ACTE DEUXIÈME



Coin de bois dans la propriété d'ALLMERS. Un petit ravin étroit, près de la grève. A gauche, de vieux arbres de haute futaie étendent leurs branches au-dessus du ravin. A droite, quelques arbres isolés, entre lesquels des éclaircies découvrent le fjord. Au fond, un courant d'eau descend la colline et se perd entre les pierres, sur la lisière du bois. Un sentier longe le courant. Au bord du fjord, on aperçoit le coin d'un hangar devant lequel est amarré un bateau. À l'ombre des vieux arbres, à gauche, une table, un banc et des chaises en minces troncs de bouleau. L'air est lourd, chargé de pluie et de brume. ALLMERS, vêtu comme au premier acte, est assis sur le banc et accoudé à la table. Son chapeau est posé devant lui. L'air absent, il fixe sur le fjord un regard immobile. Au bout de quelques instants, ASTA arrive, descendant le sentier, un parapluie ouvert à la main.

ASTA (s'approchant doucement d'ALLMERS)
Tu ne devrais pas rester ainsi dans la brume, Alfred.
(ALLMERS hoche lentement la tête sans répondre.)

ASTA (fermant son parapluie)
Je t'ai si longtemps cherché.

ALLMERS (d'une voix mate)
Merci.

ASTA (approchant une chaise et s'asseyant près de lui)
Y a-t-il longtemps que tu es là ? Tu n'as pas bougé de cette place ?

ALLMERS (après un silence)
Ah ! je me perds dans tout cela. Je ne puis encore y croire. Cela me semble impossible.

ASTA (avec pitié, mettant sa main sur le bras d'ALLMERS)
Mon pauvre Alfred.

ALLMERS (la regardant)
Est-ce donc vrai, Asta ? Ou suis-je devenu fou ? Ou bien n'est-ce qu'un songe ? Oh ! si ce n'était qu'un songe ! Quelle joie, dis, si j'allais m'éveiller !

ASTA
Que ne donnerais-je pour pouvoir t'éveiller !

ALLMERS (regardant l'eau)
Comme le fjord semble impitoyable aujourd'hui ! Il s'étend devant nous, lourd et engourdi, d'un bleu d'acier teinté de jaune, et reflète les sombres nuages qui passent.

ASTA (d'une voix suppliante)
Je t'en prie, Alfred, ne regarde pas sans cesse le fjord.

ALLMERS (sans l'écouter)
Oui, il est ainsi à la surface. Mais, au fond, il y a un courant rapide, impétueux…

ASTA (anxieusement)
Ah ! Dieu du ciel ! ne pense pas à ce qui est au fond !

ALLMERS (la regardant doucement)
Tu crois qu'il repose là, devant nous ? Non, Asta, tu te trompes. Tu oublies combien le courant est violent en cet endroit. Il emporte tout, jusqu'à la mer. ASTA appuie sa tête sur la table et sanglote, le visage dans les mains. — Mon Dieu, mon Dieu !

ALLMERS (d'une voix sombre)
Il est bien loin, bien loin de nous, notre petit Eyolf.

ASTA (avec un regard suppliant)
Oh ! ne parle pas ainsi, Alfred !

ALLMERS
Tu pourrais calculer cela, toi si habile au calcul… En vingt-huit… vingt-neuf heures de temps. Voyons, voyons !

ASTA (se bouchant les oreilles, avec un cri)
Alfred !

ALLMERS (la main sur la table, le poing serré)
Mais quel sens trouves-tu donc à tout cela, dis ?

ASTA (le regardant)
À quoi ?

ALLMERS
Au mal qui nous a été fait, à Rita et à moi.

ASTA
Un sens, dis-tu ?

ALLMERS (avec impatience)
Oui, oui, un sens. Il faut bien que cela ait un sens. La vie, l'existence, le destin ne peuvent être vides de sens.

ASTA
Ah ! qu'en savons-nous, cher Alfred, et qui pourrait nous renseigner ?

ALLMERS (avec un rire amer)
Non, non ! Tu as sans doute raison. Tout cela, peut-être, ne marche qu'au hasard, dérive comme une épave abandonnée. C'est possible, cela en a tout l'air.

ASTA (pensive)
Et si ce n'était qu'une apparence ?

ALLMERS (avec violence)
Vraiment ! Serais-tu en mesure de m'éclairer ? Moi, j'y renonce !(Plus doucement.)
Tiens ! prends Eyolf, au moment où il entre dans l'âge de raison. Il laisse entrevoir des moyens exceptionnels, peut-être de très riches potentialités. Il s'apprête à remplir ma vie d'orgueil et de joie. Et il suffit qu'une vieille folle se présente et lui montre un chien enfermé dans un sac…

ASTA
À vrai dire, nous ignorons comment les choses se sont passées.

ALLMERS
Non, nous le savons bien. Les enfants l'ont vue s'éloigner de la rive ; ils ont vu Eyolf au bout de l'embarcadère, la suivre des yeux, pris d'une sorte de vertige. (La voix tremblante.)
Et c'est ainsi qu'il tomba… et disparut.

ASTA
Oui, oui… et cependant…

ALLMERS
Elle l'a attiré vers l'abîme. Tu peux en être sûre.

ASTA
Mais, pourquoi, Alfred ? Pourquoi aurait-elle fait cela?

ALLMERS
Ah !… voilà la question ! Il ne s'agit pas d'une expiation. Il n'y avait rien à expier. Eyolf ne lui avait jamais fait aucun mal. Jamais il ne l'avait huée ni n'avait jeté de pierres à son chien. Il ne les avait jamais vus jusqu'à hier, ni le chien ni elle. Ainsi pas d'expiation, pas de raison, Asta, pas de sens à tout cela. Et cependant, voilà des choses qui rentrent, paraît-il, dans l'ordre universel.

