L'Heureux Stratagème
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ACTE II - Scène XI

Marivaux

ACTE II - Scène XI


(DORANTE, LA COMTESSE, LE CHEVALIER.)

LA COMTESSE
Venez, Dorante, et avant toute autre chose, parlons un peu de la marquise.

DORANTE
De tout mon cœur, madame.

LA COMTESSE
Dites-moi donc de tout votre cœur de quoi elle s'avise aujourd'hui ?

DORANTE
Qu'a-t-elle fait ? J'ai de la peine à croire qu'il y ait quelque chose à redire à ses procédés.

LA COMTESSE
Oh ! je vais vous faciliter le moyen de croire, moi.

DORANTE
Vous connaissez sa prudence…

LA COMTESSE
Vous êtes un opiniâtre louangeur ! Eh bien ! monsieur, cette femme que vous louez tant, jalouse de moi parce que le chevalier la quitte, comme si c'était ma faute, va, pour m'attaquer pourtant, chercher de petits détails qui ne sont pas en vérité dignes d'une incomparable telle que vous la faites, et ne croit pas au-dessous d'elle de détourner un valet d'aimer une suivante. Parce qu'elle sait que nous voulons les marier, et que je m'intéresse à leur mariage, elle imagine, dans sa colère, une Marton qu'elle jette à la traverse ; et ce que j'admire le plus dans tout ceci, c'est de vous voir vous-même prêter les mains à un projet de cette espèce, vous-même, monsieur.

DORANTE
Eh ! pensez-vous que la marquise ait cru vous offenser, et qu'il me soit venu dans l'esprit, à moi, que vous vous intéressez encore à ce mariage ? Non, comtesse. Arlequin se plaignait d'une infidélité que lui faisait Lisette. Il perdait, disait-il, sa fortune. On prend quelquefois part aux chagrins de ces gens-là. La marquise, pour le dédommager, lui a, par bonté, proposé le mariage de Marton qui est à elle ; il l'a acceptée, l'en a remerciée : voilà tout ce qui en est.

LE CHEVALIER
La réponse mé persuade ; jé les crois sans malice. Qué sur cé point la paix sé fasse entre les puissances, et qué les subalternes sé débattent.

LA COMTESSE
Laissez-nous, monsieur le chevalier ; vous direz votre sentiment quand on vous le demandera. Dorante, qu'il ne soit plus question de cette petite intrigue-là, je vous prie ; car elle me déplaît. Je me flatte que c'est assez vous dire.

DORANTE
Attendez, madame ; appelons quelqu'un ; mon valet est peut-être là… Arlequin !

LA COMTESSE
Quel est votre dessein ?

DORANTE
La Marquise n'est pas loin ; il n'y a qu'à la prier de votre part de venir ici ; vous lui en parlerez.

LA COMTESSE
La Marquise ! Eh ! qu'ai-je besoin d'elle ? Est-il nécessaire que vous la consultiez là-dessus ? Qu'elle approuve ou non, c'est vous à qui je parle ; vous à qui je dis que je veux qu'il n'en soit rien ; que je le veux, Dorante, sans m'embarrasser de ce qu'elle en pense.

DORANTE
Oui ; mais, madame, observez qu'il faut que je m'en embarrasse, moi ; je ne saurais en décider sans elle. Y aurait-il rien de plus malhonnête, que d'obliger mon valet à refuser une grâce qu'elle lui fait et qu'il a acceptée ? Je suis bien éloigné de ce procédé-là avec elle.

LA COMTESSE
Quoi ! monsieur, vous hésitez entre elle et moi ! Songez-vous à ce que vous faites ?

DORANTE
C'est en y songeant que je m'arrête.

LE CHEVALIER
Eh ! cadédis, laissons cé trio dé valets et dé soubrettes.

LA COMTESSE(outrée, à Dorante.)
C'est à moi, sur ce pied-là, à vous prier d'excuser le ton dont je l'ai pris ; il ne me convenait point.

DORANTE
Il m'honorera toujours ; et j'y obéirais avec plaisir, si je pouvais.

LA COMTESSE(riant.)
Nous n'avons plus rien à nous dire, je pense. Donnez-moi la main, chevalier.

LE CHEVALIER(lui donnant la main.)
Prénez et né rendez pas, comtesse.

DORANTE
J'étais pourtant venu pour savoir une chose ; voudriez-vous bien m'en instruire, madame ?

LA COMTESSE(se retournant.)
Ah ! monsieur, je ne sais rien.

DORANTE
Vous savez ce que j'ai à vous demander, madame. Vous destinez-vous bientôt au chevalier ? Quand aurons-nous la joie de vous voir unis ensemble ?

LA COMTESSE
Cette joie-là, vous l'aurez peut-être ce soir, monsieur.

LE CHEVALIER
Doucément ! diviné Comtesse, jé tombe en délire ! jé perds haleine dé ravissement !

DORANTE
Parbleu ! chevalier, j'en suis charmé, et je t'en félicite.

LA COMTESSE(à part.)
Ah ! l'indigne homme !

DORANTE(à part.)
Elle rougit.

LA COMTESSE
Est-ce là tout, monsieur ?

DORANTE
Oui, madame.

LA COMTESSE(au chevalier.)
Partons.


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