ACTE PREMIER - Scène IV


(Le COMTE, FIGARO. ) (Ils entrent avec précaution.)

Le Comte
À présent qu'ils sont retirés, examinons cette chanson dans laquelle un mystère est sûrement renfermé. C'est un billet !

Figaro
Il demandait ce que c'est que la Précaution inutile !

Le Comte (lit vivement.)
"Votre empressement excite ma curiosité : sitôt que mon tuteur sera sorti, chantez indifféremment, sur l'air connu de ces couplets, quelque chose qui m'apprenne enfin le nom, l'état et les intentions de celui qui paraît s'attacher si obstinément à l'infortunée Rosine."

Figaro ( contrefaisant la voix de Rosine.)
Ma chanson ! ma chanson est tombée ; courez, courez donc ; (Il rit.)
Ah, ah, ah, ah ! Oh ! ces femmes ! voulez-vous donner de l'adresse à la plus ingénue ? enfermez-la.

Le Comte
Ma chère Rosine !

Figaro
Monseigneur, je ne suis plus en peine des motifs de votre mascarade ; vous faites ici l'amour en perspective.

Le Comte
Te voilà instruit, mais si tu jases…

Figaro
Moi, jaser ! Je n'emploierai point pour vous rassurer les grandes phrases d'honneur et de dévouement dont on abuse à la journée ; je n'ai qu'un mot : mon intérêt vous répond de moi ; pesez tout à cette balance, et…

Le Comte
Fort bien. Apprends donc que le hasard m'a fait rencontrer au Prado, il y a six mois, une jeune personne d'une beauté… Tu viens de la voir. Je l'ai fait chercher en vain par tout Madrid. Ce n'est que depuis peu de jours que j'ai découvert qu'elle s'appelle Rosine, est d'un sang noble, orpheline, et mariée à un vieux médecin de cette ville, nommé Bartholo.

Figaro
Joli oiseau, ma foi ! difficile à dénicher ! Mais qui vous a dit qu'elle était femme du docteur ?

Le Comte
Tout le monde.

Figaro
C'est une histoire qu'il a forgée en arrivant de Madrid, pour donner le change aux galants et les écarter ; elle n'est encore que sa pupille, mais bientôt…

Le Comte (vivement.)
Jamais ! Ah ! quelle nouvelle ! J'étais résolu de tout oser pour lui présenter mes regrets ; et je la trouve libre ! Il n'y a pas un moment à perdre ; il faut m'en faire aimer, et l'arracher à l'indigne engagement qu'on lui destine. Tu connais donc ce tuteur ?

Figaro
Comme ma mère.

Le Comte
Quel homme est-ce ?

Figaro ( vivement.)
C'est un beau gros, court, jeune vieillard, gris-pommelé, rusé, rasé, blasé, qui guette, et furète, et gronde, et geint tout à la fois.

Le Comte (impatienté.)
Eh ! je l'ai vu. Son caractère ?

Figaro
Brutal, avare, amoureux et jaloux à l'excès de sa pupille, qui le hait à la mort.

Le Comte
Ainsi ses moyens de plaire sont…

Figaro
Nuls.

Le Comte
Tant mieux. Sa probité ?

Figaro
Tout juste autant qu'il en faut pour n'être point pendu.

Le Comte
Tant mieux. Punir un fripon en se rendant heureux…

Figaro
C'est faire à la fois le bien public et particulier : chef-d'œuvre de morale, en vérité, monseigneur.

Le Comte
Tu dis que la crainte des galants lui fait fermer sa porte ?

Figaro
À tout le monde : s'il pouvait la calfeutrer…

Le Comte
Ah ! diable, tant pis. Aurais-tu de l'accès chez lui ?

Figaro
Si j'en ai ! Primo, la maison que j'occupe appartient au docteur, qui m'y loge gratis.

Le Comte
Ah ! ah !

Figaro
Oui. Et moi, en reconnaissance, je lui promets dix pistoles d'or par an, gratis aussi.

Le Comte (impatienté.)
Tu es son locataire ?

Figaro
De plus son barbier, son chirurgien, son apothicaire ; il ne se donne pas dans sa maison un coup de rasoir, de lancette ou de piston, qui ne soit de la main de votre serviteur.

Le Comte (l'embrasse.)
Ah ! Figaro, mon ami, tu seras mon ange, mon libérateur, mon dieu tutélaire.

Figaro
Peste ! comme l'utilité vous a bientôt rapproché les distances ! Parlez-moi des gens passionnés !

Le Comte
Heureux Figaro ! tu vas voir ma Rosine ! tu vas la voir ! conçois-tu ton bonheur ?

Figaro
C'est bien là un propos d'amant ! Est-ce que je l'adore, moi ? Puissiez-vous prendre ma place !

Le Comte
Ah ! si l'on pouvait écarter tous les surveillants !

Figaro
C'est à quoi je rêvais.

Le Comte
Pour douze heures seulement !

Figaro
En occupant les gens de leur propre intérêt, on les empêche de nuire à l'intérêt d'autrui.

Le Comte
Sans doute. Eh bien ?

Figaro (rêvant.)
Je cherche dans ma tête si la pharmacie ne fournirait pas quelques petits moyens innocents…

Le Comte
Scélérat !

Figaro
Est-ce que je veux leur nuire ? Ils ont tous besoin de mon ministère. Il ne s'agit que de les traiter ensemble.

Le Comte
Mais ce médecin peut prendre un soupçon.

Figaro
Il faut marcher si vite que le soupçon n'ait pas le temps de naître. Il me vient une idée : le régiment de Royal-Infant arrive en cette ville.

Le Comte
Le colonel est de mes amis.

Figaro
Bon ! Présentez-vous chez le docteur en habit de cavalier, avec un billet de logement ; il faudra bien qu'il vous héberge ; et moi, je me charge du reste.

Le Comte
Excellent !

Figaro
Il ne serait même pas mal que vous eussiez l'air entre deux vins…

Le Comte
À quoi bon ?

Figaro
Et le mener un peu lestement sous cette apparence déraisonnable.

Le Comte
À quoi bon ?

Figaro
Pour qu'il ne prenne aucun ombrage, et vous croie plus pressé de dormir que d'intriguer chez lui.

Le Comte
Supérieurement vu ! Mais que n'y vas-tu, toi ?

Figaro
Ah ! oui, moi ! Nous serons bien heureux s'il ne vous reconnaît pas, vous qu'il n'a jamais vu. Et comment vous introduire après ?

Le Comte
Tu as raison.

Figaro
C'est que vous ne pourrez peut-être pas soutenir ce personnage difficile. Cavalier… pris de vin…

Le Comte
Tu te moques de moi. (Prenant un ton ivre.)
N'est-ce point ici la maison du docteur Bartholo, mon ami ?

Figaro
Pas mal, en vérité ! vos jambes seulement un peu plus avinées. (D'un ton plus ivre.)
N'est-ce pas ici la maison…

Le Comte
Fi donc ! tu as l'ivresse du peuple.

Figaro
C'est la bonne ; c'est celle du plaisir.

Le Comte
La porte s'ouvre.

Figaro
C'est notre homme : éloignons-nous jusqu'à ce qu'il soit parti.

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