ASTA
As-tu parlé de cela avec Rita ?

ALLMERS (secouant la tête)
Je préfère en parler avec toi. (Avec un profond soupir.)
Et de tout le reste aussi.
(ASTA tire de sa poche des aiguilles, du fil et un petit paquet enveloppé dans du papier. ALLMERS la regarde, l'air absent.)

ALLMERS
Qu'as-tu donc là, Asta ?

ASTA (prenant le chapeau d'ALLMERS)
Un peu de crêpe.

ALLMERS
A quoi bon, mon Dieu !

ASTA
Rita me l'a demandé. Tu permets ?

ALLMERS
Comme tu voudras. Que m'importe !
(ASTA fixe le crêpe au chapeau.)

ALLMERS (la regardant faire)
Où est Rita ?

ASTA
Elle est dans le jardin, je crois, avec Borgheim.

ALLMERS (avec un peu d'étonnement)
Vraiment ? Borgheim est revenu aujourd'hui ?

ASTA
Oui, il est arrivé par le train de midi.

ALLMERS
Je ne m'y serais pas attendu.

ASTA (continuant à coudre)
Il aimait tant Eyolf.

ALLMERS
Borgheim est un cœur fidèle, Asta.

ASTA (avec une calme émotion)
Oh ! oui, c'est un cœur fidèle.

ALLMERS (la regardant)
Tu l'aimes, au fond.

ASTA
Oui, c'est vrai.

ALLMERS
Et cependant tu ne peux te décider à…

ASTA (l'interrompant)
Cher Alfred, ne parle pas de cela !

ALLMERS
Si, si… dis-moi seulement pourquoi tu ne peux pas ?…

ASTA
Non, je t'en supplie ! Il ne faut pas me questionner là-dessus. Tu ne sais pas combien cela m'est pénible… Tiens, voici ton chapeau prêt.

ALLMERS
Merci !

ASTA
Mais ce n'est pas fini : il y a encore le bras gauche.

ALLMERS
Le bras aussi ?

ASTA
Oui, c'est l'usage.

ALLMERS
Allons, fais comme tu l'entends.
(Elle se rapproche de lui et se met à coudre.)

ASTA
Garde le bras immobile, sinon je pourrais te piquer.

ALLMERS (avec un demi-sourire)
C'est comme par le passé.

ASTA
N'est-ce pas, Alfred ?

ALLMERS
Du temps où tu étais petite, tu prenais comme maintenant soin de mes vêtements.

ASTA
Oui, je faisais de mon mieux.

ALLMERS
La première chose que tu aies cousue pour moi, c'était aussi du crêpe.

ASTA
Vraiment ?

ALLMERS
Sur ma casquette d'étudiant. À la mort de notre père.

ASTA
Ah ! Je ne m'en souviens plus du tout.

ALLMERS
Je crois bien. Tu étais si petite.

ASTA
Oui, j'étais encore petite.

ALLMERS
Deux ans plus tard, quand nous perdîmes ta mère, tu m'as cousu, comme à présent, une bande de crêpe au bras.

ASTA
Mon Dieu ! je croyais que cela se faisait.

ALLMERS (lui caressant la main)
Et tu avais raison, Asta. Quand nous demeurâmes ainsi seuls au monde… Tu as déjà fini ?

ASTA
Oui. (Elle ramasse l'aiguille et le fil.)
C'était un heureux temps tout de même, Alfred, celui que nous avons vécu seuls l'un avec l'autre.

ALLMERS
Oui, c'était un bon temps, mais le travail était rude…

ASTA
Pour toi.

ALLMERS (avec plus d'animation)
Oh ! tu peinais aussi à ta manière, (Souriant)
mon cher et fidèle… Eyolf.

ASTA
Ah ! tu ne devrais pas rappeler cette sotte plaisanterie.

ALLMERS
Eh bien, mais, si tu avais été garçon, tu te serais appelée Eyolf.

ASTA
Oui, oui. Et quand tu es entré à l'Université. (Souriant malgré elle.)
Dieu que tu étais encore enfant !

ALLMERS
Est-ce bien moi qui étais enfant ?

ASTA
Oh ! oui, pour sûr ! Tu rougissais de n'avoir pas de frère. Rien qu'une sœur.

ALLMERS
Mais non, ce n'était pas moi, c'était toi qui avais honte.

ASTA
Peut-être bien, un peu. Et puis, je crois que cela me faisait de la peine pour toi.

ALLMERS
Oui, je le crois aussi. Et alors, ayant un jour découvert mes vieux habits d'enfant…

ASTA
Tes beaux habits du dimanche. Te souviens-tu de la blouse bleue et de la petite culotte ?

ALLMERS (la regardant quelque temps)
Si je m'en souviens ! Je te vois si bien aller et venir dans ce costume.

ASTA
Oui, mais seulement quand nous étions seuls à la maison.

ALLMERS
Et quel sérieux nous y mettions ! Je ne t'appelais plus autrement qu'Eyolf.

ASTA
Dis donc, Alfred, tu n'as jamais raconté cela à Rita?

ALLMERS
Si, je crois le lui avoir raconté un jour.

ASTA
Oh ! Alfred, comment as-tu pu ?…

ALLMERS
C'est que, vois-tu, on raconte tout à sa femme, ou à peu près.

ASTA
Il paraît que oui.

ALLMERS (comme réveillé en sursaut, se saisit le front et se lève d'un bond)
Ah ! dire que je puis rester là, à causer, quand…

ASTA (se levant, avec un regard soucieux)
Qu'as-tu, Alfred ?

ALLMERS
Je l'avais presque oublié. Je l'avais oublié.

ASTA
Eyolf ?

