ACTE TROISIÈME - Scène II



(BARTHOLO, LE COMTE, en bachelier.)

Le Comte
Que la paix et la joie habitent toujours céans !

Bartholo (brusquement.)
Jamais souhait ne vint plus à propos. Que voulez-vous ?

Le Comte
Monsieur, je suis Alonzo, bachelier, licencié…

Bartholo
Je n'ai pas besoin de précepteur.

Le Comte
… Élève de don Basile, organiste du grand couvent, qui a l'honneur de montrer la musique à madame votre…

Bartholo
Basile! organiste ! qui a l'honneur !… je le sais ! au fait.

Le Comte(À part.)
Quel homme ! (Haut.)
Un mal subit qui le force à garder le lit…

Bartholo
Garder le lit ! Basile ! Il a bien fait d'envoyer : je vais le voir à l'instant.

Le Comte(À part.)
Oh ! diable ! (Haut.)
Quand je dis le lit, monsieur, c'est… la chambre que j'entends.

Bartholo
Ne fût-il qu'incommodé ! Marchez devant, je vous suis.

Le Comte (embarrassé.)
Monsieur, j'étais chargé… Personne ne peut-il nous entendre ?

Bartholo(À part.)
C'est quelque fripon. (Haut.)
Eh ! non, monsieur le mystérieux ! parlez sans vous troubler, si vous pouvez.

Le Comte(À part.)
Maudit vieillard ! (Haut.)
Don Basile m'avait chargé de vous apprendre…

Bartholo
Parlez haut, je suis sourd d'une oreille.

Le Comte ( élevant la voix.)
Ah ! volontiers… que le comte Almaviva, qui restait à la grande place…

Bartholo (effrayé.)
Parlez bas ; parlez bas !

Le Comte (plus haut.)
… En est délogé ce matin. Comme c'est par moi qu'il a su que le comte Almaviva…

Bartholo
Bas ; parlez bas, je vous prie.

Le Comte ( du même ton.)
… Était en cette Ville, et que j'ai découvert que la signora Rosine lui a écrit…

Bartholo
Lui a écrit ? Mon cher ami, parlez plus bas, je vous en conjure ! Tenez, asseyons-nous, et jasons d'amitié. Vous avez découvert, dites-vous, que Rosine…

Le Comte (fièrement.)
Assurément. Basile, inquiet pour vous de cette correspondance, m'avait prié de vous montrer sa lettre ; mais la manière dont vous prenez les choses…

Bartholo
Eh ! mon Dieu ! je les prends bien. Mais ne vous est-il donc pas possible de parler plus bas ?

Le Comte
Vous êtes sourd d'une oreille, avez-vous dit.

Bartholo
Pardon, pardon, seigneur Alonzo, si vous m'avez trouvé méfiant et dur ; mais je suis tellement entouré d'intrigants, de pièges… et puis votre tournure, votre âge, votre air… Pardon, pardon. Eh bien ! vous avez la lettre ?

Le Comte
À la bonne heure sur ce ton, monsieur. Mais je crains qu'on ne soit aux écoutes.

Bartholo
Eh ! qui voulez-vous ? tous mes valets sur les dents ! Rosine enfermée de fureur ! Le diable est entré chez moi. Je vais m'assurer…
(Il va ouvrir doucement la porte de Rosine.)

Le Comte (à part.)
Je me suis enferré de dépit. Garder la lettre à présent ! il faudra m'enfuir : autant vaudrait n'être pas venu… La lui montrer !… Si je puis en prévenir Rosine, la montrer est un coup de maître.

Bartholo (revient sur la pointe du pied.)
Elle est assise auprès de sa fenêtre, le dos tourné à la porte, occupée à relire une lettre de son cousin l'officier, que j'avais décachetée… Voyons donc la sienne.

Le Comte (lui remet la lettre de Rosine.)
La voici. (À part.)
C'est ma lettre qu'elle relit.

Bartholo (lit.)
"Depuis que vous m'avez appris votre nom et votre état…" Ah ! la perfide ! c'est bien là sa main.

Le Comte ( effrayé.)
Parlez donc bas à votre tour.

Bartholo
Quelle obligation, mon cher !

Le Comte
Quand tout sera fini, si vous croyez m'en devoir, vous serez le maître. D'après un travail que fait actuellement don Basile avec un homme de loi…

Bartholo
Avec un homme de loi ! pour mon mariage ?

Le Comte
Vous aurais-je arrêté sans cela ? Il m'a chargé de vous dire que tout peut être prêt pour demain. Alors, si elle résiste…

Bartholo
Elle résistera.

Le Comte (veut reprendre la lettre, Bartholo la serre.)
Voilà l'instant où je puis vous servir : nous lui montrerons sa lettre ; et s'il le faut (plus mystérieusement)
, j'irai jusqu'à lui dire que je la tiens d'une femme à qui le comte l'a sacrifiée. Vous sentez que le trouble, la honte, le dépit, peuvent la porter sur-le-champ…

Bartholo ( riant.)
De la calomnie ! Mon cher ami, je vois bien maintenant que vous venez de la part de Basile ! Mais pour que ceci n'eût pas l'air concerté, ne serait-il pas bon qu'elle vous connût d'avance ?

Le Comte (réprime un grand mouvement de joie.)
C'était assez l'avis de don Basile. Mais comment faire ? il est tard… au peu de temps qui reste…

Bartholo
Je dirai que vous venez en sa place. Ne lui donnerez-vous pas bien une leçon ?

Le Comte
Il n'y a rien que je ne fasse pour vous plaire. Mais prenez garde que toutes ces histoires de maîtres supposés sont de vieilles finesses, des moyens de comédie ; si elle va se douter…

Bartholo
Présenté par moi ? Quelle apparence ? Vous avez plus l'air d'un amant déguisé que d'un ami officieux.

Le Comte
Oui ? Vous croyez donc que mon air peut aider à la tromperie ?

Bartholo
Je le donne au plus fin à deviner. Elle est ce soir d'une humeur horrible. Mais quand elle ne ferait que vous voir… son clavecin est dans ce cabinet. Amusez-vous en l'attendant : je vais faire l'impossible pour l'amener.

Le Comte
Gardez-vous bien de lui parler de la lettre !

Bartholo
Avant l'instant décisif ? Elle perdrait tout son effet. Il ne faut pas me dire deux fois les choses ; il ne faut pas me les dire deux fois.
(Il s'en va.)

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