Les Chemins de fer
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ACTE III - SCÈNE V

Eugène Labiche

ACTE III - SCÈNE V


TAPIOU, puis COURTEVOIL, puis GINGINET, CLEMENCE, JULES, LA NOURRICE

TAPIOU
(seul. )
Sapristi ! qu'est-ce que j'ai fait là ! J'ai décroché un wagon de voyageurs avec les vaches et les bœufs ! On va s'en apercevoir ! Si c'est comme ça que je commence !… (Prêtant l'oreille.)
Je n'entends rien! S'ils pouvaient se rendormir… on les raccrocherait demain matin au train de six heures huit. (On entend les mugissements d'un bœuf.)
Un bœuf ! Tais-toi donc ! animal !… il va les réveiller ! (Le bœuf se tait.)
Il se calme ! Je vais toujours éteindre la lampe, parce que la lumière… (Nouveau beuglement du bœuf.)
Allons, bon.

LA VOIX DE COURTEVOIL
(dans la coulisse. )
Qu'est-ce que vous dites ? Insolent ! taisezvous.

TAPIOU
En voilà un qui se dispute avec le bœuf.

COURTEVOIL
(entrant du fond à gauche et à la cantonade. )
Je te couperai les oreilles ! polisson ! (A TAPIOU.)
Donne-moi du feu, toi.

TAPIOU
(à part. )
C'est le capitaine.

COURTEVOIL
(à TAPIOU. )
Est-ce que tu ne m'entends pas, ratatouille ?

TAPIOU
(lui présentant une allumette enflammée. )
Voilà ! voilà !

COURTEVOIL
(allumant un cigare. )
Combien d'arrêt ?

TAPIOU
Vingt-cinq minutes… on forme le train.

COURTEVOIL
Trop long ! trop long !… Il faut que je sois à six heures au bout du pont. (A TAPIOU)
As-tu servi ?

TAPIOU
Servi… quoi?

COURTEVOIL
As-tu été militaire ?

TAPIOU
Non !

COURTEVOIL
Alors, fiche-moi la paix !

TAPIOU
(à part. )
II ne va pas être commode à amuser, celui-là !

GINGINET
(entrant du fond à gauche, suivi de CLEMENCE, de JULES et de LA NOURRICE. )
Puisqu'on ne part pas encore, venez vous chauffer, mesdames… il y a du feu… et ça ne coûte rien.

TAPIOU
(à part. )
Encore des voyageurs!… Il paraît que j'en ai décroché pas mal.

GINGINET
(à LA NOURRICE. )
Qu'est-ce que vous avez fait de votre enfant ?

LA NOURRICE
II dormait, je l'ai laissé sur la banquette.

JULES
En remontant, il faudra bien prendre garde de ne pas vous asseoir dessus… ça le réveillerait, ce pauvre petit.

GINGINET
(à part. )
II est excellent, cet homme-là ! (Haut à JULES.)
Approchez-vous du feu, monsieur le conservateur des hypothèques…

JULES
(offrant une chaise à CLEMENCE. )
Les dames d'abord…

CLEMENCE
II y a place pour tout le monde.

JULES
(la faisant asseoir en lui baisant la main. )
Je vous en prie.

CLEMENCE
(retirant sa main. )
Mais, monsieur…
(JULES est pris d'une quinte de toux.)

GINGINET
(à part. )
Pauvre homme ! il n'ira pas loin.

COURTEVOIL
(assis, à part. )
En voilà un qui est embêtant avec sa coqueluche.

GINGINET
Voulez-vous que j'aille chercher votre potion?

JULES
C'est inutile… c'est ma troisième crise… J'en ai cinq dans la nuit…

GINGINET
Encore deux !

JULES
Et après, je toussaille, mais ce n'est pas sérieux.

CLEMENCE
(à son mari, lui montrant COURTEVOIL qui fume à une table. )
Peut-être que l'odeur du cigare…

GINGINET
C'est juste. (Allant à COURTEVOIL et le saluant.)
Capitaine… nous avons ici un vieillard qui est souffrant.

COURTEVOIL
Eh bien? je ne suis pas médecin.

GINGINET
Non, mais peut-être que la fumée de votre cigare…

COURTEVOIL
J'endure bien son rhume… il peut bien avaler ma fumée.

GINGINET
Oui, je n'insiste pas ! (A part.)
Porc-épic !

CLEMENCE
(qui s'est levée, et s'adressant au capitaine d'une voix câline. )
Et moi, capitaine, me refuserez-vous, si je vous prie d'éteindre votre cigare?

COURTEVOIL
(se levant. )
Quand une femme commande, c'est comme si elle ordonnait…(Appelant.)
Ratatouille!

TAPIOU
Capitaine !

COURTEVOIL
Un couteau.

TAPIOU
(le lui donnant. )
Voilà. (A part.)
Qu'est-ce qu'il va faire?
COURTEVOIL coupe sur la table la partie du cigare allumée. A part. } Bien ! il a coupé la nappe.

COURTEVOIL
(à CLEMENCE, galamment. )
Pour la beauté, on ne recule devant aucun sacrifice.

CLEMENCE
(le saluant. )
Merci, capitaine.

COURTEVOIL
(à part. )
Bégueule !
(serre le reste de son cigare dans son étui en fer-blanc.)

TAPIOU
(à part. )
Jusqu'à présent, cette petite soirée se passe très bien.