ALLMERS
J'étais là, revivant mes souvenirs. Et il n'en était pas.

ASTA
Si, Alfred. Derrière tout cela, il y avait le petit Eyolf.

ALLMERS
Non, non. Il était sorti de ma pensée, sorti de mon cœur. Un instant, je ne l'ai plus vu, tandis que nous étions assis là, à causer. Tout ce temps, je l'avais oublié.

ASTA
Oh ! mais il faut un peu de repos à ton chagrin.

ALLMERS
Non, non, non, il n'en faut pas ! Cela m'est défendu. Je n'y ai pas droit. Et je n'ai pas le cœur à cela. (Il se dirige vers la droite, en proie à une vive excitation.)
Je n'ai qu'une chose à faire : être là où il est, dans ce fjord qui le promène au fond de ses eaux.

ASTA (le rejoignant et s'attachant à lui)
Alfred ! Alfred ! ne va pas au fjord !

ALLMERS
Il le faut. Lâche-moi, Asta ! Je vais détacher la barque.

ASTA (avec effroi)
Ne va pas au fjord, te dis-je !

ALLMERS (cédant)
Non, non, je n'irai pas. Laisse-moi.

ASTA (le conduisant vers la table)
Viens, Alfred, assieds-toi là et repose tes pensées. ALLMERS veut s'asseoir sur le banc. — Je fais ce que tu veux.

ASTA
Non, ne te mets pas là.

ALLMERS
Si, laisse-moi faire.

ASTA
Non, il ne faut pas ! Tu ne ferais que regarder le fjord. (Elle l'oblige à s'asseoir sur une chaise, le dos tourné au fjord.)
Voilà, tu es bien ainsi. (S'asseyant elle-même sur le banc.)
Et maintenant, nous allons reprendre notre discussion.

ALLMERS (aspirant profondément)
Ah ! cela fait du bien d'engourdir un instant son deuil et son chagrin.

ASTA
Oui, Alfred. Il le faut.

ALLMERS
Mais ne me trouves-tu pas bien faible et bien lâche de pouvoir le faire?

ASTA
Pas du tout. On ne peut pas tourner sans trêve autour d'une même pensée.

ALLMERS
Oui, je vois que cela m'est impossible. Avant que tu sois venue, j'étais là à me ronger affreusement. Eh bien, au milieu de cette cuisante douleur…

ASTA
Oui, oui…

ALLMERS
Le croirais-tu, Asta ?

ASTA
Dis toujours.

ALLMERS
Oui, au milieu de toutes mes tortures, je me suis surpris à me demander ce que nous aurions à dîner aujourd'hui.

ASTA (le tranquillisant)
Eh, mon Dieu ! pourvu que cela te repose un peu…

ALLMERS
Oui, pense donc, cela m'a reposé un instant. (Lui tendant la main par-dessus la table.)
Que je suis heureux de t'avoir, Asta ! C'est une telle joie pour moi, une si grande joie dans mon chagrin !

ASTA (avec un regard sérieux)
Avant tout, tu dois être heureux d'avoir Rita. ALLMERS. — Oui, cela va sans dire. Mais entre Rita et moi il n'y a pas de parenté. Ce n'est pas la même chose que d'avoir une sœur.

ASTA (très attentive)
Tu crois, Alfred ?

ALLMERS
Oui, il y a dans notre famille quelque chose qui nous distingue des autres.(Plaisantant à demi.)
Ainsi nos noms commencent tous par des voyelles. Nous en avons souvent parlé, t'en souviens-tu ? En outre, nous sommes tous pauvres, dans la famille. Et puis nous avons tous les mêmes yeux.

ASTA
Trouves-tu que mes yeux ?…

ALLMERS
Non. Toi, tu ne tiens que de ta mère. Tu ne ressembles à aucun de nous. Pas même à père. Et cependant…

ASTA
Cependant ?

ALLMERS
… je crois que notre vie en commun nous a marqués tous deux du même sceau. Au moral, bien entendu.

ASTA (très émue)
Ne dis pas cela, Alfred, c'est moi seule qui ai reçu ton empreinte. C'est à toi que je dois tout, toute ma part de bonheur.

ALLMERS (secouant la tête)
Tu ne me dois rien, Asta. Au contraire.

ASTA
Je te dois tout ! Tu peux bien en convenir toi-même. Aucun sacrifice ne t'a semblé trop lourd.

ALLMERS (l'interrompant)
Des sacrifices ! Ne dis donc pas cela ! Je t'aimais tendrement, voilà tout. Depuis ton enfance. (Un court silence.)
Et puis il me semblait que j'avais envers toi des torts à réparer.

ASTA (étonnée)
Des torts, toi ?

ALLMERS
Peut-être pas pour mon propre compte. Mais…

ASTA (très attentive)
Mais ?…

ALLMERS
Pour le compte de père.

ASTA (se levant de son banc)
De père ! (Se rasseyant.)
Que veux-tu dire, Alfred ?

ALLMERS
Père n'a jamais été vraiment bon envers toi.

ASTA (vivement)
Oh ! ne dis pas cela !

ALLMERS
C'est vrai, Asta. Il ne t'aimait pas. Pas comme il aurait dû t'aimer.

ASTA (évasivement)
Non, peut-être n'avait-il pas autant d'affection pour moi que pour toi. C'était bien naturel.

ALLMERS (continuant)
Souvent aussi, il était dur envers ta mère. Du moins, pendant les dernières années de sa vie.

ASTA (doucement)
Souviens-toi que mère était beaucoup, beaucoup plus jeune que lui.

ALLMERS
Crois-tu qu'ils ne se convenaient pas ?

ASTA
Peut-être.

