SCENE 1


L'action se passe dans un gouvernement du sud de la Russie. La scène représente le cabaret de TIKHONE. A droite, le comptoir et quelques rayons garnis de bouteilles. Au fond, une porte qui mène au-dehors. Au-dessus de cette porte, à l'extérieur, pend une petite lanterne rouge, toute souillée. Le plancher et les bancs disposés le long des murs sont occupés par des pèlerins et des passants. Faute de place, plusieurs d'entre eux dorment assis. La scène se passe en pleine nuit. Au lever du rideau, on entend des coups de tonnerre et, par la porte ouverte, on aperçoit des éclairs. TIKHONE se tient derrière son comptoir. A demi couché sur un banc, dans une attitude nonchalante, FEDIA joue doucement de l'accordéon. Près de lui BORTZOV, vêtu d'un pardessus léger, très élimé. Par terre, devant les bancs, se sont installés SAVVA, NAZAROVNA et EFIMOVNA.


EFIMOVXA (à NAZAROVNA)

Dis donc, ma petite mère, secoue un peu le vieux! On dirait qu'il est en train de passer.

NAZAROVNA (soulevant un pan de la souquenille qui recouvre le visage du vieillard.)
Homme de Dieu! Hein? Homme de Dieu! Es-tu vivant ou déjà mort?

SAVVA
Pourquoi serais-je mort? Je suis vivant, petite mère! (Il se soulève sur un coude.)
Veux-tu me recouvrir les jambes? Comme ça. La droite surtout. Voilà, c'est bien, petite mère. Que Dieu te donne la santé.

NAZAROVNA (lui recouvrant les jambes.)
Dors maintenant, mon père.

SAVVA
Comment dormirais-je? Il me faut déjà tellement de patience pour supporter mes douleurs! Quant au sommeil, ma pauvre, tant pis! Le pécheur que je suis ne mérite pas de repos. Qu'est-ce que c'est que ce bruit?

NAZAROVNA
Dieu nous envoie un orage. Le vent hurle, la pluie tombe à verse; on dirait des pois qui frappent le toit et les vitres. Tu entends? Les abîmes célestes se sont ouverts… (Un coup de tonnerre.)
Seigneur, Seigneur, Seigneur…

FEDIA
Et ça tonne, et ça hurle, et ça gronde, et on n'en voit pas la fin! Hou… hou… hou! On dirait la forêt qui geint. Hou… hou… hou… Le vent gémit comme un chien. (Il frissonne.)
Il fait froid! Mes vêtements sont trempés, bons à tordre, et la porte est grande ouverte… (Il joue doucement.)
Même que mon accordéon est tout mouillé, frères orthodoxes, la musique ne marche pas, autrement je vous aurais donné un de ces concerts à tout casser! Quelque chose de fameux! Un quadrille, par exemple, ou une polka… ou encore un couplet russe… je sais tout faire, moi! Quand j'étais garçon d'étage au Grand Hôtel, en ville, je n'ai pas amassé de sous, mais les notes, la musique, ça me connaît. J'ai appris tout ça. Je sais aussi jouer de la guitare.

UNE VOIX (dans un coin de la pièce.)
Un imbécile qui ne dit que des bêtises.

FEDIA
Imbécile toi-même!
(Une pause.)

NAZAROVNA (au vieillard.)
Toi, mon vieux, à c't'heure, tu devrais être couché, au chaud, réchauffer ta pauvre jambe… (Une pause.)
Eh, le vieux! Homme de Dieu ! (Elle secoue SAVVA.)
T'es pas en train de trépasser?

FEDIA
Tu devrais boire un petit coup de vodka, grand-père. Ça te brûlerait le ventre, mais ça te soulagerait le cœur. Va, bois-en un coup!

NAZAROVNA
Fais pas le fanfaron, mon gars! Peut-être que le vieillard est en train de rendre son âme à Dieu! Il se repent de ses péchés — alors toi, avec tes paroles stupides, ton accordéon… Laisse donc cette musique! Tu n'as pas honte?

