ACTE PREMIER - Scène VI



(Le COMTE, FIGARO.)

Le Comte
Qu'ai-je entendu ? Demain il épouse Rosine en secret !

Figaro
Monseigneur, la difficulté de réussir ne fait qu'ajouter à la nécessité d'entreprendre.

Le Comte
Quel est donc ce Basile qui se mêle de son mariage ?

Figaro
Un pauvre hère qui montre la musique à sa pupille, infatué de son art, friponneau, besogneux, à genoux devant un écu, et dont il sera facile de venir à bout, Monseigneur… (Regardant à la jalousie.)
La v'là, la v'là.

Le Comte
Qui donc ?

Figaro
Derrière sa jalousie, la voilà, la voilà ! Ne regardez pas, ne regardez donc pas !

Le Comte
Pourquoi ?

Figaro
Ne vous écrit-elle pas : Chantez indifféremment, c'est-à-dire : chantez comme si vous chantiez… seulement pour chanter. Oh ! la v'là, la v'là !

Le Comte
Puisque j'ai commencé à l'intéresser sans être connu d'elle, ne quittons point le nom de Lindor que j'ai pris ; mon triomphe en aura plus de charmes. (Il déploie le papier que Rosine a jeté.)
Mais comment chanter sur cette musique ? Je ne sais pas faire de vers, moi.

Figaro
Tout ce qui vous viendra, monseigneur, est excellent : en amour, le cœur n'est pas difficile sur les productions de l'esprit… Et prenez ma guitare.

Le Comte
Que veux-tu que j'en fasse ? j'en joue si mal !

Figaro
Est-ce qu'un homme comme vous ignore quelque chose ? Avec le dos de la main ; from, from, from… Chanter sans guitare à Séville ! vous seriez bientôt reconnu, ma foi, bientôt dépisté.
(Figaro se colle au mur sous le balcon.)

Le Comte ( chante en se promenant et s'accompagnant sur sa guitare.)
(Premier couplet.)
Vous l'ordonnez, je me ferai connaître ;
Plus inconnu, j'osais vous adorer :
En me nommant, que pourrais-je espérer ?
N'importe, il faut obéir à son maître.

Figaro ( bas.)
Fort bien, parbleu ! courage, monseigneur !

Le Comte
(Deuxième couplet.)
Je suis Lindor, ma naissance est commune ;
Mes vœux sont ceux d'un simple bachelier :
Que n'ai-je, hélas ! d'un brillant chevalier
À vous offrir le rang et la fortune !

Figaro
Et comment, diable ! je ne ferais pas mieux, moi qui m'en pique.

Le Comte
(Troisième couplet.)
Tous les matins, ici, d'une voix tendre,
Je chanterai mon amour sans espoir ;
Je bornerai mes plaisirs à vous voir ;
Et puissiez-vous en trouver à m'entendre !

Figaro
Oh ! ma foi, pour celui-ci !…
(Il s'approche et baise le bas de l'habit de son maître.)

Le Comte
Figaro?

Figaro
Excellence !

Le Comte
Crois-tu que l'on m'ait entendu ?

Rosine ( en dedans, chante.)
Air du Maître en droit.
Tout me dit que Lindor est charmant,
Que je dois l'aimer constamment…
(On entend une croisée qui se ferme avec bruit.)

Figaro
Croyez-vous qu'on vous ait entendu cette fois ?

Le Comte
Elle a fermé sa fenêtre ; quelqu'un apparemment est entré chez elle.

Figaro
Ah ! la pauvre petite, comme elle tremble en chantant ! Elle est prise, monseigneur.

Le Comte
Elle se sert du moyen qu'elle-même a indiqué. Tout me dit que Lindor est charmant. Que de grâces ! que d'esprit !

Figaro
Que de ruse ! que d'amour !

Le Comte
Crois-tu qu'elle se donne à moi, Figaro ?

Figaro
Elle passera plutôt à travers cette jalousie que d'y manquer.

Le Comte
C'en est fait, je suis à ma Rosine… pour la vie.

Figaro
Vous oubliez, monseigneur, qu'elle ne vous entend plus.

Le Comte
Monsieur Figaro, je n'ai qu'un mot à vous dire : elle sera ma femme ; et si vous servez bien mon projet en lui cachant mon nom… tu m'entends, tu me connais…

Figaro
Je me rends. Allons, Figaro, vole à la fortune, mon fils !

Le Comte
Retirons-nous, crainte de nous rendre suspects.

Figaro (vivement.)
Moi, j'entre ici, où, par la force de mon art, je vais, d'un seul coup de baguette, endormir la vigilance, éveiller l'amour, égarer la jalousie, fourvoyer l'intrigue, et renverser tous les obstacles. Vous, monseigneur, chez moi, l'habit de soldat, le billet de logement, et de l'or dans vos poches.

Le Comte
Pour qui de l'or ?

Figaro (vivement.)
De l'or, mon Dieu, de l'or ! c'est le nerf de l'intrigue.

Le Comte
Ne te fâche pas, Figaro, j'en prendrai beaucoup.

Figaro (s'en allant.)
Je vous rejoins dans peu.

Le Comte
Figaro?

Figaro
Qu'est-ce que c'est ?

Le Comte
Et ta guitare ?

Figaro (revient.)
J'oublie ma guitare, moi ! je suis donc fou !
(Il s'en va.)

Le Comte
Et ta demeure, étourdi ?

Figaro (revient.)
Ah ! réellement, je suis frappé ! — Ma boutique à quatre pas d'ici, peinte en bleu, vitrage en plomb, trois palettes en l'air, l'œil dans la main. Consilio manuque, Figaro.
(Il s'enfuit.)

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