ALLMERS
Eh bien, quand même… Père, si doux d'ordinaire, si plein de cœur, si affable envers tout le monde…

ASTA (doucement)
Mère non plus n'a pas toujours été ce qu'elle aurait dû être.

ALLMERS
Ta mère ?

ASTA
Pas toujours, je crois.

ALLMERS
Envers père ?

ASTA
Oui.

ALLMERS
Je ne l'ai jamais remarqué.

ASTA (retenant ses larmes et se levant)
Ah ! cher Alfred, laissons les morts reposer en paix.
(Elle passe à droite.)

ALLMERS (se levant)
Oui, qu'ils reposent en paix. (Se tordant les mains.)
Mais les morts, eux, ne nous laissent pas en repos, Asta. Ni le jour ni la nuit.

ASTA (le regardant tendrement)
Le temps adoucira tout, Alfred.

ALLMERS (avec un regard de détresse)
N'est-ce pas ? Tu le crois aussi ? Mais comment viendrai-je à bout de ces premiers jours de torture ? (La voix rauque.)
Non, c'est impossible.

ASTA (d'une voix suppliante, posant ses mains sur les épaules d'ALLMERS)
Va trouver Rita. Je t'en supplie.

ALLMERS (vivement, reculant)
Non, non, non. Ne m'en parle pas ! Cela m'est impossible.(Avec plus de calme.)
Reste un peu près de moi, veux-tu ?

ASTA
Oui, je ne te quitterai pas.

ALLMERS (lui saisissant la main et la tenant serrée dans la sienne)
Merci ! (Regardant un instant le fjord.)
Où est maintenant mon petit Eyolf? (Avec un triste sourire.)
Peux-tu me le dire, toi, mon grand et sage Eyolf? (Secouant la tète.)
Non, personne au monde ne pourra me le dire. Je ne sais qu'une chose horrible, c'est que je l'ai perdu.

ASTA (regardant à gauche et retirant sa main)
Les voici.
(Mme ALLMERS et BORGHEIM descendent le sentier. RITA marche devant. Elle est en noir, la tête couverte d'un long voile. BORGHEIM tient un parapluie sous le bras.)

ALLMERS (allant à la rencontre de RITA)
Comment vas-tu, Rita ??

RITA (sans s'arrêter devant lui)
Ah ! ne me le demande pas.

ALLMERS
Qu'est-ce qui t'amène ici ?

RITA
Je te cherchais. Que deviens-tu, que fais-tu ?

ALLMERS
Rien. Asta est venue me rejoindre ici.

RITA
Oui. Mais avant cela ? Je ne t'ai pas vu de toute la matinée.

ALLMERS
Je suis resté ici à regarder le fjord.

RITA
Ah ! comment peux-tu ?…

ALLMERS (avec impatience)
Je ne tiens qu'à une chose en ce moment, c'est à être seul.

RITA (allant et venant avec inquiétude)
Oui, et toujours immobile, assis à la même place.

ALLMERS
Ai-je donc quelque chose à faire ? Rien au monde, rien !

RITA
Moi, je ne puis tenir en place. Surtout ici, avec le fjord devant moi.

ALLMERS
C'est justement lui qui m'attire.

RITA (à BORGHEIM)
Ne croyez-vous pas qu'il devrait se joindre à nous ?

BORGHEIM (à ALLMERS)
Il me semble en effet que cela vous ferait du bien.

ALLMERS
Non, non, laissez-moi plutôt où je suis.

RITA
En ce cas, je resterai avec toi, Alfred.

ALLMERS
Mon Dieu, reste si tu veux. Toi aussi, Asta.

ASTA (bas, à BORGHEIM)
Laissons-les seuls.

BORGHEIM (avec un regard d'intelligence)
Mademoiselle Allmers, voulez-vous que nous allions nous promener un peu sur la grève ? Pour la toute dernière fois ?

ASTA (prenant son parapluie)
Oui, venez. Faisons une petite promenade.
(ASTA et BORGHEIM s'éloignent ensemble et disparaissent derrière le hangar. ALLMERS va et vient, puis s'assied sur une pierre, au premier plan, à gauche, sous les arbres.)

RITA (venant se placer devant lui, les bras pendants, les mains croisées)
Peux-tu te faire, Alfred, à l'idée que nous avons perdu Eyolf?

ALLMERS (regardant devant lui, d'un air sombre)
Il faut bien que nous nous y fassions, à cette idée.

RITA
Je ne peux pas. Je ne peux pas. Et puis cette affreuse vision qui me hantera toute ma vie.

ALLMERS (levant les yeux)
Quelle vision ? Qu'as-tu vu ?

RITA
Je n'ai rien vu moi-même. Mais on m'a raconté quelque chose qui… Oh !

ALLMERS
Voyons ! dis-le tout de suite…

RITA
J'avais prié Borgheim de m'accompagner jusqu'à l'embarcadère.

ALLMERS
Qu'allais-tu faire là ?

RITA
Interroger ces enfants sur ce qui s'était passé.

ALLMERS
Puisque nous savons tout.

RITA
Nous en avons appris davantage.

ALLMERS
Quoi donc ?

RITA
Ce n'est pas vrai qu'il ait disparu tout d'un coup.

ALLMERS
Ah ! On dit cela maintenant ?

RITA
Oui. Ils l'ont vu étendu au fond du fjord. Tout au fond, sous l'eau transparente.

ALLMERS (grinçant des dents)
Et ils ne l'ont pas sauvé !

RITA
C'était sans doute impossible.

ALLMERS
Ils savent tous nager, tous. Comment était-il quand ils l'ont vu ? Vous l'ont-ils dit ?

RITA
Oui. Ils l'ont vu étendu sur le dos, les yeux grands ouverts.

ALLMERS
Les yeux ouverts ? Immobile ?

