux premiers rangs aspire ;
Toutefois… ! Mais que sert enfin de souhaiter ?
Pour survivre à soi-même, il faut exécuter.
Des ombres du commun le favori d'Achille,
Confondu chez les morts, suivre la tourbe vile !
Permettez-lui, Seigneur, de se rendre aujourd'hui
Digne de l'amitié que vous avez pour lui.

ACHILLE
Va, ton projet est beau : non que ta renommée
Parmi les nations ne soit déjà semée ;
Tu peux dès à présent ne mourir qu'à demi
Je me fais un honneur de t'avoir pour ami.
Suis pourtant ton dessein : je te loue, et moi-même
Je me dois applaudir du choix de ce que j'aime.
Patrocle et Briséis consolent mes chagrins :
Veuillent les dieux unir quelque jour nos destins !
Cependant, songe à toi dans cette âpre carrière
Je ne suis pas le seul qui t'en fais la prière ;
Tes jours touchent encor d'autres cœurs que le mien
Reviens victorieux du combat ; mais reviens.

PATROCLE
Le sort en est le maître, il faut le laisser faire.
Qu'on soit dans les combats prudent ou téméraire,
On tombe également ; et souvent le danger
S'acharne sur celui qui veut se ménager.
Mais le danger n'est pas ce qu'il faut qu'on regarde :
La dépouille d'Hector vaut bien qu'on se hasarde.

ACHILLE
Ami, pourquoi ce choix ? Qui t'oblige aujourd'hui,
Parmi tant de guerriers, de n'en vouloir qu'à lui ?

PATROCLE
Quoi ! son bras tous les jours aux Grecs se fera craindre,
Tous les jours nous aurons de nouveaux morts à plaindre,
Vous absent, sur lui seul chacun aura les yeux,
Et je le pourrai voir sans en être envieux !
Lui seul, de ces remparts empêchera la prise !

ACHILLE
Ami, te dis-je encor, laisse cette entreprise.
Ce n'est pas que je mette en doute ta vertu ;
Mais connais-tu cet homme, enfin, le connais-tu ?

PATROCLE
Oui, Seigneur, je me jette en un péril extrême ;
Mais je prétends aussi me connaître moi-même.
On m'a vu quelquefois affronter des guerriers :
Aujourd'hui que j'aspire à de nouveaux lauriers,
Chercherai-je Pâris ?

ACHILLE
Qui te le dit ? Tu passes
De la terreur des Grecs aux âmes les plus basses.

PATROCLE
Donnez-moi votre armure, Hector me cherchera.

ACHILLE
J'en doute ; mais sur toi chacun s'attachera.

PATROCLE
Elle redoublera ma force et mon courage.

ACHILLE
Si tu crois en pouvoir tirer quelque avantage,
(à Arbate.)

Je te l'accorde. Arbate, il faut la lui donner.
(Arbate. sort.)

(à Patrocle.)

Prends garde, encor un coup, de trop t'abandonner.
Pousse les Phrygiens, redouble leurs alarmes ;
Ne te va point aussi jeter seul dans leurs armes ;
Deviens, pour ton ami, ménager de tes jours ;
Si tu ne l'es pour moi, sois-le pour tes amours,
Sois-le enfin ; c'est à moi d'en répondre à Lydie.
Notre commun bonheur va rouler sur ta vie.

PATROCLE
Mes jours sont-ils si chers, Seigneur, et savez-vous
Si l'on vous avoûra d'un sentiment si doux ?
Je me flatte pourtant. Protégez ce que j'aime.
Nous avons à Lydie ôté le diadème ;
J'aidai les conquérants à lui ravir ses biens
Mort ou vif, je la veux récompenser des miens.
Tout est en votre main : tenez-lui lieu de frère.

ACHILLE
Tu t'en acquitteras toi-même.

PATROCLE
Je l'espère.
Quel que soit le démon dont ce mur s'appuiera,
Vous me regarderez, et cela suffira.
Je reviendrai tantôt mettre aux pieds de Lydie
Le succès glorieux d'une action hardie ;
Sinon, votre devoir est de la consoler.

ACHILLE
Patrocle, embrasse-moi ! je ne puis te parler.
La voici. Ton dessein, sans doute, est connu d'elle ;
Arbate l'aura dit.

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