L'Heureux Stratagème
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ACTE PREMIER - Scène IV

Marivaux

ACTE PREMIER - Scène IV


(LISETTE, LA COMTESSE.)

LA COMTESSE
Je te cherchais, Lisette. Avec qui étais-tu là ? Il me semble avoir vu sortir quelqu'un d'avec toi.

LISETTE
C'est Dorante qui me quitte, madame.

LA COMTESSE
C'est lui dont je voulais te parler. Que dit-il, Lisette ?

LISETTE
Mais il dit qu'il n'a pas lieu d'être content, et je crois qu'il dit assez juste. Qu'en pensez-vous, madame ?

LA COMTESSE
Il m'aime donc toujours ?

LISETTE
Comment ? s'il vous aime ! Vous savez bien qu'il n'a point changé. Est-ce que vous ne l'aimez plus ?

LA COMTESSE
Qu'appelez-vous, plus ? Est-ce que je l'aimais ? Dans le fond, je le distinguais, voilà tout ; et distinguer un homme, ce n'est pas encore l'aimer, Lisette ; cela peut y conduire, mais cela n'y est pas.

LISETTE
Je vous ai pourtant entendu dire que c'était le plus aimable homme du monde.

LA COMTESSE
Cela se peut bien.

LISETTE
Je vous ai vue l'attendre avec empressement.

LA COMTESSE
C'est que je suis impatiente.

LISETTE
Être fâchée quand il ne venait pas.

LA COMTESSE
Tout cela est vrai. Nous y voilà : je le distinguais, vous dis-je, et je le distingue encore ; mais rien ne m'engage avec lui ; et comme il te parle quelquefois, et que tu crois qu'il m'aime, je venais te dire qu'il faut que tu le disposes adroitement à se tranquilliser sur mon chapitre.

LISETTE
Et le tout en faveur de monsieur le chevalier Damis, qui n'a vaillant qu'un accent gascon dont vous vous amusez ? Que vous avez le cœur inconstant ! Avec autant de raison que vous en avez, comment pouvez-vous être infidèle ? car on dira que vous l'êtes.

LA COMTESSE
Eh bien ! infidèle soit, puisque tu veux que je le sois. Crois-tu me faire peur avec ce grand mot ? Infidèle ! ne dirait-on pas que ce soit une grande injure ? Il y a comme cela des mots dont on épouvante les esprits faibles, qu'on a mis en crédit, faute de réflexion, et qui ne sont pourtant rien.

LISETTE
Ah ! madame, que dites-vous là ? Comme vous êtes aguerrie là-dessus ! Je ne vous croyais pas si désespérée. Un cœur qui trahit sa foi, qui manque à sa parole !

LA COMTESSE
Eh bien ! ce cœur qui manque à sa parole, quand il en donne mille, il fait sa charge ; quand il en trahit mille, il la fait encore ; il va comme ses mouvements le mènent, et ne saurait aller autrement. Qu'est-ce que c'est que l'étalage que tu me fais là ? Bien loin que l'infidélité soit un crime, je soutiens, moi, qu'il ne faut pas un moment hésiter d'en faire une, quand on en est tenté, à moins que de vouloir tromper les gens ; ce qu'il faut éviter, à quelque prix que ce soit.

LISETTE
Mais, mais… de la manière dont vous tournez cette affaire-là, je crois, de bonne foi, que vous avez raison. Oui, je comprends que l'infidélité est quelquefois de devoir ; je ne m'en serais jamais doutée.

LA COMTESSE
Tu vois pourtant que cela est clair.

LISETTE
Si clair, que je m'examine à présent pour savoir si je ne serai pas moi-même obligée de faire une infidélité.

LA COMTESSE
Dorante est en vérité plaisant ! N'oserais-je, à cause qu'il m'aime, distraire un regard de mes yeux ? N'appartiendra-t-il qu'à lui de me trouver jeune et aimable ? Faut-il que j'aie cent ans pour tous les autres, que j'enterre tout ce que je vaux, que je me dévoue à la plus triste stérilité de plaisir qu'il soit possible d'imaginer ?

LISETTE
C'est apparemment ce qu'il prétend.

LA COMTESSE
Sans doute ; avec ces messieurs-là, voilà comment il faudrait vivre. Si vous les en croyez, il n'y a plus pour vous qu'un seul homme, qui doit composer tout votre univers ; tous les autres sont rayés, ce sont autant de morts pour vous. Peut-être que votre amour-propre n'y trouve point son compte, et qu'il les regrette quelquefois. Eh ! qu'il pâtisse ; la sotte fidélité lui a fait sa part. Elle lui laisse un captif pour sa gloire ; qu'il s'en amuse comme il pourra, et qu'il prenne patience. Quel abus, Lisette, quel abus ! Va, va, parle à Dorante, et laisse là tes scrupules. Les hommes, quand ils ont envie de nous quitter, y font-ils tant de façons ? N'avons-nous pas tous les jours de belles preuves de leur constance ? Ont-ils là-dessus des privilèges que nous n'ayons pas ? Tu te moques de moi ; le chevalier m'aime, il ne me déplaît pas ; je ne ferai pas la moindre violence à mon penchant.

LISETTE
Allons, allons, madame, à présent que je suis instruite, les amants délaissés n'ont qu'à chercher qui les plaigne ; me voilà bien guérie de la compassion que j'avais pour eux.

LA COMTESSE
Ce n'est pas que je n'estime Dorante ; mais souvent ce qu'on estime, ennuie. Le voici qui revient. Je me sauve de ses plaintes qui m'attendent ; saisis ce moment pour m'en débarrasser.


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