RITA
Oui, immobile. Puis quelque chose est venu et l'a emporté. Ils appellent cela un remous.

ALLMERS (hochant lentement la tête)
Voilà donc la dernière image qu'on aura vue de lui.

RITA (retenant ses larmes)
Oui.

ALLMERS (d'une voix sourde)
Et jamais… jamais on ne le reverra.

RITA (se lamentant)
Nuit et jour je le verrai tel qu'il gisait au fond de l'eau.

ALLMERS
Avec ses grands yeux ouverts.

RITA (frissonnant)
Oui, avec ses grands yeux ouverts. Je les vois ! Je les vois devant moi !

ALLMERS (se levant lentement et fixant sur elle un regard froidement menaçant)
Il avait le mauvais œil ! N'est-ce pas, Rita?

RITA (pâlissant)
Le mauvais… !

ALLMERS (marchant jusqu'à elle)
Cet enfant qui regardait du fond de l'eau avait le mauvais œil, dis ?

RITA (reculant)
Alfred !…

ALLMERS (la suivant)
Réponds-moi ! Il avait le mauvais œil, cet enfant ?

RITA (avec un cri)
Alfred ! Alfred !

ALLMERS
Tu as ce que tu voulais, Rita !

RITA
Moi ! J'aurais voulu !…

ALLMERS
Qu'il n'y eût pas d'Eyolf.

RITA
Jamais de la vie ! Qu'il n'y eût pas d'Eyolf entre nous, c'est là ce que je voulais.

ALLMERS
Eh bien, il n'y en a plus.

RITA (bas, le regard fixé devant elle)
Peut-être nous sépare-t-il plus que jamais. (Avec un frisson d'horreur.)
Ah ! cette affreuse vision !

ALLMERS (approuvant de la tête)
Oui, oui, le mauvais œil d'enfant.

RITA (reculant, effrayée)
Laisse-moi, Alfred ! Tu me fais peur ! Jamais je ne t'ai vu ainsi.

ALLMERS (la regardant, l'œil dur et froid)
La douleur rend mauvais.

RITA (avec un défi mêlé de peur)
C'est ce que je sens aussi, moi.
(ALLMERS passe à droite et regarde le fjord. RITA s'assied près de la table. Un court silence.)

ALLMERS (tournant la tête vers RITA)
Tu ne l'as jamais aimé de toute ton âme. Jamais !

RITA (froidement, se maîtrisant)
Eyolf ne voulait jamais être entièrement à moi.

ALLMERS
C'est que tu n'as jamais voulu l'avoir.

RITA
Oh ! si. J'aurais bien voulu, va. Mais il y avait quelqu'un entre nous, dès le premier moment.

ALLMERS (se tournant entièrement vers elle)
Est-ce de moi que tu parles ?

RITA
Oh ! non. Tu n'es venu qu'après.

ALLMERS (s'approchant)
De qui, alors ?

RITA
De la tante.

ALLMERS
D'Asta ?

RITA
Oui, c'est Asta que j'ai trouvée sur mon chemin.

ALLMERS
Comment peux-tu dire cela, Rita ?

RITA
C'est vrai. Asta l'a capté depuis le jour… depuis le jour de l'accident.

ALLMERS
Si elle l'a fait, elle l'a fait par amour.

RITA (avec violence)
Justement ! Et je ne puis souffrir le partage en amour ! Je ne partage avec personne.

ALLMERS
C'est nous deux qui aurions dû le partager entre nous, le partager en amour.

RITA (avec un regard ironique)
Nous deux ? Toi non plus, tu ne l'as jamais aimé, à vrai dire.

ALLMERS (saisi, la regardant)
Moi, je n'aurais pas ?…

RITA
Non. D'abord, tu étais absorbé par ce livre… sur la responsabilité. ALLMERS, avec (force.)
— Oui, je l'étais. Mais souviens-toi que, ce livre, je l'ai sacrifié à Eyolf.

RITA
Pas pour l'amour d'Eyolf.

ALLMERS
Pourquoi l'aurais-je fait, sans cela ?

RITA
Parce que tu commençais à douter de toi-même, de ta grande vocation.

ALLMERS (la scrutant du regard)
As-tu vraiment cru remarquer cela ?

RITA
Oui, peu à peu. Alors, pour remplir ta vie, il t'a fallu chercher un nouveau but. Il était évident que je ne te suffisais plus.

ALLMERS
C'est la loi de transformation, Rita.

RITA
Voilà pourquoi tu as voulu faire un enfant prodige du pauvre petit Eyolf. ALLMERS. Ce n'est pas là ce que je voulais. Je voulais en faire un être heureux, voilà tout.

RITA
Mais pas par amour pour lui. Descends en toi-même. (Avec un regard craintif.)
Examine ce qui se cache au fond de tout cela.

ALLMERS (évitant le regard de RITA)
Il y a quelque chose dont tu préférerais ne pas parler.

RITA
Toi aussi.

ALLMERS (la regardant, pensif)
Si ce que tu crois est juste, notre enfant, à vrai dire, n'a jamais été à nous.

RITA
Non, il n'y a jamais eu entre nous et lui de vrais liens d'amour.

ALLMERS
Et pourtant nous le pleurons si amèrement.

RITA (avec amertume)
Oui, n'est-il pas singulier de pleurer ainsi un petit garçon étranger.

ALLMERS (violemment)
Etranger ? Comment peux-tu dire !…

RITA (avec un triste hochement de tête)
Jamais, Alfred, nous n'avons su le gagner, notre petit garçon. Ni toi ni moi.

ALLMERS (se tordant les mains)
Et maintenant il est trop tard ! Trop tard !

RITA
Quel désespoir…

ALLMERS (avec un brusque sursaut)
Tout cela, c'est ta faute !

