Les Chemins de fer
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ACTE III - SCÈNE VIII

Eugène Labiche

ACTE III - SCÈNE VIII


LES MEMES, JULES, LA NOURRICE, puis LE CHEF DU BUFFET

JULES
(entrant, appuyé sur le bras de LA NOURRICE, du fond à droite. )
Me voici ! grâce à la nourrice qui a bien voulu m'offrir son bras. (Caressant le menton de LA NOURRICE.)
Merci, ma mignonne !…
(l'embrasse.)

GINGINET
(à part. )
II est excellent, cet homme.

LUCIEN
(tendant la main à JENNY, bas. )
Est-ce que vous me boudez toujours ?

JENNY
(en anglais. )
Don't speak to me. (Je vous défends de me parler !)

GINGINET
Qu'est-ce qu'elle dit ?

JULES
(à part. )
Je ne sais pas… (Haut.)
Mademoiselle demande si l'on part.

CLEMENCE
(et TOUS. )
Au fait, partons-nous ?

COURTEVOIL
Les trente-cinq minutes sont écoulées…

TAPIOU
(à part. )
Je ne peux pas leur dire que le train est parti… (Montrant LUCIEN et JENNY)
Les Anglais n'ont pas bougé d'ici ! (Haut.)
On a reçu une dépêche… il y a un retard…

TOUS
Un retard !

TAPIOU
Oh! un tout petit retard… deux cent cinquante-sept petites minutes.

TOUS
Oh !

GINGINET
Mais puisque notre train est là !…

TAPIOU
Oui… mais on attend celui de Bordeaux…

LUCIEN
Comment! le train de Bordeaux… pour aller à Strasbourg !

COURTEVOIL
Laissons-le parler…

TAPIOU
L'aiguilleur s'est trompé… c'est un nouveau… au lieu de tourner sur Angoulême… il a dirigé sa manivelle sur Dijon… et maintenant il faut revenir…

LUCIEN
Comment ! Dijon !

COURTEVOIL
II le sait mieux que vous, puisqu'il est de la boutique.

GINGINET
Cependant la géographie…

COURTEVOIL
Avec les chemins de fer, il n'y a plus de géographie… Taisez-vous…

GINGINET
(froissé. )
Taisez-vous ! Tenez, monsieur, cessons nos relations, j'aime mieux ça.

COURTEVOIL
(à GINGINET. )
Après ça, si vous n'êtes pas content…

GINGINET
Si… je suis content… mais ne nous parlons plus !…
Aux autres. } Deux cent cinquante-sept minutes d'arrêt. Qu'est-ce que nous allons faire ?

COURTEVOIL
Je propose d'aller revoir le puits.

GINGINET
Oh ! non !… Je ne suis pas encore sec !

JULES
Si nous soupions…

TOUS
Oui ! oui !

TAPIOU
(à part. )
Sapristi ! il n'y a rien !

LUCIEN
Voilà la carte…

GINGINET
(à TAPIOU. )
Écrivez…

JULES
Potage à la queue de castor en sautoir.

CLEMENCE
Vous en avez ?

TAPIOU
Hum ! hum ! C'est ici la renommée.

JULES
Qu'est-ce que vous diriez d'une effarouchée de pintade à la sauce tomate ?

CLEMENCE
Vous en avez ?

TAPIOU
(écrivant. )
Hum ! hum ! C'est ici la renommée.

LUCIEN
Et pour dessert, je propose un plum-pudding.

JENNY
Oh ! yes! Oh! I love plum-pudding. At my school, I mode it, with bread, suet, Corinth raisins and rhum… You set fire to it, and moisten it all thé time. Oh ! it is so good!
Oh ! oui.
J'adore le plum-pudding. A la pension, c'était moi qui le faisais avec de la mie de pain, du gras de bœuf, du raisin de Corinthe et du rhum. On met le feu, et on arrose, on arrose ! (Se léchant les doigts.)
Et c'est très bon !

GINGINET
Qu'est-ce qu'elle dit? (A TAPIOU.)
Vous avez entendu? Vous en avez ?

TAPIOU
Hum ! hum ! C'est ici la renommée.

GINGINET
Écrivez…

JULES
II n'y a pas besoin d'écrire… commandez, dépêchez-vous !

TAPIOU
(à part. )
Et tout le monde qui est couché… (Ouvrant une armoire dans le buffet.)
Une armoire !… Si je pouvais trouver…

GINGINET
Eh bien ?

TAPIOU
Voilà ! (Se penchant dans l'armoire et criant.)
Potage à la queue de castor en sautoir… soigné!

GINGINET
Ça communique avec la cuisine…

TAPIOU
(criant, )
Effarouchée de pintade sauce tomate !

GINGINET
Soigné !

TAPIOU
Plum-pudding ! (Il crie trois ou quatre des mots anglais prononcés par JENNY.)
A présent, vous êtes sur le feu.

COURTEVOIL
(prenant le panier de légumes crus. )
Moi, j'ai mon affaire…

TAPIOU
Qu'est-ce qu'il fait là?

COURTEVOIL
Ratatouille!… Un couteau… un saladier…

TAPIOU
(les apportant. )
Voilà, capitaine !

COURTEVOIL
(se mettant à couper les légumes au-dessus du saladier. )
Des carottes… des panais… des oignons… des pommes de terre… des poireaux…

GINGINET
(qui le regarde. )
Vous allez manger ça?…

COURTEVOIL
C'est une salade… la salade du soixante-troisième.

