Les Chemins de fer
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ACTE II - SCÈNE VIII

Eugène Labiche

ACTE II - SCÈNE VIII


GINGINET puis UN MONSIEUR, puis UNE DAME, puis UN PHOTOGRAPHE, puis UNE
NOURRICE, puis JULES, puis COLOMBE

GINGINET
(paraissant sur le marchepied du wagon, son calepin à la main, et descendant en scène. )
Sapristi !… je viens de faire mon compte… Trois places de supplément à cinquante-trois francs dix… font cent cinquante-neuf francs trente… sans boire ni manger… C'est raide !… Si je pouvais recruter quelques voyageurs… comme il faut… ça me diminuerait d'autant. (Descendant en scène.)
Voyons donc… (Un monsieur passe venant de gauche, s'adressant à lui et souriant.)
Monsieur cherche une place ?

LE MONSIEUR
Oui, monsieur…

GINGINET
(l'arrêtant. )
Monsieur a un billet de première ?

LE MONSIEUR
Non… J'ai un permis de circulation.

GINGINET
Monsieur ne paye pas ? (Montrant l'écriteau.)
Réservé ! (Apercevant une dame qui entre, il s'en approche en souriant.)
Madame cherche une place?… Je me ferai un plaisir de lui offrir mon coin…

LA DAME
(courroucée. )
Insolent !
(Elle sort.)

GINGINET
(étonné. )
Qu'est-ce qu'elle a dit ? (La cloche sonne.)
Diable ! le second coup !…
Mes places vont me rester. (S'adressant à un monsieur qui entre.)
Monsieur cherche une place ?

LE PHOTOGRAPHE
(venant du deuxième plan droite. )
Oui.

GINGINET
J'ai un wagon réservé… et si monsieur veut me favoriser de sa compagnie…

LE PHOTOGRAPHE
(étonné. )
C'est que je suis photographe.

GINGINET
(très aimable. )
Mais un photographe… quand il ne fait pas de soleil… n'a rien de malfaisant… Veuillez prendre la peine de monter. (Le photographe monte.)
J'ai encore deux places à écouler. (Apercevant une nourrice venant du premier plan, à droite, et portant un enfant en maillot.)
Une nourrice!… C'est grave!… (A LA NOURRICE.)
Au moins est-il propre ?

LA NOURRICE
Qui ça?

GINGINET
Votre bébé ?

LA NOURRICE
Je n'ose le garantir.

GINGINET
Au moins il ne crie pas ?

LA NOURRICE
Toute la nuit !

GINGINET
Bah !… C'est un wagon de famille… montez !… (LA NOURRICE monte aidée par GINGINET)
Plus qu'une place !

JULES
(entrant, vêtu en vieux, un rond de voyage et une bouteille de pharmacie à la main, d'une voix cassée, il vient du deuxième plan droite. )
Monsieur l'employé… une place, s'il vous plaît.

GINGINET
(à part. )
Un vieillard !… Si je pouvais… (A JULES.)
Monsieur cherche une place?

JULES
Pour Strasbourg… Je me suis décidé à entreprendre ce voyage…
(est pris d'une quinte de toux.)

GINGINET
(à part, hésitant. )
Mâtin ! un catarrhe ! Après ça, ça fera peut-être taire l'enfant…(Haut.)
Le train va partir… Si vous voulez monter…

JULES
(regardant dans le wagon. )
II me semble qu'il y a déjà bien du monde…

GINGINET
Ma famille! C'est un wagon de famille!… Vous prendrez mon coin… en face de ma femme… JULES.
Je crains vraiment d'abuser…
(tousse.)

GINGINET
(lui prenant son rond. )
Donnez-moi votre petit meuble.

JULES
(lui remettant sa bouteille. )
Ça, c'est ma potion… Quand je tousse, ça me calme.

GINGINET
Soyez tranquille, nous aurons soin de vous.
(passe la bouteille et le rond dans le wagon.)

JULES
(au public, voix naturelle, )
Quand je disais qu'il me dorloterait… Travaille-t-il assez!

GINGINET
(l'aidant à monter. )
Maintenant… appuyez-vous sur mon bras.

JULES
Merci… Poussez !… poussez ! Vous ne pouvez donc pas pousser ?

GINGINET
Si ! si !… ça y est !… Complet !

LA VOIX DE JULES
(dans le wagon. )
Madame, voulez-vous croiser ?
(Troisième coup de cloche.)

UN EMPLOYÉ
(traversant. )
Allons, messieurs, en voiture.

GINGINET
On part ! (Il monte dans le wagon, l'employé en ferme la porte.)
Voyons… nous n'oublions rien… Ah ! si ! Colombe !… Ne partez pas. Monsieur l'employé, j'attends ma bonne.(Appelant.)
Colombe ! Colombe !

COLOMBE
(arrivant tout essoufflée sans son globe deuxième plan gauche, )
Voilà, monsieur…

GINGINET
Dépêche-toi !

L'EMPLOYÉ
(ouvrant la panière. )
En voiture !

GINGINET
(arrêtant COLOMBE sur le marche-pied. )
Eh bien ! et le globe?

COLOMBE
Ah! bon Dieu! je l'ai posé par terre… Je vas le chercher.
(Elle veut descendre. L'employé la saisit par ses jupes et la pousse de vive force dans le wagon, qu'il ferme.)
(criant à la portière.)
Le globe ! le globe !

LES VOYAGEURS DES AUTRES WAGONS
(criant aux portières. )
Le globe ! le globe !
(Bruit de cloche.)


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