FEDIA
Et toi, pourquoi tu l'embêtes? Il n'en peut plus de souffrir, et toi tu te ramènes avec tes stupidités de bonne femme. Lui, parce que c'est un juste, il ne peut pas te dire un gros mot… Alors, tu es bien contente : on t'écoute, imbécile! Dors, grand-père, ne l'écoute pas! Laisse-la causer. Fais pas attention! La langue d'une femme, c'est le balai du diable : elle chasse de la maison le rusé et le sage… Crache dessus! (Joignant les mains.)
Mais ce que tu es maigre! On dirait un squelette mort! Pas trace de chair! Est-ce que vraiment tu serais en train de mourir?

SAVVA
Pourquoi mourir? Que Dieu me garde de mourir pour rien. Je souffrirai encore un peu et puis je me lèverai avec Son aide. La Mère de Dieu ne permettra pas que je meure en terre étrangère… Je mourrai chez moi.

FEDIA
Tu viens de loin?

SAVVA
De la ville de Vologda… Je suis un artisan de là-bas.

FEDIA
Où que ça perche, Vologda?

SAVVA
C'est après Moscou. Dans un gouvernement…

FEDIA
Voyez-moi ça! Tu en as fait du chemin, barbu! Et toujours à pied?

SAVVA
A pied, mon gars. J'ai été au monastère de Tikhone Zadonski, maintenant je vais aux Montagnes Saintes. De là, si telle est la volonté de Dieu, j'irai à Odessa. Les gens disent que d'Odessa on peut aller à Jérusalem pour pas cher. Pour vingt et un roubles, qu'ils disent…

FEDIA
Et à Moscou, tu y as été?

SAVVA
Je te crois! Cinq fois au moins…

FEDIA
C'est une belle ville? (Il allume une cigarette.)
Ça, vaut la peine d'être vu?

SAVVA
Il y a beaucoup de saintes reliques là-bas, mon gars. Là où il y a des saintes reliques, c'est toujours beau.

BORTZOV (s'approchant du comptoir, à TIKHONE.)
Je t'en prie! donne-m'en un peu, pour l'amour du Christ!

FEDIA
La chose principale, dans une ville, c'est la propreté… S'il y a de la poussière, on doit l'arroser, s'il y a de la saleté, on doit l'enlever… Il faut de hautes maisons… Des théâtres… de la police… et puis des cochers. J'ai vécu moi-même dans les villes, ça me connaît.

BORTZOV
Un tout petit verre… celui-là! Fais-moi crédit! Je te paierai!

TIKHONE
Pardi!

BORTZOV
Je t'en prie! Fais-moi cette grâce.

TIKHONE
Fiche-moi la paix.

BORTZOV
Tu ne me comprends pas. S'il y a une goutte de cervelle dans ta tête dure de moujik, tâche donc de comprendre : ce n'est pas moi qui te demande, ce sont mes entrailles, comme vous dites, vous autres paysans! C'est ma maladie qui te supplie! Comprends donc!

TIKHONE
Je n'ai rien à comprendre. Fous le camp!

BORTZOV
Si tu ne me donnes pas à boire, comprends-moi donc, si je ne peux pas satisfaire cette passion, je suis capable de commettre un crime. Dieu sait ce que je pourrais faire! Toi, espèce de goujat, tu as vu pas mal d'ivrognes dans ta vie de cabaretier, n'as-tu donc jamais compris ce que sont ces gens-là? Ce sont des malades! On peut les enchaîner les battre, les égorger — mais il faut leur donner à boire! Eh bien, je te prie humblement… Fais-moi cette grâce! Je m'abaisse… Mon Dieu, comme je m'abaisse!

TIKHONE
Donne-moi de l'argent et tu auras de la vodka.

BORTZOV
Où veux-tu que j'en prenne? Tout a été bu! Absolument tout! Il ne me reste plus que ce manteau, mais je peux pas le donner : je le porte à même la peau. Veux-tu mon bonnet?
(Il enlève son bonnet et le tend à TIKHONE.)

TIKHONE (examinant le bonnet.)
Hum… Il y a bonnet et bonnet. Celui-là est troué comme une passoire.

FEDIA (rigolant.)
C'est un chapeau de monsieur, c'est bon pour se promener dans la rue et saluer les demoiselles. Bonjour! Au revoir! Comment allez-vous?

TIKHONE (rendant le bonnet.)
Je n'en veux pas, même pour rien. C'est du fumier.

BORTZOV
Il ne te plaît pas? Alors, fais-moi crédit! En revenant de la ville je t'apporterai ta pièce de cinq kopeks, et puisse-t-elle t'étrangler! Qu'elle t'étrangle! Qu'elle s'arrête dans ta gorge! (Il tousse.)
Je te hais!

