TAPIOU, ACTIONNAIRES, LUCIEN, puis JULES MÉSANGES
TAPIOU
(commençant à déjeuner. )
Voilà le seul bon moment de la journée…
LUCIEN
(entrant, très affairé; à TAPIOU. )
Vite ! un bordereau… je suis pressé…
TAPIOU
(machinalement et la bouche pleine. )
Allez vous asseoir… que l'on vous appellera…
LUCIEN
Je vous demande un bordereau.
TAPIOU
(lui remettant un bordereau. )
Voilà… Allez vous asseoir… (A part.)
Allons, bon ! on n'a pas mis de sel dans les z'haricots !
LUCIEN
Nous disons donc que j'ai douze mille cinq cents francs de coupons à toucher pour
M. Bernardon, mon patron… (Voyant la table occupée.)
Bien ! les places sont prises… En attendant… piochons mon anglais… (Montrant un livre qu'il tire de sa poche.)
C'est un guide de la conversation… car avant quarante-huit heures, j'aurai épousé une Anglaise… Malheureusement elle ne sait pas un mot de français… C'est très gênant… je serais bien aise, pour le premier soir, de lui décocher quelques phrases significatives… mais décentes… Il est très commode, ce petit livre… il y a des dialogues pour toutes les circonstances de la vie… Voyons… (Feuilletant son livre et lisant.)
"Pour aller à la comédie", ce n'est pas cela ; "pour s'embarquer sur un paquebot", ce n'est pas ça ; "pour se coucher". (Riant.)
Ah ! non !… c'est trop tôt… c'est égal… Je vais lui faire une corne… (Il corne la page.)
Quand je dis qu'elle ne sait pas le français… elle l'a appris dans les poètes… elle sait des tirades… Ainsi, l'autre jour, j'ai eu l'imprudence de lui dire cette simple phrase: A peine nous sortions des portes… de l'Opéra… elle s'est écriée: Oh! yes!… et elle m'a égratigné tout le récit de Théramène, sans broncher.
TAPIOU
(à part, venant de boire. )
Cristi !… que c'est embêtant de boire du vin tiède !
LUCIEN
Par exemple, je n'ai pas fait part de mon mariage à M. Bernardon, mon patron… Il me rase depuis un mois pour me faire épouser sa nièce…
L'EMPLOYÉ
(derrière le guichet, appelant. )
M. Legozillard…
TAPIOU
(appelant. )
M. Legozillard…
UN MONSIEUR
(se levant de la table au coin à droite. )
Présent !
LUCIEN
(prenant sa place à la table à droite. )
Ah ! voilà une place !… Faisons mon bordereau. (Écrivant.)
38 924; 38 925; malgré moi je pense toujours à ma prétendue… Miss Jenny
GINGINET
… (Écrivant.)
38 926. (Parlé.)
C'est un joli nom, GINGINET… (Écrivant.)
38 927…
Et elle a un teint… d'Anglaise… et des yeux !… 38 928… et une dot !… Deux cent mille francs…(Écrivant.)
38 929… et orpheline !… elle a à peine un oncle… M. GINGINET… qui l'a fait venir d'Angleterre pour la marier… il brûle de s'en débarrasser… (Écrivant.)
38 930… Dieu ! que c'est rasant de faire un bordereau…
(continue à écrire. JULES Mésanges est entré depuis quelques instants et a fait le tour de la salle en lorgnant les femmes qui s'y trouvent.)
JULES
(à lui-même; il entre à reculons, se heurte contre une dame. )
Oh ! mille pardons, madame ! (A part.)
De plus en plus laid !… C'est drôle… il y a des jours où toutes les femmes qu'on rencontre ont le nez de travers et les yeux en trompette !… Ainsi le vendredi, c'est un mauvais jour… jour maigre !… Le mardi on ne voit que des blondes… Mercredi est consacré aux brunes… Quant au jeudi… moitié l'une, moitié l'autre… c'est un jour panaché !… Rien à faire ici, je vais faire un tour au Nord.
TAPIOU
(à JULES. )
Monsieur cherche quelque chose ?
JULES
Oui… je cherche une jolie femme…
TAPIOU
Alors, monsieur ne vient pas pour toucher ?
JULES
Moi?… C'est-à-dire… (A part.)
Il est facétieux, le manchot !
(continue à lorgner.)
LUCIEN
(à part, à la table. )
Allons, bon ! J'ai fait mon bordereau au nom de GINGINET… l'oncle de ma fiancée… Ce diable de nom ne me sort pas de la tête… (Il déchire son bordereau.)
Il faut que je recommence…
TAPIOU
(à part, près de son guichet. )
Cristi !… le bras me démange !…
(se frotte contre la boiserie.)
JULES
(qui est revenu, le regardant faire. )
II ne faut pas les remuer… ça les excite.
TAPIOU
Quoi?… Voulez-vous un bordereau?
JULES
Si j'en veux !… C'est-à-dire que j'en veux cinq… dix… tout le paquet.
TAPIOU
(étonné. )
Ah bah !
JULES
Le bordereau… mais c'est mon truc… ma spécialité… J'aime les femmes… et je les fais au bordereau… (S'interrompant.)
