(LA MARQUISE, DORANTE, LA COMTESSE, LE CHEVALIER, FRONTIN, ARLEQUIN, LISETTE.)
LA MARQUISE
Eh bien ! madame, je ne vois rien encore qui nous annonce un mariage avec le chevalier. Quand vous proposez-vous donc d'achever son bonheur ?
LA COMTESSE
Quand il vous plaira, madame ; c'est vous à qui je le demande. Son bonheur est entre vos mains ; vous en êtes l'arbitre.
LA MARQUISE
Moi, comtesse ? Si je le suis, vous l'épouserez dès aujourd'hui, et vous nous permettrez de joindre notre mariage au vôtre.
LA COMTESSE
Le vôtre ! avec qui donc, madame ? Arrive-t-il quelqu'un pour vous épouser ?
LA MARQUISE(montrant Dorante.)
Il n'arrive pas de bien loin, puisque le voilà.
DORANTE
Oui, comtesse, madame me fait l'honneur de me donner sa main, et comme nous sommes chez vous, nous venons vous prier de permettre qu'on nous y unisse.
LA COMTESSE
Non, monsieur, non. L'honneur serait très grand, très flatteur ; mais j'ai lieu de penser que le ciel vous réserve un autre sort.
LE CHEVALIER
Nous avons changé votre économie. Jé tombé dans lé lot dé madame la marquise, et madame la comtessé tombé dans lé tien.
LA MARQUISE
Oh ! nous resterons comme nous sommes.
LA COMTESSE
Laissez-moi parler, madame ; je demande audience. Écoutez-moi. Il est temps de vous désabuser, chevalier. Vous avez cru que je vous aimais ; l'accueil que je vous ai fait a pu même vous le persuader ; mais cet accueil vous trompait, il n'en était rien : je n'ai jamais cessé d'aimer Dorante, et ne vous ai souffert que pour éprouver son cœur. Il vous en a coûté des sentiments pour moi ; vous m'aimez, et j'en suis fâchée ; mais votre amour servait à mes desseins. Vous avez à vous plaindre de lui, marquise ; j'en conviens. Son cœur s'est un peu distrait de la tendresse qu'il vous devait ; mais il faut tout dire. La faute qu'il a faite est excusable, et je n'ai point à tirer vanité de vous l'avoir dérobé pour quelque temps. Ce n'est point à mes charmes qu'il a cédé, c'est à mon adresse. Il ne me trouvait pas plus aimable que vous ; mais il m'a cru plus prévenue, et c'est un grand appât. Quant à vous, Dorante, vous m'avez assez mal payée d'une épreuve aussi tendre. La délicatesse de sentiments qui m'a persuadée de la tenter, n'a pas lieu d'être trop satisfaite ; mais peut-être le parti que vous avez pris vient-il plus de ressentiment que de médiocrité d'amour. J'ai poussé les choses un peu loin ; vous avez pu y être trompé ; je ne veux point vous juger à la rigueur ; je ferme les yeux sur votre conduite, et je vous pardonne.
LA MARQUISE(riant.)
Ah ! ah ! ah ! Je pense qu'il n'est plus temps, madame ; du moins je m'en flatte. Mais tenez, si vous m'en croyez, vous serez encore plus généreuse ; vous irez jusqu'à lui pardonner les nœuds qui vont nous unir.
LA COMTESSE
Et moi, Dorante, vous me perdez pour jamais si vous hésitez un instant.
LE CHEVALIER
Jé démande audience. Jé perds madame la marquise, et j'aurais tort dé m'en plaindre. Jé mé suis trouvé défaillant dé fidélité ; jé né sais comment, car lé mérite dé madame m'en fournissait abondance ; et c'est un malheur qui mé passe. En un mot, jé suis infidèle, jé m'en accuse ; mais jé suis vrai, jé m'en vante. Il né tiendrait qu'à moi d'user dé réprésailles, et dé dire à madame la comtesse : Vous mé trompiez, jé vous trompais. Mais jé né suis qu'un homme, et jé n'aspire pas à cé dégré dé finesse et d'industrie. Voici lé compte juste. Vous avez contrefait dé l'amour, dites- vous, madame. Jé n'en valais pas davantage ; mais votre estime a surpassé mon prix. Né rétranchez rien du fatal honneur qué vous m'avez fait ; jé vous aimais, et vous mé lé rendiez cordialement.
LA COMTESSE
Du moins l'avez-vous cru.