RITA (se levant)
Ma faute ?

ALLMERS
Oui, ta faute ! C'est ta faute s'il est devenu ce qu'il était ! C'est ta faute s'il n'a pu se sauver !

RITA (se défendant)
Alfred !… Il ne faut pas tout rejeter sur moi !

ALLMERS (de plus en plus hors de lui)
Si, si ! C'est toi qui as laissé le bébé seul sur la table.

RITA
Il était si bien calé par les coussins. Il dormait d'un si bon sommeil. Et tu avais promis de veiller sur l'enfant.

ALLMERS
Oui, je l'avais promis. (Baissant la voix.)
Mais tu es venue, et tu m'as attiré chez toi.

RITA (avec un regard de défi)
Ah ! dis plutôt que c'est toi qui as oublié l'enfant et tout.

ALLMERS (avec une sourde fureur)
Oui, j'ai tout oublié… (Plus bas.)
dans tes bras.

RITA (indignée)
Alfred ! Alfred ! C'est odieux à toi !…

ALLMERS (bas, lui montrant les poings serrés)
Ce fut là l'arrêt de mort du petit Eyolf. C'est toi qui l'as condamné.

RITA (hors d'elle)
Toi aussi, en ce cas, toi aussi ! ALLMERS. — C'est bien. Charge-moi aussi, tant que tu voudras. Nous avons été criminels l'un et l'autre. Et la mort d'Eyolf est tout de même une expiation.

RITA
Une expiation ?

ALLMERS (plus maître de lui)
Oui. C'est ma condamnation et la tienne. Nous voici punis maintenant comme nous le méritons. De son vivant, nous nous écartions de lui avec une peur secrète, un remords lâche et inavoué. Nous ne supportions pas la vue de cet objet qu'il devait toujours traîner avec lui, de… de…

RITA (bas)
De la béquille.

ALLMERS
Oui, oui. Et maintenant, ce que nous appelons notre chagrin, notre deuil, c'est encore le remords qui nous ronge, Rita. Pas autre chose.

RITA (avec un regard désespéré)
Ah ! tout cela peut mener au désespoir, nous rendre fous tous les deux. Car jamais, jamais nous ne pourrons réparer le mal. ALLMERS, plus doucement. Cette nuit, j'ai rêvé d'Eyolf. Je croyais le voir revenir de la grève. Il pouvait courir comme les autres enfants. Rien ne lui était arrivé. Rien. Tout cela, pensais-je, cette affreuse réalité, ce n'était donc qu'un songe. Ah ! comme je remerciais et bénissais…
(Il s'interrompt.)

RITA (le regardant)
Qui ?

ALLMERS (évitant son regard)
Qui ?…

RITA
Oui, qui remerciais-tu ? Qui bénissais-tu ?

ALLMERS (se raidissant)
Ce n'était qu'un rêve, t'ai-je dit…

RITA
Quelqu'un en qui tu ne crois pas ?

ALLMERS
Eh ! cela m'a pris je ne sais comment. J'étais plongé dans le sommeil. RITA, d'un (ton de reproche.)
— Tu n'aurais pas dû m'enseigner le doute, Alfred. ALLMERS. — Aurait-il donc mieux valu te laisser vivre de chimères ?

RITA
Cela eût mieux valu pour moi. J'aurais eu du moins quelque consolation dans ma peine, au lieu d'être là, à ne pas savoir où j'en suis.

ALLMERS (la scrutant du regard)
Si tu avais le choix… Si tu pouvais suivre Eyolf là où il est maintenant ?…

RITA
Oui. Eh bien ?

ALLMERS
Si tu avais la certitude de le retrouver, de le reconnaître, de le comprendre ?

RITA
Oui, oui ; eh bien ?

ALLMERS
Voudrais-tu, pour le rejoindre, faire le grand saut ? Quitter volontairement tout ce qui t'entoure ? Dire adieu à la vie terrestre ? Le voudrais-tu, Rita ?

RITA (faiblement)
Maintenant ? Tout de suite ?

ALLMERS
Oui. Aujourd'hui même. Réponds-moi : le voudrais-tu ?

RITA (hésitant)
Ah ! je ne sais pas, Alfred. Non ; je crois que je voudrais vivre près de toi, quelque temps encore.

ALLMERS
Est-ce à cause de moi que tu le voudrais ?

RITA
Oui, seulement à cause de toi.

ALLMERS
Mais après cela ? Le voudrais-tu ? Réponds !

RITA
Mon Dieu, comment te répondre ? Je te dis que je ne pourrais me séparer de toi. Jamais, jamais !

ALLMERS
Et si j'allais, moi, rejoindre Eyolf? Si tu avais la certitude de nous retrouver là-bas, l'un et l'autre. Viendrais-tu ?

RITA
Je le voudrais bien. Oh ! oui ! Mais…

ALLMERS
— Allons !

RITA (avec une sourde plainte)
Je ne le pourrais pas. Ah ! je sens cela : je ne le pourrais jamais ! Pas pour toutes les splendeurs du ciel !

ALLMERS
Ni moi non plus.

RITA
Non, Alfred, n'est-ce pas ? Toi non plus, tu ne le pourrais pas !

ALLMERS
Non. Car nous sommes des enfants de la terre. Nous lui appartenons.

RITA
Oui, le bonheur que nous comprenons, nous ne le trouvons qu'ici-bas.

ALLMERS (sombre)
Oh ! le bonheur… le bonheur, tu sais…

RITA
Tu veux dire que le bonheur… nous ne le trouverons plus jamais. (L'interrogeant du regard.)
Si cependant ?… (Vivement.)
Non, non, je n'ose le dire ! Je n'ose même y penser.

ALLMERS
Si, si, Rita ; dis toujours, dis.

