L'Heureux Stratagème
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ACTE II - Scène III

Marivaux

ACTE II - Scène III


(LA MARQUISE, LA COMTESSE.)

LA COMTESSE
Je viens vous trouver moi-même, marquise. Comme vous me demandez un entretien particulier, il s'agit apparemment de quelque chose de conséquence ?

LA MARQUISE
Je n'ai pourtant qu'une question à vous faire, et comme vous êtes naturellement vraie, que vous êtes la franchise, la sincérité même, nous aurons bientôt terminé.

LA COMTESSE
Je vous entends ; vous ne me croyez pas trop sincère ; mais votre éloge m'exhorte à l'être, n'est-ce pas ?

LA MARQUISE
À cela près, le serez-vous ?

LA COMTESSE
Pour commencer à l'être, je vous dirai que je n'en sais rien.

LA MARQUISE
Si je vous demandais : le chevalier vous aime-t-il ? me diriez-vous ce qui en est ?

LA COMTESSE
Non, marquise, je ne veux pas me brouiller avec vous ; et vous me haïriez si je vous disais la vérité.

LA MARQUISE
Je vous donne ma parole que non.

LA COMTESSE
Vous ne pourriez pas me la tenir ; je vous en dispenserais moi-même. Il y a des mouvements qui sont plus forts que nous.

LA MARQUISE
Mais pourquoi vous haïrais-je ?

LA COMTESSE
N'a-t-on pas prétendu que le chevalier vous aimait ?

LA MARQUISE
On a eu raison de le prétendre.

LA COMTESSE
Nous y voilà ; et peut-être l'avez-vous pensé vous-même ?

LA MARQUISE
Je l'avoue.

LA COMTESSE
Et après cela, j'irais vous dire qu'il m'aime ! Vous ne me le conseilleriez pas.

LA MARQUISE
N'est-ce que cela ? Eh ! je voudrais l'avoir perdu, je souhaite de tout mon cœur qu'il vous aime.

LA COMTESSE
Oh ! sur ce pied-là, vous n'avez donc qu'à rendre grâces au ciel ; vos souhaits ne sauraient être plus exaucés qu'ils le sont.

LA MARQUISE
Je vous certifie que j'en suis charmée.

LA COMTESSE
Vous me rassurez. Ce n'est pas qu'il n'ait tort ; vous êtes si aimable qu'il ne devait plus avoir des yeux pour personne. Mais peut-être vous était-il moins attaché qu'on ne l'a cru.

LA MARQUISE
Non, il me l'était beaucoup, mais je l'excuse. Quand je serais aimable, vous l'êtes encore plus que moi, et vous savez l'être plus qu'une autre.

LA COMTESSE
Plus qu'une autre ! Ah ! vous n'êtes point si charmée, marquise. Je vous disais bien que vous me manqueriez de parole. Vos éloges baissent. Je m'accommode pourtant de celui-ci ; j'y sens une petite pointe de dépit qui a son mérite ; c'est la jalousie qui me loue.

LA MARQUISE
Moi, de la jalousie ?

LA COMTESSE
À votre avis, un compliment qui finit par m'appeler coquette, ne viendrait pas d'elle ? oh ! que si, marquise ; on l'y reconnaît.

LA MARQUISE
Je ne songeais pas à vous appeler coquette.

LA COMTESSE
Ce sont de ces choses qui se trouvent dites avant qu'on y rêve.

LA MARQUISE
Mais, de bonne foi, ne l'êtes-vous pas un peu ?

LA COMTESSE
Oui-da ; mais ce n'est pas assez qu'un peu. Ne vous refusez pas le plaisir de me dire que je le suis beaucoup ; cela n'empêchera pas que vous ne le soyez autant que moi.

LA MARQUISE
Je n'en donne pas tout à fait les mêmes preuves.

LA COMTESSE
C'est qu'on ne prouve que quand on réussit. Le manque de succès met bien des coquetteries à couvert ; on se retire sans bruit, un peu humiliée, mais incognito ; c'est l'avantage qu'on a.

LA MARQUISE
Je réussirai quand je voudrai, comtesse ; vous le verrez, cela n'est pas difficile ; et le chevalier ne vous serait peut-être pas resté, sans le peu de cas que j'ai fait de son cœur.

LA COMTESSE
Je ne chicanerai pas ce dédain-là ; mais quand l'amour-propre se sauve, voilà comme il parle.

LA MARQUISE
Voulez-vous gager que cette aventure-ci n'humiliera point le mien, si je veux ?

LA COMTESSE
Espérez-vous regagner le chevalier ? Si vous le pouvez, je vous le donne.

LA MARQUISE
Vous l'aimez, sans doute ?

LA COMTESSE
Pas mal ; mais je vais l'aimer davantage, afin qu'il vous résiste mieux. On a besoin de toutes ses forces avec vous.

LA MARQUISE
Oh ! ne craignez rien, je vous le laisse. Adieu.

LA COMTESSE
Eh ! pourquoi ? Disputons-nous sa conquête, mais pardonnons à celle qui l'emportera. Je ne combats qu'à cette condition-là, afin que vous n'ayez rien à me dire.

LA MARQUISE
Rien à vous dire ! Vous comptez donc l'emporter ?

LA COMTESSE
Écoutez, je jouerai plus beau jeu que vous.

LA MARQUISE
J'avais aussi beau jeu que vous, quand vous me l'avez ôté ; je pourrais donc vous l'enlever de même.

LA COMTESSE
Tentez donc d'avoir votre revanche.

LA MARQUISE
Non ; j'ai quelque chose de mieux à faire.

LA COMTESSE
Oui ! et peut-on vous demander ce que c'est ?

LA MARQUISE
Dorante vaut son prix, comtesse. Adieu. (Elle sort.)


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