Mâtin ! il fait chaud à ton guichet.
TAPIOU
Je vous en réponds… Ma pomme est cuite.
LUCIEN
Mon bordereau est terminé. Passons à la caisse centrale.
(sort, troisième plan droite.)
JULES
Chaque matin, j'arrive dans une de nos grandes administrations du Chemin de fer… à l'époque des dividendes… car il en est encore qui payent des dividendes…
TAPIOU
Ne m'en parlez pas… J'en ai mal à la gorge…
JULES
Je m'embusque, un bordereau à la main… et dès qu'une jolie femme paraît… crac !…(S'interrompant et l'amenant sur le devant du théâtre.)
Viens par ici ; il fait trop chaud !
TAPIOU
C'est pas de refus… J'ai ma chemise collée… et vous?…
JULES
Je vois cette pauvre petite femme embarrassée de ton vilain papier, et tremblant de tacher ses jolis petits doigts avec tes ignobles plumes de fer…
TAPIOU
C'est pas à moi… C'est à l'administration.
JULES
Je m'approche, comme l'ange du bordereau, et…
L'EMPLOYÉ
(appelant derrière son guichet. )
M. de La Tabardière !
TAPIOU
(répétant. )
M. de La Tabardière ! (A JULES.)
Allez toujours.
JULES
J'offre mes services… On refuse d'abord… J'insiste…
L'EMPLOYÉ
(derrière son guichet. )
M. Beurré de Sainte-Magne !
TAPIOU
(répétant. )
M. Beurré de Sainte-Magne ! (A JULES.)
Allez toujours !
JULES
Ah! c'est embêtant de causer comme ça… (Reprenant.)
J'insiste… On accepte… Nous nous asseyons à une table… tout près l'un de l'autre… nos genoux se touchent…
TAPIOU
Oh ! taisez-vous ! que vous allez troubler ma digestion !
JULES
Alors je lui dis d'une voix musicale : "Vos nom et prénoms?
Adeline Cruchard.
Votre profession?
Rentière.
Votre demeure?
Rue Lafayette, 58. " Et le tour est fait! Je pince l'adresse, le nom et le lendemain… (Avec force et regardant TAPIOU.)
Ah ça ! mais pourquoi diable est-ce que je te raconte tout cela ?
TAPIOU
Dame ! Je n'en sais rien !
JULES
Tu m'arraches mes confidences… Retourne à ton guichet… te faire gratiner !
TAPIOU
(retournant à son guichet. )
II est malhonnête… C'est un homme comme il faut…
JULES
(achevant de lorgner. )
Rien de potable… Je file… je vais sonder le Crédit foncier.(Apercevant une jeune dame qui entre et va s'asseoir sur un banc.)
Très gentille !… très gentille !… (Prenant un bordereau et s'approchant de la dame.)
Madame désire-t-elle un bordereau ?
LA DAME
(sèchement. )
Monsieur…
TAPIOU
(à part. )
II commence son truc.
JULES
(à la dame. )
Si je puis vous aider de mes conseils… J'ai la grande habitude…
LA DAME
(sèchement. )
Merci, monsieur, je suis une honnête femme… J'attends ma mère.(Apercevant un jeune homme qui entre au troisième plan gauche.)
Ah ! Ernest !
(Elle lui prend le bras et disparaît avec lui par le troisième plan gauche.)
JULES
Complet !… Elle appelle ça sa mère… La mère Ernest !
UN VIEUX MONSIEUR
(à JULES, lui présentant un papier. )
Monsieur, puisque vous êtes si obligeant… auriez-vous la complaisance de me rédiger mon bordereau ?
JULES
Monsieur, je ne travaille que pour les dames !
UNE VIEILLE DAME
(se levant, son bordereau à la main. )
Alors, monsieur, si c'était un effet de votre bonté !
JULES
(avec force. )
Pour les jeunes !
LA VIEILLE DAME
Monsieur ! je n'en ai que trois…
(JULES disparaît par le troisième plan, à gauche, suivi de la vieille dame.)
(Un jardin. A droite, la maison d'habitation. A gauche, un petit bâtiment servant d'orangerie. Un jeu de tonneau au fond. Chaises, bancs et tables de jardin.PIGET, POMADOUR, COURTINAu lever du...
(Un salon de campagne, ouvrant au fond sur un jardin. Un buffet. Un râtelier avec un fusil de chasse, une poire à poudre et un sac à plomb. Portes latérales....
Un salon de campagne, porte au fond, portes latérales dans les pans coupés de droite et de gauche. — Une fenêtre à droite. Sur le devant, à droite, un guéridon....
(BLANCMINET; PUIS ANTOINE; PUIS BOURGILLON; PUIS LOISEAU Le théâtre représente un jardin. Grille d'entrée au fond ; à droite, l'étude ; à gauche, un pavillon servant à serrer des instruments...
(Le théâtre représente un salon chez Lépinois. À droite, guéridon. À gauche, cheminée et canapé.)Laure Madame Lépinois Thérèse(Au lever au rideau, madame Lépinois et Laure s'essuient les yeux. Madame Lépinois...