RITA (avec hésitation)
Si nous essayions ? Nous serait-il absolument impossible d'oublier ?

ALLMERS
D'oublier Eyolf?

RITA
D'oublier nos remords, nos tortures.

ALLMERS
Le voudrais-tu ?

RITA
Oui. Si c'était possible. (Avec colère.)
Car cette vie-là, je ne la supporterais pas à la longue ! Ah ! ne pourrions-nous donc rien trouver qui donne l'oubli ? ALLMERS, secouant la (tête. —)
Qu'est-ce que cela pourrait bien être ?

RITA
Si nous nous en allions bien loin ?

ALLMERS
T'en aller ? Toi qui ne te plais qu'ici ?

RITA
Voir du monde en ce cas. Recevoir. Mener grand train. Se jeter dans tout ce qui grise et étourdit.

ALLMERS
Une telle existence ne saurait me convenir. Non, je préférerais, en ce cas, essayer de reprendre mon travail.

RITA (d'un ton acerbe)
Ton travail ? Celui qui s'élevait comme un mur entre nous?

ALLMERS (lentement, avec un regard dur)
Désormais, il faut qu'il y ait toujours un mur entre nous.

RITA
Pourquoi ?

ALLMERS
Qui sait s'il n'y a pas deux grands yeux d'enfant qui nous regardent nuit et jour.

RITA (bas, avec un frisson)
Alfred !… c'est horrible, cette pensée !

ALLMERS
Notre amour a été comme un feu dévorant. Il faut qu'il s'éteigne.

RITA (s'approchant de lui)
Qu'il s'éteigne ?

ALLMERS (durement)
Il est éteint dans l'un de nous.

RITA (comme pétrifiée)
Et tu oses me dire cela !

ALLMERS (plus doucement)
Il est mort, Rita. Mais dans ce que j'éprouve aujourd'hui pour toi, à travers le sentiment de notre complicité et le besoin de faire pénitence, j'entrevois une sorte de résurrection.

RITA (impétueusement)
Ah ! je me soucie bien de cette résurrection !

ALLMERS
Rita !

RITA
Je suis une créature au sang chaud, moi ; je ne vis pas dans un demi-sommeil, avec de l'eau dans les veines comme un poisson. (Se tordant les mains.)
Ah! être enfermée pour la vie, avec ses remords et ses angoisses ! À côté d'un être qui n'est plus à moi !

ALLMERS
Il fallait bien que cela finît un jour.

RITA
Fallait-il que cela finît ainsi ! Ce qui avait commencé par tant d'irrésistible amour !

ALLMERS
Pas de mon côté.

RITA
Que t'ai-je donc inspiré tout d'abord ?

ALLMERS
De la peur.

RITA
Je comprends cela. Mais alors par quoi t'ai-je conquis ?

ALLMERS (d'une voix sourde)
Par le feu dévorant de ta beauté, Rita.

RITA (le sondant du regard)
Par cela seul, Alfred ? Était-ce tout ?

ALLMERS (avec effort)
Non. Il y avait encore autre chose.

RITA (violemment)
Je me doute bien de ce que c'était ! "Tous mes monts et merveilles", comme tu dis. N'est-ce pas, Alfred ?

ALLMERS
Oui.

RITA (avec un regard de profond reproche)
Ah ! comment as-tu pu ?…

ALLMERS
Je devais songer à Asta.

RITA (âprement)
Ah ! oui, Asta ! (D'un ton amer.)
Ainsi, c'est Asta qui nous a réunis ?

ALLMERS
Elle n'en a rien su. Aujourd'hui encore, elle ne se doute de rien.

RITA
N'importe ! c'est Asta. (Souriant et glissant vers lui un regard ironique.)
Ou plutôt non, c'est le petit Eyolf. Tu sais bien, le petit Eyolf?

ALLMERS
Eyolf?…

RITA
Oui, Eyolf. N'est-ce pas ainsi que tu l'appelais, ton Asta ? Je m'en souviens. Tu me l'as dit un jour, à une heure de confidence. (S'approchant de lui.)
Te rappelles-tu cette heure, Alfred ? Cette heure de feu et d'irrésistible beauté ?

ALLMERS (reculant avec une sorte de stupeur)
Je ne me rappelle rien ! Je ne veux rien me rappeler !

RITA (le suivant)
Ce fut l'heure où ton autre petit Eyolf est devenu infirme ! ALLMERS, (s'appuyant à la table, d'une voix sourde.)
— L'expiation !

RITA (avec menace)
Oui, l'expiation !
(ASTA et BORGHEIM reparaissent sur la grève et s'approchent. Elle tient en main quelques nénuphars.)

RITA (se maîtrisant)
Eh bien, Asta ? Toi et M. Borgheim vous êtes-vous dit tout ce que vous aviez à vous dire ?

ASTA
Mon Dieu ! oui, à peu près.
(Elle dépose son parapluie et met les fleurs sur une chaise.)

BORGHEIM
Mlle Allmers n'a guère été loquace durant toute notre promenade. RITA. — Vraiment ? Eh bien ! Alfred et moi, nous nous sommes tout dit, je vous assure.

ASTA (inquiète, les regardant l'un et l'autre)
Qu'est-ce qu'il y a ?

RITA
Je veux dire que cela suffit pour toute la vie. (Changeant de ton.)
Allons, venez. Remontons tous les quatre. Désormais, nous aurons besoin d'un entourage. Alfred et moi, nous n'en viendrons pas à bout à nous deux.

ALLMERS
Oui, allez en avant, vous autres ! (Se retournant.)
J'ai d'abord un mot à te dire, Asta.

RITA (le regardant)
Ah ! Eh bien, venez avec moi, monsieur Borgheim.
(RITA et BORGHEIM remontent le sentier.)