TIKHONE
T'as fini de m'embêter? Qu'est-ce que c'est que ce type-là? D'où ça sort, cette fripouille? Pourquoi es-tu venu?

BORTZOV
Je veux boire! Ce n'est pas moi, c'est ma maladie qui le réclame! Comprends-moi donc!

TIKHONE
Ne me pousse pas à bout. Sinon tu seras vite dehors, dans la steppe.

BORTZOV
Que faire alors? (Il s'éloigne du comptoir.)
Que faire?
(Il reste rêveur.)

EFIMOVNA
C'est le malin qui te tente. Crache dessus, monsieur! Il murmure, le maudit : bois un coup! bois un coup! T'as qu'à lui dire : je n'en veux pas! Je n'en veux pas! Il te laissera en paix.

FEDIA
Dans sa caboche, je parie que ça fait : trou-trou-trou! Et il a le ventre creux… (Il rit aux éclats.)
Tu es drôlement cinglé, barine! Va donc te coucher! Assez fait l'épouvantail au milieu du cabaret; on n'est pas dans un potager.

BORTZOV (avec colère.)
Tais-toi! Personne ne te demande rien, espèce d'âne!

FEDIA
Cause toujours, mais pas trop fort! On vous connaît, vous autres! T'es pas le seul à traînailler sur la grand-route. Espèce d'âne? Quand je t'aurai cassé la gueule, tu vas hurler pire que le vent. Ane toi-même! Fumier! (Une pause.)
Salaud!

NAZAROVNA
Le vieillard est peut-être en train de faire sa prière et de rendre son âme au Seigneur, et ces impies se chamaillent et se disent des vilains mots… Ils n'ont pas honte!

FEDIA
Et toi, vieille bique, vu que tu es dans un cabaret, cesse de chialer. Au cabaret on cause comme au cabaret.

BORTZOV
Que dois-je faire? Comment lui faire comprendre? Par quel discours? (A TIKHONE.)
Mon sang est figé dans mes veines! Tikhone! (Il pleure.)
Tikhone, mon ami!

SAVVA (en gémissant.)
Ça m'a traversé la jambe, on dirait un boulet de feu… Brave pèlerine, petite mère!

EFIMOVNA
Qu'y a-t-il, mon père?

SAVVA
Qui c'est qui pleure là?

EFIMOVNA
C'est un monsieur.

SAVVA
Demande au monsieur de verser une larme pour moi, que je puisse mourir à Vologda. Une prière arrosée de larmes est mieux reçue.

BORTZOV
Je ne prie pas, grand-père, et ce ne sont pas des larmes. C'est du suc! C'est du suc de mon âme étranglée! (Il s'assoit aux pieds de SAVVA.)
Du suc! D'ailleurs, comment me comprendriez-vous, vous autres? Ta raison obscure, grand-père, n'y suffirait pas. Vous êtes des gens obscurs!

SAVVA
Où trouver des gens éclairés?

BORTZOV
Il y en a, grand-père! Ils me comprendraient.

SAVVA
C'est vrai, ami, il y en a. Les saints étaient des gens éclairés… Ils comprenaient la peine de chacun. Ils la comprenaient sans qu'on leur en parle. Un regard leur suffisait. Et comme leur compréhension était apaisante! C'était comme si l'on n'avait jamais eu de peine! Ils vous l'enlevaient comme avec la main.

FEDIA
Est-ce que tu as connu des saints?

SAVVA
Pourquoi pas, mon gars? Il y a de tout sur terre. Il y a des pécheurs, mais il y a aussi des serviteurs de Dieu…

BORTZOV
Je ne comprends rien. (Il se lève brusquement.)
Pour comprendre une conversation, il faut de l'intelligence, et je n'en ai plus… Je ne suis qu'instinct, que soif… (Il s'approche vivement du comptoir.)
Prends mon pardessus, Tikhone! Tu as compris? (Il veut enlever son pardessus.)
Mon pardessus…

TIKHONE
Et sous le pardessus, qu'y a-t-il? (Il écarte le manteau de BORTZOV.)
Il n'y a que le corps nu? Ne l'enlève pas, je ne le prendrai pas. Je ne veux pas charger mon âme d'un tel péché.
(Entre MERIC.)

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