JULES
(à TAPIOU. )
Monsieur le chef ! monsieur le chef ! combien devons-nous rester ici ?

TAPIOU
(passant entre COURTEVOIL et GINGINET. )
Trente-cinq minutes d'arrêt.

COURTEVOIL
Tu m'as dit vingt-cinq.

TAPIOU
II y a dix minutes de cela.

COURTEVOIL
Eh bien ?

TAPIOU
Dix et vingt-cinq font trente-cinq.

COURTEVOIL
C'est juste.
(TAPIOU remonte près de la table au fond.)

GINGINET
(à JULES. )
Comment vous trouvez-vous ?

JULES
Bien faible.

GINGINET
Si vous preniez quelque chose… un potage gras.

JULES
Je préférerais un tapioca au lait d'amandes.

GINGINET
(à TAPIOU. )
Vite, servez à M. le conservateur un tapioca au lait d'amandes.

TAPIOU
(descendant à la gauche de Ginginet. )
C'est que… je ne sais pas s'il en reste… Je vais voir à la cuisine.

JULES
Monsieur le chef! monsieur le chef! bien sucré… n'est-ce pas ?

TAPIOU
(à part. )
S'ils pouvaient souper, ça me ferait gagner du temps.
(disparaît par la porte à droite, derrière le comptoir.)

COURTEVOIL
C'est embêtant de croquer le marmot comme ça. (A GINGINET.)
Jouez-vous au piquet, vous ! l'homme au gros ventre?

GINGINET
(étonné. )
C'est à moi que vous faites l'honneur?…

COURTEVOIL
Oui.

GINGINET
Je me permettrai d'abord de vous faire observer que je ne m'appelle pas l'homme au gros ventre.

COURTEVOIL
Hein ?

GINGINET
(à part. )
II me dit ça devant la nourrice. (Haut.)
Quant à jouer le piquet… cela m'arrive quelquefois… le dimanche, en famille… mais jamais avec les personnes que je ne connais pas.

CLEMENCE
Mon ami !

COURTEVOIL
(à part. )
On dirait qu'il cherche une affaire.

TAPIOU
(entrant avec une lanterne, et à part. )
Tout le monde est couché… les fourneaux sont éteints… Je n'ai rien trouvé qu'un vieux bonnet à poil dans lequel couche le chat.

CLEMENCE
Eh bien! ce tapioca?

TAPIOU
II est sur le feu… on le prépare.

COURTEVOIL
(appelant. )
Ratatouille !

TAPIOU
Capitaine !

COURTEVOIL
Qu'est-ce qu'il y a à voir dans ton pays ?

TAPIOU
S'il vous plaît ?

COURTEVOIL
Y a-t-il des monuments… une caserne?…

TAPIOU
Non… nous n'avons pas de caserne pour le moment.

COURTEVOIL
Alors, c'est une bicoque !

TAPIOU
(à part. )
Tiens ! si je pouvais les promener… ça gagnerait du temps… (Haut.)
Par exemple, il y a deux choses bien curieuses que tous les voyageurs visitent.

TOUS
Qu'est-ce que c'est ?

TAPIOU
(à part. )
Ah ! oui, au fait ! (Haut.)
Eh bien ! nous avons d'abord les remparts… on y jouit d'une vue !… quand le soleil se lève, et si vous voulez attendre jusqu'à six heures huit…

COURTEVOIL
Allons donc ! imbécile !

TAPIOU
(à part. )
Qu'est-ce que je pourrais bien inventer ? Ah ! (Haut.)
Ensuite, nous avons le puits !…

GINGINET
Quel puits ?

TAPIOU
Le puits de M. L'Hérissard…

JULES
Un puits historique ?

COURTEVOIL
Un puits militaire ?

TAPIOU
Je ne sais pas s'il est historique ou militaire… mais il a un écho… Quand on crie dedans : Caroline !… il répond : Broum ! broum ! broum !

GINGINET
Très curieux !

TOUS
Allons voir le puits !

TAPIOU
C'est que… il est minuit… et la porte de M. L'Hérissard doit être fermée… Si vous attendiez jusqu'à six heures huit…

COURTEVOIL
Allons donc ! on la lui fera ouvrir, sa porte !

GINGINET
Déranger un monsieur… que nous ne connaissons pas… J'inclinerais plutôt pour les remparts.

COURTEVOIL
(passant devant TAPIOU, à GINGINET. )
Ah ça ! vous allez finir, vous !

GINGINET
Quoi donc?

COURTEVOIL
Quand je parle d'aller voir le puits, vous proposez les remparts… Si c'est une affaire que vous cherchez…

GINGINET
Moi?

JULES
(intervenant entre GINGINET et COURTEVOIL. )
Voyons, messieurs… il y a moyen de s'entendre… Nous avons trente-cinq minutes… nous irons voir les deux !

COURTEVOIL
Soit ! mais on commencera par le puits ! (A TAPIOU.)
Marche devant !

TAPIOU
(à part. )
Je vais les perdre… et je leur dirai qu'ils ont manqué le train…
(allume une lanterne et éteint la lampe.)

CHŒUR
(AIR du Champagne.)
Il faut voir le puits que l'on cite ;
Partons donc sans aucun retard,
Et courons tous faire visite
A ce bon M. L'Hérissard.
(Tous sortent par la porte de droite au fond, conduisant à l'extérieur.)


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