ASTA (anxieusement)
Alfred, que se passe-t-il ?

ALLMERS (sombre)
Ce qui se passe, c'est que je ne puis plus tenir ici.

ASTA
Ici ? Est-ce "avec Rita" que tu veux dire ?

ALLMERS
Oui, nous ne pouvons plus vivre ensemble, Rita et moi.

ASTA (lui secouant le bras)
Voyons, Alfred ! C'est horrible, ce que tu dis là.

ALLMERS
C'est vrai ! Nous ne faisons que nous rendre méchants l'un l'autre.

ASTA (douloureusement émue)
Ah ! comment aurais-je pu me douter… ALLMERS. — Moi non plus, je ne m'en étais pas rendu compte jusqu'à ce jour.

ASTA
Et tu veux maintenant !… Enfin, que veux-tu, Alfred ?

ALLMERS
Je veux m'en aller, m'éloigner de tout cela.

ASTA
Et te retrouver seul au monde ?

ALLMERS (hochant affirmativement la tête)
Oui, comme avant.

ASTA
Mais tu n'es pas fait pour vivre seul.

ALLMERS
Oh si ! du moins l'étais-je dans le temps.

ASTA
Oui ; mais, dans ce temps-là, j'étais avec toi.

ALLMERS (cherchant à prendre sa main)
Oui. Et c'est près de toi, Asta, que je veux chercher un refuge.

ASTA (se dérobant)
Près de moi ! Non, non, Alfred ! C'est tout à fait impossible.

ALLMERS (avec un regard attristé)
Ainsi, c'est vrai, Borgheim nous sépare ? ASTA, (vivement. —)
Non, non ! Tu te trompes. Il n'y est pour rien.

ALLMERS
Fort bien. En ce cas, je viendrai chez toi, ma soeur chérie. J'en ai tant besoin. Il faut que je revienne à toi pour me relever et me purifier après ces années passées à côté de…

ASTA (indignée)
Alfred ! Tu te rends coupable envers Rita!

ALLMERS
J'ai été coupable envers elle, mais je ne le suis pas en ce moment. Ah ! souvienstoi donc, Asta, de ce qu'était ma vie avec toi. Grande et sereine comme un beau jour de fête.

ASTA
Oui. Alfred, c'est vrai. Mais on ne vit pas deux fois une telle vie.

ALLMERS (amèrement)
Veux-tu dire que le mariage m'ait irrémédiablement souillé ?

ASTA (avec calme)
Non, ce n'est pas ce que je veux dire.

ALLMERS
En ce cas, nous allons la revivre, notre ancienne existence.

ASTA (résolument)
Nous ne le pouvons pas, Alfred.

ALLMERS
Si, nous le pouvons. Car un amour de frère à sœur…

ASTA (attentive)
Oui, continue.

ALLMERS
Et l'unique lien qui échappe à la loi de transformation.

ASTA (troublée, baissant la voix)
Mais si nous n'étions pas…

ALLMERS
Si nous n'étions pas ?…

ASTA
Unis par ce lien.

ALLMERS (la regardant avec stupéfaction)
Comment ? Je ne te comprends pas.

ASTA
Il vaut mieux que je te le dise tout de suite, Alfred.

ALLMERS
Oui, oui, dis.

ASTA
Les lettres de mère… celles que j'ai dans ma serviette…

ALLMERS
Eh bien ?

ASTA
Prends-les et lis-les… quand je serai partie.

ALLMERS
Pour quoi faire ?

ASTA (en proie à une lutte intérieure)
Elles t'apprendront…

ALLMERS
Quoi ?

ASTA
… Que je n'ai pas le droit… de porter le nom de ton père.

ALLMERS (frappé, reculant)
Asta, que dis-tu là ?

ASTA
Lis ces lettres, et tu verras. Tu comprendras. Et peut-être pardonneras-tu… à mère aussi.

ALLMERS (se prenant la tête des deux mains)
Je me perds dans tout cela. Ma tête se trouble. Toi, Asta, tu ne serais pas ?…

ASTA
Tu n'es pas mon frère, Alfred.

ALLMERS (résolument, avec une sorte de défi dans le regard)
Eh bien, au fait ! Qu'y a-t-il de changé dans nos relations ? Rien.

ASTA (secouant la tête)
Tout est changé, Alfred. Ce ne sont plus des relations de frère à sœur.

ALLMERS
Non, non. Mais elles n'en sont pas moins sacrées. Elles le seront toujours.

ASTA
N'oublie pas, Alfred… qu'elles se trouvent désormais soumises à ce que tu viens d'appeler "la loi de transformation".

ALLMERS (avec un regard scrutateur)
Voudrais-tu dire que… ?

ASTA (doucement, avec émotion)
Pas un mot de plus, ô mon cher, cher Alfred… (Ramassant les fleurs qu'elle a posées sur la chaise.)
Vois-tu ces nénuphars ? ALLMERS, hochant lentement (la tète.)
— Ces plantes qui ont leurs racines au sein des eaux profondes.

ASTA
Je les ai trouvées dans la petite lagune, à l'entrée même du fjord. (Les tendant à ALLMERS.)
Les veux-tu, Alfred ?

ALLMERS (prenant les fleurs)
Merci.

ASTA (les yeux pleins de larmes)
C'est comme un dernier adieu de… du petit Eyolf.

ALLMERS (la regardant)
Du petit Eyolf qui est là-bas ? Ou de toi ?

ASTA (bas)
De nous deux. (S'apprêtant à partir.)
Viens, allons rejoindre Rita.(Elle remonte le sentier.)
ALLMERS prend son chapeau et murmure douloureusement. — Asta. Eyolf. Le petit Eyolf!…
(Il remonte le sentier, marchant derrière ASTA.)

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