ACTE DEUXIÈME - Scène IV



(Les précédents ; LE DUC DE GUISE.)
(Il est couvert d'une armure complète, précédé de deux pages, et suivi par quatre, dont l'un porte son casque.)

HENRI
Venez, monsieur le duc, venez… Quelqu'un qui s'est retourné au bruit que faisaient vos pages, et qui vous a aperçu de loin, offrait de parier que vous veniez encore nous supplier de réformer quelque abus, de supprimer quelque impôt… Mon peuple est un peuple bien heureux, mon beau cousin, d'avoir en vous un représentant si infatigable, et en moi un roi si patient !

LE DUC DE GUISE
Il est vrai que Votre Majesté m'a accordé bien des grâces ; … et je suis fier d'avoir si souvent servi d'intermédiaire entre elle et ses sujets.

SAINT-MÉGRIN
Oui, comme le faucon entre le chasseur et le gibier…

LE DUC DE GUISE
Mais, aujourd'hui, sire, un motif plus puissant m'amène encore devant Votre Majesté, puisque c'est à la fois des intérêts de son peuple et des siens que j'ai à l'entretenir…

HENRI
Si l'affaire est si sérieuse, monsieur le duc, ne pourriez-vous pas attendre à nos prochains états de Blois ?… Les trois ordres de la nation ont là des représentants qui, du moins, ont reçu de moi mission de me parler au nom de leurs mandataires.

LE DUC DE GUISE
Votre Majesté voudra-t-elle bien songer que les états de Blois viennent de se dissoudre et ne se rassembleront qu'au mois de novembre… Lorsque le danger est pressant, il me semble qu'un conseil privé…

HENRI
Lorsque le danger est pressant… Mais vous nous effrayez, monsieur de Guise… Eh bien ! toutes les personnes qui composent notre conseil privé sont ici… Parlez, monsieur le duc, parlez.

LE DUC DE GUISE
Sire, la démarche que je fais près de vous est hardie, peut-être trop hardie… Mais hésiter plus longtemps ne serait pas d'un bon et loyal sujet…

HENRI
Au fait, monsieur le duc, au fait…

LE DUC DE GUISE
Sire, des dépenses immenses, mais nécessaires, puisque Votre Majesté les a faites, ont épuisé le trésor de l'État… Jusqu'à présent, Votre Majesté a trouvé, avec l'aide de ses fidèles sujets, moyen de le remplir… mais cela ne peut durer… L'approbation du saint-père a permis d'aliéner pour 200,000 livres de rentes sur les biens du clergé. Un emprunt a été fait aux membres du parlement sous prétexte de faire sortir tes gens de guerre étrangers… Les diamants de la couronne sont en gage pour la sûreté des 3 millions dus au duc de Casimir… les deniers destinés aux rentes de l'hôtel de ville ont été détournés pour un autre usage, et les états généraux ont eu l'audace de répondre par un refus, lorsque Votre Majesté a proposé d'aliéner les domaines.

HENRI
Oui, oui, monsieur le duc, je sais que nos finances sont en assez mauvais état… Nous prendrons un autre surintendant.

LE DUC DE GUISE
Cette mesure pourrait être suffisante en temps de paix, sire… mais Votre Majesté va se voir contrainte à la guerre. Les huguenots, que votre indulgence encourage, font des progrès effrayants. Favas s'est emparé de Réole ; Montferrand, de Périgueux ; Condé, de Dijon. Le Navarrois a été vu sous les murs d'Orléans ; la Saintonge, l'Agénois et la Gascogne sont en armes, et les Espagnols, profitant de nos troubles, ont pillé Anvers, brûlé huit cents maisons, et passé sept mille habitants au fil de l'épée.

HENRI (se levant.)
Par la mort-Dieu ! si ce que vous dites là est vrai, il faut châtier les huguenots au dedans et les Espagnols au dehors. Nous ne craignons pas la guerre, mon beau cousin ; et, s'il le fallait, nous irions nous-même sur le tombeau de notre aïeul Louis IX saisir l'oriflamme, et nous marcherions à la tête de notre armée, au cri de guerre de Jarnac et Moncontour.

