Les Chemins de fer
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ACTE I - SCÈNE III

Eugène Labiche

ACTE I - SCÈNE III


TAPIOU, BERNARDON, puis PAULINE, puis LUCIEN

TAPIOU
(riant. )
Le truc a raté! il n'a pas fait ses frais.

BERNARDON
(entrant, du troisième plan droite; à part. )
Une heure et demie… le conseil de surveillance ne se réunit qu'à deux heures… j'ai une demi-heure pour rédiger mon rapport, et j'arriverai encore à temps pour toucher mon jeton. (Il glisse sur une pelure de pomme jetée par TAPIOU)
Aie! qu'est-ce que c'est… Une pelure de pomme…

TAPIOU
Allez vous asseoir, que l'on vous appellera.

BERNARDON
Qui est-ce qui se permet de jeter des pelures de pomme sur le parquet de l'administration ?

TAPIOU
Est-ce que ça vous regarde? C'est-y vous qu'êtes chargé de balayer?…

BERNARDON
Insolent !

TAPIOU
Vieil empaillé !
(PAULINE qui est entrée depuis quelques instants du troisième plan gauche, allant droit au guichet, reprend les assiettes.)

BERNARDON
Vieil empaillé!… Tu te souviendras de moi… je vais demander ton renvoi immédiat au conseil d'administration ! Traiter de la sorte un employé supérieur !

TAPIOU
(à part. )
Ah ! bigre !

PAULINE
(à part. )
Nous voilà bien ! (Haut, s'approchant de BERNARDON.)
Il faut l'excuser, monsieur l'employé supérieur… il est manchot…

TAPIOU
Du bras gauche… pour le moment.

BERNARDON
(à PAULINE. )
Qu'est-ce que vous voulez, vous ?

PAULINE
C'est moi qui porte le déjeuner aux employés.

BERNARDON
Eh bien ! (A part.)
Elle est gentille !

PAULINE
Alors, voilà Tapiou… moi, je suis sa femme…

TAPIOU
Et moi son homme, sans vous offenser.

BERNARDON
Ah ! c'est là ton mari… (A part.)
Très gentille ! (A TAPIOU.)
Va à ton guichet, toi ! (TAPIOU retourne à son guichet. A PAULINE.)
Et si je lui pardonne… seras-tu reconnaissante ?

PAULINE
Oh ! monsieur ! La reconnaissance, c'est mon fort !…

BERNARDON
(bas à PAULINE. )
Eh bien ! petite… nous verrons si tu tiendras ta promesse…(A part.)
Elle a des mains charmantes…

TAPIOU
(s'approchant de BERNARDON. )
Monsieur l'employé supérieur… si c'était un effet de votre bonté… je voudrais une place au grand air…

BERNARDON
C'est bien… Va à ton guichet!…

TAPIOU
Oui… arrangez ça avec ma femme…
(retourne à son guichet.)

BERNARDON
(bas à PAULINE. )
Viens me voir à quatre heures. Bernardon, 18, rue de
Mogador… Tu diras que tu apportes mes faux cols… à cause de ma femme…
(remonte en passant derrière PAULINE.)

PAULINE
Bien, monsieur Bernardon, à quatre heures… (Bas à TAPIOU en passant près de lui.)
Tu viendras me prendre à quatre heures… j'ai une course à faire.

TAPIOU
Et ma place ?

PAULINE
Tu l'auras !
(Elle sort au troisième plan gauche.)

BERNARDON
(la regardant sortir. )
Elle me rappelle les grisettes de ma jeunesse… race aimable et perdue…

LUCIEN
(venant de la caisse, deuxième plan à droite. )
Tiens ! monsieur Bernardon !

BERNARDON
Ah! monsieur LUCIEN Paillard, mon caissier… Vous venez de toucher…

LUCIEN
Oui, monsieur… ici et à la banque… il ne me reste plus que cinquante-neuf mille francs à recevoir au Comptoir d'escompte…

TAPIOU
(à part. )
Nom d'un nom ! je ne me sens plus le bras… Je vas au vestiaire me le dégourdir un peu.
(sort.)

BERNARDON
(qui a tiré son calepin et calculé. )
Cela vous fera cent cinquante mille sept cent trente-sept francs, zéro huit…

LUCIEN
(qui a aussi tiré son calepin. )
Tout juste.

BERNARDON
Vous les déposerez chez M. Marécat, mon banquier…

LUCIEN
Bien, monsieur.

BERNARDON
Aujourd'hui même… C'est demain fête… les bureaux seront fermés pendant trois jours…

LUCIEN
Ne craignez rien… avant quatre heures…
(Fausse sortie.)

BERNARDON
(le rappelant. )
Ah ! Paillard !

LUCIEN
(revenant. )
Monsieur ?

BERNARDON
Avez-vous songé à ma nièce?…

LUCIEN
Pas encore… je suis si occupé…

BERNARDON
Songez-y, mon ami ! Belle éducation, fortune modeste, santé robuste… comme toutes les personnes marquées de la petite vérole…

LUCIEN
Ah! elle est?… Je réfléchirai…

BERNARDON
Je vous donne huit jours.

LUCIEN
C'est plus qu'il n'en faut. (A part.)
Je lui enverrai après-demain un billet de fairepart.
(sort, troisième plan gauche.)

BERNARDON
(seul. )
Sapristi !… et mon rapport? Le jeton est double quand on fait un rapport… J'ai mes notes… je vais entrer dans le bureau de M. Solage… c'est l'affaire de cinq minutes…

TAPIOU
(rentre; cette fois il est manchot du bras droit; agitant son bras gauche. )
Ah ! ça va mieux… j'ai changé de bras… je ne me sentais plus la saignée…


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