L'Heureux Stratagème
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ACTE II - Scène VII

Marivaux

ACTE II - Scène VII


(LE CHEVALIER, FRONTIN, LA COMTESSE.)

LE CHEVALIER
Arrive, Frontin, as-tu vu la marquise ?

FRONTIN
Oui, monsieur, et même avec Dorante ; il n'y a pas longtemps que je les ai quittés.

LE CHEVALIER
Raconte-nous comment ils sé comportent. Par bonté d'âme, Madame a peur dé les désespérer ; moi jé dis qu'ils sé consolent. Qu'en est-il des deux ? Rien né l'arrête qué cette bonté, té dis-je ; tu m'entends bien ?

FRONTIN
À merveille. Madame peut vous épouser en toute sûreté ; de désespoir, je n'en vois pas l'ombre.

LE CHEVALIER
Jé vous gagne dé marché fait ; cé soir vous êtes mienne.

LA COMTESSE
Hum ! votre gain est peu sûr ; Frontin n'a pas l'air d'avoir bien observé.

FRONTIN
Vous m'excuserez, madame ; le désespoir est connaissable. Si c'étaient de ces petits mouvements minces et fluets qui se dérobent à l'observation, on pourrait s'y tromper ; mais le désespoir est un objet, c'est un mouvement qui tient de la place. Les désespérés s'agitent, se trémoussent, font du bruit, gesticulent ; et il n'y a rien de tout cela chez les gens dont nous parlons.

LE CHEVALIER
Il vous dit vrai. J'ai tantôt rencontré Dorante, jé lui ai dit : J'aime la comtessé, j'ai passion pour elle. Eh bien ! garde-la, m'a-t-il dit tranquillement.

LA COMTESSE
Eh ! vous êtes son rival, monsieur ; voulez-vous qu'il aille vous faire confidence de sa douleur ?

LE CHEVALIER
Jé vous assure qu'il était riant, et qué la paix régnait dans son cœur.

LA COMTESSE
La paix dans le cœur d'un homme qui m'aimait de la passion la plus vive qui fût jamais !

LE CHEVALIER
Ôtez la mienne.

LA COMTESSE
À la bonne heure. Je lui crois pourtant l'âme plus tendre qu'à vous, soit dit en passant. Ce n'est pas votre faute ; chacun aime autant qu'il peut, et personne n'aime autant que lui. Voilà pourquoi je le plains. Mais sur quoi Frontin décide-t-il qu'il est tranquille ? Voyons ; n'est-il pas vrai que tu es aux gages de la marquise, et peut-être à ceux de Dorante, pour nous observer tous deux ? Paie-t-on des espions pour être instruit de choses dont on ne se soucie point ?

FRONTIN
Oui ; mais je suis mal payé de la marquise ; elle est en arrière.

LA COMTESSE
Et parce qu'elle n'est pas libérale, elle est indifférente ! Quel raisonnement !

FRONTIN
Et Dorante m'a révoqué ; il me doit mes appointements.

LA COMTESSE
Laisse là tes appointements. Qu'as-tu vu ? Que sais-tu ?

LE CHEVALIER(bas à Frontin.)
Mitigé ton récit.

FRONTIN
Eh bien ! Frontin, m'ont-ils dit tantôt en parlant de vous deux, s'aiment-ils un peu ? Oh ! beaucoup, monsieur ; extrêmement, madame, extrêmement, ai-je dit en tranchant.

LA COMTESSE
Eh bien ?…

FRONTIN
Rien ne remue ; la marquise bâille en m'écoutant, et Dorante ouvre nonchalamment sa tabatière ; c'est tout ce que j'en tire.

LA COMTESSE
Va, va, mon enfant, laisse-nous ; tu es un maladroit. Votre valet n'est qu'un sot ; ses observations sont pitoyables ; il n'a vu que la superficie des choses. Cela ne se peut pas.

FRONTIN
Morbleu ! madame, je m'y ferais hacher. En voulez-vous davantage ? Sachez qu'ils s'aiment, et qu'ils m'ont dit eux-mêmes de vous l'apprendre.

LA COMTESSE(riant.)
Eux-mêmes ! Eh ! que n'as-tu commencé par nous dire cela, ignorant que tu es ? Vous voyez bien ce qui en est, chevalier ; ils se consolent tant, qu'ils veulent nous rendre jaloux ; et ils s'y prennent avec une maladresse bien digne du dépit qui les gouverne. Ne vous l'avais-je pas dit ?

LE CHEVALIER
La passion sé montre, j'en conviens.

LA COMTESSE
Grossièrement même.

FRONTIN
Ah ! par ma foi, j'y suis ; c'est qu'ils ont envie de vous mettre en peine. Je ne m'étonne pas si Dorante, en regardant sa montre, ne la regardait pas fixement, et faisait une demi-grimace.

LA COMTESSE
C'est que la paix ne régnait pas dans son cœur.

LE CHEVALIER
Cette grimace est importante.

FRONTIN
Item, c'est qu'en ouvrant sa tabatière, il n'a pris son tabac qu'avec deux doigts tremblants. Il est vrai aussi que sa bouche a ri, mais de mauvaise grâce ; le reste du visage n'en était pas, il allait à part.

LA COMTESSE
C'est que le cœur ne riait pas.

LE CHEVALIER
Jé mé rends. Il soupire, il régardé dé travers, et ma noce récule. Pesté du faquin, qui réjetté madame dans uné passion qui sera funeste à mon bonheur !

LA COMTESSE
Point du tout, ne vous alarmez point ; Dorante s'est trop mal conduit pour mériter des égards… Mais ne vois-je pas la marquise qui vient ici ?

FRONTIN
Elle-même.

LA COMTESSE
Je la connais ; je gagerais qu'elle vient finement, à son ordinaire, m'insinuer qu'ils s'aiment, Dorante et elle. Écoutons.


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