SAINT-MÉGRIN
Et si l'argent vous manque, sire, votre brave noblesse est là, pour rendre à Votre Majesté ce qu'elle a reçu d'elle. Nos maisons, nos terres, nos bijoux peuvent se monnayer, monsieur le duc ; et, vive Dieu ! en fondant les seules broderies de nos manteaux et les chiffres de nos dames, nous aurions de quoi envoyer à l'ennemi, pendant toute une campagne, des balles d'or et des boulets d'argent.

HENRI
Vous l'entendez, monsieur le duc ?

LE DUC DE GUISE
Oui, sire. Mais avant que cette idée vint à M. le comte de Saint-Mégrin, trente mille de nos braves sujets l'avaient eue ; ils s'étaient engagés par écrit à fournir de l'argent au trésor et des hommes à l'armée ; ce fut le but de la sainte Ligue, sire, et elle le remplira, lorsque le moment en sera venu… Mais je ne puis cacher à Votre Majesté les craintes qu'éprouvent ses fidèles sujets, en ne la voyant pas reconnaître hautement cette grande association,

HENRI
Et que faudrait-il faire pour cela ?

LE DUC DE GUISE
Lui nommer un chef, sire, un chef d'une maison souveraine, digne de sa confiance et de son amour, par son courage et sa naissance, et qui surtout ait assez fait ses preuves comme bon catholique pour rassurer les zélés sur la manière dont il agirait dans les circonstances difficiles…

HENRI
Par la mort-Dieu ! monsieur le duc, je crois que votre zèle pour notre personne royale est tel, que vous seriez tout prêt à lui épargner l'embarras de chercher bien loin ce chef… Nous y penserons à loisir, mon beau cousin, nous y penserons à loisir.

LE DUC DE GUISE
Mais Votre Majesté devrait peut-être à l'instant…

HENRI
Monsieur le duc, quand je voudrai entendre un prêche, je me ferai huguenot… Messieurs, c'est assez nous occuper des affaires de l'État, songeons un peu à nos plaisirs. J'espère que vous avez reçu nos invitations pour ce soir, et que madame de Guise, madame de Montpensier, et vous, mon cousin, voudrez bien embellir notre bal masqué.

SAINT-MÉGRIN (montrant la cuirasse du duc.)
Votre Majesté ne voit-elle pas que monsieur le duc est déjà en costume de chercheur d'aventures…

LE DUC DE GUISE
Et de redresseur de torts, monsieur le comte.

HENRI
En effet, mon beau cousin, cet habit me parait bien chaud pour le temps qui court.

LE DUC DE GUISE
C'est que, pour le temps qui court, sire… mieux vaut une cuirasse d'acier qu'un justaucorps de satin.

SAINT-MÉGRIN
Monsieur le duc croit toujours entendre la balle de Poltrot siffler à ses oreilles.

LE DUC DE GUISE
Quand les balles m'arrivent en face, M. le comte, (Montrant sa blessure à la joue.)
voilà qui fait foi que je ne détourne pas la tête pour les éviter.

JOYEUSE (prenant sa sarbacane.)
C'est ce que nous allons voir…

SAINT-MÉGRIN (lui arrachant la sarbacane.)
Attends !… il ne sera pas dit qu'un autre que moi en aura fait l'expérience. — (Lui envoyant une dragée au milieu de la poitrine.)
À vous, M. le duc.

TOUS
Bravo, bravo !

LE DUC DE GUISE (portant la main à son poignard.)
Malédiction !
(Saint-Paul l'arrête.)

SAINT-PAUL
Qu'allez-vous faire ? …

HENRI
Par la mort-Dieu ! mon cousin de Guise, j'aurais cru que cette belle et bonne cuirasse de Milan était à l'épreuve de la balle…

LE DUC DE GUISE
Et vous aussi, sire !… qu'ils rendent grâce à la présence de Votre Majesté.

HENRI
Oh ! qu'à cela ne tienne, monsieur le duc, qu'à cela ne tienne, agissez comme si nous n'y étions pas…

LE DUC DE GUISE
Votre Majesté permet donc que je descende jusqu'à lui ?