GINGINET
Mais c'est cru ! ,

COURTEVOIL
Est-ce qu'on fait cuire la salade… imbécile?

GINGINET
(froissé. )
Capitaine !… Non, c'est ma faute… nous ne devons plus nous parler…
(le quitte.)

LUCIEN
Mettons toujours le couvert.
(est aidé par les femmes.)

COURTEVOIL
De l'huile ! du vinaigre !

TAPIOU
(lui donnant l'huilier. )
Voilà !

COURTEVOIL
Et du poivre rouge… de Cayenne.

TAPIOU
II n'y en a pas.

COURTEVOIL
Très bien ! j'ai mon affaire. (Il tire une cartouche de sa poche et la déchire avec les dents.)
Déchirez… ouche…

GINGINET
(apercevant COURTEVOIL. )
Comment ! une cartouche ! COURTEVOIL.
Puisqu'il n'y a pas de poivre… un coup de poudre !
(Il verse la poudre dans le saladier. On entend tomber la balle.)

GINGINET
Ah ! la balle !

COURTEVOIL
C'est la fève ! cornichon !

GINGINET
(exaspéré. )
Capitaine… (Se calmant.)
Non, c'est ma faute! Il a raison, nous ne devons plus nous parler.
(le quitte. COURTEVOIL retourne à sa salade.)

JULES
(à CLEMENCE, bas. )
Vous perdez votre mantelet ; permettez-moi de le rattacher.
(lui embrasse le cou.)

CLEMENCE
(poussant un cri. )
Ah !

GINGINET
(se retournant. )
Quoi ?

JULES
(se met à tousser effroyablement. )
Rien… C'est ma quatrième crise…

GINGINET
Pauvre homme!… attendez!… un peu de sucre d'orge… L'absinthe, ça vous donnera un coup de fouet.
(met de force le sucre d'orge dans la bouche de JULES.)

JULES
Ah ! sacrebleu !

TOUS
Quoi ?

JULES
Je l'ai avalé de travers.
(fait des efforts de toux, on le fait asseoir.)

COURTEVOIL
Un poireau ! c'est souverain.
(le lui met dans le dos.)

GINGINET
Ah! mon Dieu!… il va passer… Du vinaigre! de l'huile ! (A TAPIOU.)
Frottonslui les tempes ! (TAPIOU et GINGINET frottent les tempes de JULES, les mouvements qu'ils font décrochent sa perruque. Il paraît avec ses cheveux noirs.)
Hein ?… un déguisement !

CLEMENCE
(à part. )
Lui !

JULES
(à part, se levant. )
Fichue perruque !…

GINGINET
(à JULES. )
A qui ai-je l'honneur?…

JULES
(à part. )
II ne me reconnaît pas. (Le prenant à part, mystérieusement.)
Êtes-vous homme à garder un secret d'État?

GINGINET
Dame!…
Du geste il éloigne tout le monde.

JULES
Je suis chargé d'une mission secrète et diplomatique.

GINGINET
Ah !

JULES
Vous n'avez rien vu… rien entendu…

GINGINET
Rien !

JULES
Chut!…
Saluant CLEMENCE. } Madame!
(disparaît.)

GINGINET
(se tournant vers sa femme. )
Qui se serait douté que ce conservateur des hypothèques?…

CLEMENCE
Je l'ai deviné… quand il m'a embrassée.

GINGINET
Comment !

CLEMENCE
C'est le jeune homme de la Société générale.

GINGINET
Lui ! le drôle ! le polisson !

COURTEVOIL
(mangeant sa salade. )
Pas tant de bruit quand on mange.

LUCIEN
(à GINGINET. )
Calmez-vous… il est parti… il ne reviendra plus!…

GINGINET
Je l'espère bien.

LUCIEN
Tenez… mettons-nous à table… (Tous se mettent à table.)
Garçon !… servez-nous !…

TAPIOU
(à part. )
Voilà le moment critique. (Il leur apporte deux carafes d'eau; à part.)
C'est toujours ça!…

LUCIEN
Voyons! garçon! dépêchons-nous, sapristi!…

TOUS
Garçon ! garçon !

TAPIOU
Tout de suite ! tout de suite ! (A part.)
Mais qu'est-ce que je vais leur servir?…
(sort par le deuxième plan droite.)

LUCIEN
Voyons! soyons gais!…
(Prenant une carafe et chantant.)
Vive le vin !
Vive ce jus divin !

COURTEVOIL
(chantant. )
Soldats, voilà Catin !
(JENNY chante en anglais.)

TOUS
Bravo !

TAPIOU
(entrant; il porte un grand plat sur lequel est un bonnet à poil entouré de persil; très haut. )
Queue de castor en sautoir ! (A part.)
Le bonnet à poil… J'ai prié le chat d'aller coucher ailleurs… (Très haut, en posant le plat sur la table.)
Castor en sautoir.

TOUS
Bravo ! bravo !

GINGINET
Ça a très bonne mine !… C'est moi qui vais découper.

TAPIOU
(à part. )
C'est le moment d'aller se coucher.
(Il sort. Tous reprennent en chœur l'air anglais.)

LE CHEF DU BUFFET
(entrant. )
Hein ? qu'est-ce que c'est que ça ? (Il se précipite sur le plat, que GINGINET et LUCIEN retiennent, criant.)
Au voleur ! au voleur !


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