LE CHEVALIER
J'achève. Jé vous aimais, un peu moins qué madame. Jé m'explique. Elle avait dé mon cœur une possession plus complète ; jé l'adorais ; mais jé vous aimais, sandis ! passablement, avec quelque réminiscence pour elle. Oui, Dorante, nous étions dans lé tendre. Laisse là l'histoire qu'on té fait, mon ami. Il fâche Madame qué tu la désertes, qué ses appas restent inférieurs ; sa gloire crie, té rédémande, fait la sirène ; qué son chant té trouve sourd. (Montrant la Marquise.)
Prends un regard dé ces beaux yeux pour té servir d'antidote ; demeure avec cet objet qué l'amour venge dans mon cœur. Jé lé dis à régret, jé disputerais madame dé tout mon sang, s'il m'appartenait d'entrer en dispute. Possède-la, Dorante, et bénis lé ciel du bonheur qu'il t'accorde. Dé toutes les épouses, la plus estimable, la plus digne dé respect et d'amour, c'est toi qui la tiens ; dé toutes les pertes, la plus immense, c'est moi qui la fais ; dé tous les hommes, lé plus ingrat, lé plus déloyal, en même temps lé plus imbécile, c'est lé malheureux qui té parle.
LA MARQUISE
Je n'ajouterai rien à la définition ; tout y est.
LA COMTESSE
Je ne daigne pas répondre à ce que vous dites sur mon comte, chevalier ; c'est le dépit qui vous l'arrache, et je vous ai dit mes intentions, Dorante ; qu'il n'en soit plus parlé, si vous ne les méritez pas.
LA MARQUISE
Nous nous aimons de bonne foi ; il n'y a plus de remède, comtesse. Deux personnes qu'on oublie ont bien droit de prendre parti ailleurs. Tâchez tous deux de nous oublier encore ; vous savez comment cela se fait, et cela vous doit être plus aisé cette fois-ci que l'autre. (Au notaire.)
Approchez, monsieur. Voici le contrat qu'on nous apporte à signer, Dorante ; priez madame de vouloir bien l'honorer de sa signature.
LA COMTESSE
Quoi ! si tôt ?
LA MARQUISE
Oui, madame, si vous nous le permettez.
LA COMTESSE
C'est à Dorante à qui je parle, madame.
DORANTE
Oui, madame.
LA COMTESSE
Votre contrat avec la marquise ?
DORANTE
Oui, madame.
LA COMTESSE
Je ne l'aurais pas cru.
LA MARQUISE
Nous espérons même que le vôtre accompagnera celui-ci. Et vous, chevalier, ne signerez-vous pas ?
LE CHEVALIER
Jé né sais plus écrire.
LA MARQUISE(au notaire.)
Présentez la plume à madame, monsieur.
LA COMTESSE(vite.)
Donnez. (Elle signe et jette la plume après.)
Ah ! perfide ! (Elle tombe dans les bras de Lisette.)
DORANTE(se jetant à ses genoux.)
Ah ! ma chère comtesse !
LA MARQUISE
Rendez-vous à présent ; vous êtes aimé, Dorante.
ARLEQUIN
Quel plaisir, Lisette !
LISETTE
Je suis contente.
LA COMTESSE
Quoi ! Dorante à mes genoux !
DORANTE
Et plus pénétré d'amour qu'il ne le fut jamais.
LA COMTESSE
Levez-vous. Dorante m'aime donc encore ?
DORANTE
Et n'a jamais cessé de vous aimer.
LA COMTESSE
Et la marquise ?
DORANTE
C'est elle à qui je devrai votre cœur, si vous me le rendez, comtesse ; elle a tout conduit.
LA COMTESSE
Ah ! je respire ! Que de chagrin vous m'avez donné ! Comment avez-vous pu feindre si longtemps ?
DORANTE
Je ne l'ai pu qu'à force d'amour ; j'espérais de regagner ce que j'aime.
LA COMTESSE(avec force.)
Eh ! où est la marquise, que je l'embrasse ?
LA MARQUISE(s'approchant et l'embrassant.)
La voilà, comtesse. Sommes-nous bonnes amies ?
LA COMTESSE
Je vous ai l'obligation d'être heureuse et raisonnable. (Dorante baise la main de la comtesse.)
LA MARQUISE
Quant à vous, chevalier, je vous conseille de porter votre main ailleurs ; il n'y a point d'apparence que personne vous en défasse ici.
LA COMTESSE
Non, marquise, j'obtiendrai sa grâce ; elle manquerait à ma joie et au service que vous m'avez rendu.
LA MARQUISE
Nous verrons dans six mois.
LE CHEVALIER
Jé né vous démandais qu'un terme ; lé reste est mon affaire.
(Ils s'en vont.)
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