HENRI
Non, monsieur le duc ; mais je puis l'élever jusqu'à vous… Nous trouverons bien dans notre beau royaume de France quelque duché vacant, pour en doter notre fidèle sujet le comte de Saint-Mégrin.

LE DUC DE GUISE
Vous en êtes le maître, sire… mais d'ici là…

HENRI
Eh bien ! nous ne vous ferons pas attendre… Comte Paul Estuert ! nous te faisons marquis de Caussade.

LE DUC DE GUISE
Je suis duc, sire.

HENRI
Comte Paul Estuert, marquis de Caussade, nous te faisons duc de Saint-Mégrin, et maintenant, M. de Guise, répondez-lui… car il est votre égal.

SAINT-MÉGRIN
Merci, sire, merci ; je n'ai pas besoin de cette nouvelle faveur ; et puisque Votre Majesté ne s'oppose pas, je veux le défier de manière à ce qu'il s'ensuive combat ou déshonneur… Or, écoutez, messieurs : moi, Paul Estuert, seigneur de Caussade, comte de Saint-Mégrin, à toi Henri de Lorraine, duc de Guise, prenons à témoins tous ceux ici présents, que nous te défions au combat à outrance, toi et tous les princes de ta maison, soit à l'épée seule, soit à la dague et au poignard, tant que le cœur battra au corps, tant que la lame tiendra à la poignée ; renonçant d'avance à ta merci, comme tu dois renoncer à la mienne ; et, sur ce, que Dieu et saint Paul me soient en aide ! — (Jetant son gant.)
À toi seul, ou à plusieurs.

D'ÉPERNON
Bravo ! Saint-Mégrin, bien défié !

LE DUC DE GUISE (montrant le gant.)
Saint-Paul…

BUSSY D'AMBOISE
Un instant, messieurs… un instant : moi, Louis de Clermont, seigneur de Bussy d'Amboise, me déclare ici parrain et second de Paul Estuert de Saint-Mégrin ; offrant le combat à outrance à quiconque se déclarera parrain et second de Henri de Lorraine, duc de Guise, et comme signe de défi et gage du combat, voici mon gant…

JOYEUSE
Vive Dieu ! Bussy, c'est un véritable vol que tu me fais… tu ne m'as pas donné le temps… mais sois tranquille… si tu es tué…

LE DUC DE GUISE
Saint-Paul, ramasse ce gant… Entraguet, tu seras mon second… Vous le voyez, messieurs, je vous fais beau jeu… je vous offre un moyen de venger Quelus… Saint-Paul, tu prépareras mon épée de bal ; elle est juste de la même longueur que l'épée de combat de ces messieurs.

SAINT-MÉGRIN
Vous avez raison, monsieur le duc… cette épée serait bien faible pour entamer une cuirasse aussi prudemment solide que celle-ci… mais nous pouvons en venir aux mains, nus jusqu'à la ceinture, monsieur le duc, et l'on verra celui dont le cœur battra.

HENRI
Assez, monsieur, assez : nous honorerons le combat de notre présence, et nous le fixons à demain… Maintenant chacun de vous peut réclamer un don, et s'il est en notre puissance royale de vous l'accorder, vous serez satisfaits à l'instant… Que veux-tu, Saint-Mégrin ?

SAINT-MÉGRIN
Un égal partage du terrain et du soleil : pour le reste, je m'en rapporte à Dieu et à mon épée.

HENRI
Et vous, monsieur le duc, que demandez-vous ?

LE DUC DE GUISE
La promesse formelle qu'avant le combat, Votre Majesté reconnaîtra la Ligue, et nommera son chef. J'ai dit.

HENRI
Quoique nous ne nous attendissions pas à cette demande, nous vous l'octroyons, mon beau cousin… Messieurs, puisque M. de Guise nous y force, au lieu du bal masqué de cette nuit, nous aurons un conseil d'État. Je vous convoque tous, messieurs. Quant aux deux champions, nous les invitons à profiter de cet intervalle pour se mettre en état de grâce… et sur ce, nous prions Dieu qu'il vous ait en sainte et digne garde. Allez, messieurs, allez…
(Tout le monde sort, excepté Henri et Catherine.)

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