Les Chemins de fer
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ACTE III - SCÈNE première

Eugène Labiche

ACTE III - SCÈNE première


VOYAGEURS, UNE DEMOISELLE assise au comptoir, puis TAPIOU et LE CHEF DE GARE, puis GINGINET
Au lever du rideau, les voyageurs consomment, les uns sont au buffet, les autres sont attablés.

CHŒUR
Garçons ! garçons ! l'heure s'avance ;
Dépêchez-vous de nous servir ;
Et surtout faites diligence,
Car bientôt le train va partir !

TOUS
(criant. )
Garçon ! garçon !

LE CHEF DE GARE
(entrant, suivi de TAPIOU. )
Ne vous pressez pas, messieurs, vous avez encore un quart d'heure.

TAPIOU
(entrant de la porte gauche, au fond, en uniforme d'employé de chemin de fer, à part.)
Me voilà installé !… On m'a fait endosser l'uniforme de mon prédécesseur… Il est trop court de manches ! Mais le chef de gare m'a dit que ça s'allongeait à l'air.

LE CHEF DE GARE
(qui a causé avec des voyageurs, à TAPIOU. )
Ah ! vous voilà, vous !

TAPIOU
Oui, mon chef.

LE CHEF DE GARE
Qu'est-ce qu'il y a de nouveau à Paris ?

TAPIOU
Est-ce par rapport à la politique?

LE CHEF DE GARE
Oui…

TAPIOU
Eh bien ! ne le répétez pas ; il est fortement question de percer la rue de Lisbonne et d'y planter des orangers… Il paraît que le Portugal n'est pas content, à cause des oranges.

LE CHEF DE GARE
Oui. (A part.)
On m'a expédié là une jolie brute ! (Haut.)
Le train va partir… vous allez décrocher les deux derniers wagons… un wagon à bestiaux et un wagon de marchandises… Vous les laisserez sur la voie. (Il le quitte et remonte au fond.)

TAPIOU
Oui, mon chef. (A part.)
Les deux derniers wagons… un wagon de bestiaux et un wagon de marchandises… ça fait quatre wagons à décrocher… c'est raide pour un homme seul…
Mais, j'arrive; ne disons rien. (Sortant.)
C'est égal, quatre wagons, c'est raide !
(sort par le fond, à droite.)

GINGINET
(entrant par le fond, à gauche, à la cantonade. )
Tout de suite! je reviens ! ne quittez pas votre wagon. (A la demoiselle de comptoir.)
Pardon, mademoiselle, je voudrais trois petits pains… bien tendres.

LA DEMOISELLE
Très bien… Vous faut-il autre chose?

GINGINET
Non… pas pour le moment, nous avons nos petites provisions dans un panier. (A part.)
Comme ça, on n'est pas écorché. (Haut.)
Ah ! vous n'auriez pas une boîte de pâte de guimauve… ou de jujube?

LA DEMOISELLE
Non, monsieur.

GINGINET
C'est que nous avons dans notre wagon un vieux monsieur qui tousse à fendre la locomotive… c'est un homme très bien, du reste… Il m'a avoué qu'il était dans l'enregistrement, conservateur des hypothèques.

LA DEMOISELLE
Nous avons du sucre d'orge bien frais.

GINGINET
A la guimauve ?

LA DEMOISELLE
Non, à l'absinthe.

GINGINET
Diable ! C'est que l'absinthe… pour le rhume… Après ça… ça peut donner un coup de fouet… Mettez-en un… Pardon, quel prix?

LA DEMOISELLE
Dix centimes.

GINGINET
Mettez !… Ayez l'obligeance de m'envelopper ça. (A part, descendant sur le devant.)
Je voudrais bien faire aussi un cadeau à la nourrice… elle est belle fille et provocante.
Entre nous, elle m'a marché sur les pieds à plusieurs reprises ; alors, moi, j'ai riposté… Ma femme donnait, et nous nous sommes piétinés comme ça une partie de la nuit… C'est ennuyeux, parce qu'elle a de gros souliers… Mon Dieu ! je ne suis pas un don Juan, mais j'ai le sang gaulois… En chemin de fer surtout, j'ai le sang gaulois… J'ai envie de lui offrir deux oranges pour mettre sur sa commode. (Haut à la demoiselle de comptoir.)
Mademoiselle, vous ajouterez deux oranges. (Se ravisant.)
Combien les oranges ?

LA DEMOISELLE
Quarante centimes.

GINGINET
Huit sous ! N'en mettez qu'une. (A part.)
Je lui dirai que c'était la dernière.

LE CHEF DE GARE
(s'approchant de GINGINET. )
Monsieur arrive de Paris ?

GINGINET
En ligne directe.

LE CHEF DE GARE
Et que dit-on de nouveau ?

GINGINET
Ah ! il y a des nouvelles. (Mystérieusement.)
Il paraît qu'on ne percera pas la rue de Lisbonne.

LE CHEF DE GARE
Pourquoi ?

GINGINET
Je ne sais pas ; on ne nous dit rien !

LE CHEF DE GARE
(le quittant. )
Pardon, monsieur.

GINGINET
(le saluant. )
Monsieur ! (A part.)
C'est Colombe, ma bonne, qui m'inquiète, elle ne va pas mieux… Le conservateur des hypothèques a eu l'idée de la faire passer dans le wagon des dames… Je viens de la voir, elle m'a demandé du jambon ; dans sa position, je me suis énergiquement opposé !

LA DEMOISELLE
(qui a fini d'envelopper la commande de GINGINET. )
Voici, monsieur.

GINGINET
(s'approchant du comptoir. )
Ah ! très bien !… Nous disons : six de pain, huit d'orange et deux de sucre d'orge, ça fait seize sous. (Lui donnant une pièce.)
Veuillez me rendre.

LA DEMOISELLE
(lui rendant sa pièce. )
C'est une pièce étrangère… ça ne passe pas.

GINGINET
(l'examinant. )
Tiens ! c'est vrai, qui est-ce qui m'a fourré ça?… Je vais la mettre de côté, ça sert pour la statue de Voltaire… En voici une autre. (La demoiselle lui rend sa monnaie. Saluant.)
Serviteur, à une autre fois. Mademoiselle, j'ai bien l'honneur…
(sort par la porte du fond, à gauche.)

TAPIOU
(entrant par la porte du fond à droite, une cloche à la main et sonnant. )
En voiture, messieurs les voyageurs, en voiture !

LE CHEF DE GARE
(à TAPIOU. )
Taisez-vous donc ! on ne sonne pas dans le buffet.

CHŒUR DES VOYAGEURS
Regagnons
Nos wagons,
Et mettons-nous en route.
C'est affreux, ce que coûte
Un temps d'arrêt
Au buffet !
(Les voyageurs payent et sortent par le fond, droite et gauche. TAPIOU les suit en agitant sa cloche.)


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