L'Heureux Stratagème
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ACTE PREMIER - Scène XII

Marivaux

ACTE PREMIER - Scène XII


(LA MARQUISE, FRONTIN, DORANTE.)

LA MARQUISE
Eh bien ! qu'as-tu à me dire ?

FRONTIN
Mais, madame, puis-je parler devant monsieur ?

LA MARQUISE
En toute sûreté.

DORANTE
De quoi donc est-il question ?

LA MARQUISE
De la comtesse et du chevalier. Restez ; cela vous amusera.

DORANTE
Volontiers.

FRONTIN
Cela pourra même occuper monsieur.

DORANTE
Voyons.

FRONTIN
Dès que je vous eus promis, madame, d'observer ce qui se passerait entre mon maître et la comtesse, je me mis en embuscade…

LA MARQUISE
Abrège le plus que tu pourras.

FRONTIN
Excusez, madame ; je ne finis point quand j'abrège.

LA MARQUISE
Le Chevalier m'aime-t-il encore ?

FRONTIN
Il n'en reste pas vestige ; il ne sait pas qui vous êtes.

LA MARQUISE
Et sans doute il aime la comtesse ?

FRONTIN
Bon, l'aimer ! belle égratignure ! c'est traiter un incendie d'étincelle. Son cœur est brûlant, madame ; il est perdu d'amour.

DORANTE(d'un air riant.)
Et la comtesse ne le hait pas apparemment ?

FRONTIN
Non, non ; la vérité est à plus de mille lieues de ce que vous dites.

DORANTE
J'entends qu'elle répond à son amour.

FRONTIN
Bagatelle ! Elle n'y répond plus. Toutes ses réponses sont faites ; ou plutôt dans cette affaire-ci, il n'y a eu ni demande ni réponse ; on ne s'en est pas donné le temps. Figurez-vous deux cœurs qui partent ensemble ; il n'y eut jamais de vitesse égale. On ne sait à qui appartient le premier soupir ; il y a apparence que ce fut un duo.

DORANTE(riant.)
Ah ! ah ! ah… (À part.)
Je me meurs !

LA MARQUISE(à part.)
Prenez garde… Mais as-tu quelque preuve de ce que tu dis là ?

FRONTIN
J'ai de sûrs témoins de ce que j'avance, mes yeux et mes oreilles… Hier, la comtesse…

DORANTE
Mais cela suffit ; ils s'aiment ; voilà une histoire finie. Que peut-il dire de plus ?

LA MARQUISE
Achève.

FRONTIN
Hier, la comtesse et mon maître s'en allaient au jardin ; je les suis de loin. Ils entrent dans le bois ; j'y entre aussi. Ils tournent dans une allée, moi dans le taillis. Ils se parlent ; je n'entends que des voix confuses. Je me coule, je me glisse, et de bosquet en bosquet, j'arrive à les entendre et même à les voir à travers le feuillage… La bellé chose ! la bellé chose ! s'écriait le chevalier, qui d'une main tenait un portrait et de l'autre la main de la comtesse. La bellé chose ! Car, comme il est Gascon, je le deviens en ce moment, tout Manceau que je suis ; on peut tout, quand on est exact, et qu'on sert avec zèle.

LA MARQUISE
Fort bien.

DORANTE
Fort mal.

FRONTIN
Or, ce portrait, madame, dont je ne voyais que le menton avec un bout d'oreille, était celui de la comtesse. Oui, disait-elle, on dit qu'il me ressemble assez. Autant qu'il sé peut, disait mon maître, autant qu'il sé peut, à millé charmés près qué j'adore en vous, qué lé peintre né peut qué remarquer, qui font lé désespoir dé son art, et qui né rélèvent qué du pinceau dé la nature. Allons, allons, vous me flattez, disait la comtesse, en le regardant d'un œil étincelant d'amour-propre ; vous me flattez. Eh ! non, madame, ou qué la pesté m'étouffe ! Jé vous dégrade moi-même, en parlant dé vos charmés. Sandis ! aucune expression n'y peut atteindre ; vous n'êtes fidélément rendue qué dans mon cœur. N'y sommes-nous pas toutes deux, la marquise et moi ? répliquait la comtesse. La marquise et vous ! s'écriait-il ; eh ! cadédis ! où sé rangerait-elle ? Vous m'en occuperiez mille des cœurs, si jé les avais ; mon amour ne sait où sé mettre, tant il surabonde dans mes paroles, dans mes sentiments, dans ma pensée ; il sé répand partout, mon âme en régorge. Et tout en parlant ainsi, tantôt il baisait la main qu'il tenait, et tantôt le portrait. Quand la comtesse retirait la main, il se jetait sur la peinture ; quand elle redemandait la peinture, il reprenait la main ; lequel mouvement, comme vous voyez, faisait cela et cela ; ce qui était tout à fait plaisant à voir.

DORANTE
Quel récit, marquise !
(La Marquise fait signe à Dorante de se taire.)

FRONTIN
Eh ! ne parlez-vous pas, monsieur ?

DORANTE
Non, je dis à madame que je trouve cela comique.

FRONTIN
Je le souhaite. Là-dessus : rendez-moi mon portrait, rendez donc… Mais, comtesse… Mais, chevalier… Mais, madame, si jé rends la copie, qué l'original mé dédommagé… Oh ! pour cela, non… Oh ! pour céla, si. Le chevalier tombe à genoux : Madame, au nom dé vos grâcés innombrables, nantissez-moi dé la ressemblance, en attendant la personne ; accordez cé rafraîchissement à mon ardeur… Mais, chevalier, donner son portrait, c'est donner son cœur… Eh ! donc, madame, j'endurérai bien dé les avoir tous deux… Mais… Il n'y a point dé mais ; ma vie est à vous, lé portrait à moi ; qué chacun gardé sa part… Eh bien ! c'est donc vous qui le gardez ; ce n'est pas moi qui le donne, au moins… Tope ! sandis ! jé m'en fais responsable ; c'est moi qui lé prends ; vous né faites qué m'accorder dé lé prendre… Quel abus de ma bonté ! Ah ! c'est la comtesse qui fait un soupir… Ah ! félicité dé mon âme ! c'est le chevalier qui repart un second.

DORANTE
Ah !…

FRONTIN
Et c'est monsieur qui fournit le troisième.

DORANTE
Oui. C'est que ces deux soupirs-là sont plaisants, et je les contrefais ; contrefaites aussi, marquise.

LA MARQUISE
Oh ! je n'y entends rien, moi ; mais je me les imagine. (Elle rit.)
Ah ! ah ! ah !

FRONTIN
Ce matin dans la galerie…

DORANTE
Faites-le finir ; je n'y tiendrais pas.

LA MARQUISE
En voilà assez, Frontin.

FRONTIN
Les fragments qui me restent sont d'un goût choisi.

LA MARQUISE
N'importe, je suis assez instruite.

FRONTIN
Les gages de la commission courent-ils toujours, madame ?

LA MARQUISE
Ce n'est pas la peine.

FRONTIN
Et monsieur voudrait-il m'établir son pensionnaire ?

DORANTE
Non.

FRONTIN
Ce non-là, si je m'y connais, me casse sans réplique, et je n'ai qu'une révérence à faire. (Il sort.)


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