ACTE II - Scène III
Aubin (en entrant, renverse la chaise.)
Allons, bon ! je jette tout par terre !
Moulineaux (tout à fait ahuri et toujours à genoux.)
Le mari !… Anatole !… On n'entre pas !
Aubin
Comment ! on n'entre pas ?
Moulineaux (même jeu.)
Je veux dire si !… Entrez-donc !
(Il se relève.)
Aubin
Je vous remercie, c'est déjà fait. Je m'ennuyais en bas, alors j'ai eu l'idée de monter.
Moulineaux
Ah ! c'est une idée excellente ! (À part.)
Je me disais justement : s'il pouvait avoir l'idée de monter.
Aubin (bon enfant.)
Mais que je ne vous dérange pas. Vous savez, faites comme si je n'étais pas là.
Moulineaux
Ah ?… C'est facile à dire cela.
Aubin
Vous étiez en train de prendre les mesures de ma femme. J'ai vu ça !
Suzanne (saisissant la balle au bond.)
Parfaitement ! Monsieur en était au tour de taille.
Moulineaux (barbotant.)
En effet !… la taille,… le tour de taille,… cent dix de tour de taille.
Suzanne (vivement.)
Comment, cent dix !… cinquante-deux, voyons !
Aubin (riant.)
Oui, cinquante-deux !
Moulineaux (tâchant de reprendre contenance.)
Parfaitement !… Seulement, je vais vous dire, ça, c'est une habitude des grands couturiers. Tout est compté double.
Aubin
Même les factures ?
Moulineaux
Ah ! non, les factures, c'est le triple !… Oui c'est ce qui nous distingue des petits couturiers. Eh ! puis, enfin, vous savez, comme ça, sans mètre… à vue d'œil… ! Euh ! Vous… vous n'auriez pas un mètre sur vous ?
Aubin (riant.)
Je ne crois pas ! Mais vous n'avez pas ça, vous ?
Moulineaux
Non !… Euh ! c'est-à-dire si,… j'en ai trop ! Seulement ils sont à l'atelier,… dans mes ateliers !… Mes vastes ateliers.
Aubin
Il est très original, ce couturier. Mais dites-moi donc, monsieur ?… monsieur ? comment donc déjà ?
Suzanne (cherchant un nom qui ne vient pas.)
Monsieur…
Moulineaux (vivement.)
Machin… Monsieur Machin !…
Aubin
Machin ! Attendez donc ! mais j'ai déjà entendu ce nom-là quelque part.
Moulineaux
Oui, Machin, c'est assez répandu. Nous sommes beaucoup de "Machin".
Aubin
Mais, au fait, votre figure ne m'est pas inconnue. Où donc vous ai-je vu ?
Moulineaux (tâchant de dissimuler son visage et parlant le dos à demi tourné.)
Je ne sais pas. (À part.)
Pourvu qu'il ne me reconnaisse pas ! (Haut.)
Sans doute dans un endroit public,… dans un monument. J'y vais beaucoup… au Panthéon,… Panthéon-Courcelles.
Aubin
Non. Ah ! je sais, c'est chez Moulineaux, le médecin de ma femme ; je vous ai entrevu. Vous vous faites bien soigner chez Moulineaux ?
Moulineaux (tâchant de prendre l'air dégagé.)
Ah ! si peu. Vous savez, ça ne compte pas.
Aubin
Vous avez raison. C'est un charlatan !
Moulineaux (interloqué.)
Ah ! mais dites donc !…
Aubin (naïvement étonné.)
Qu'est-ce que ça vous fait ?
Moulineaux
C'est que… c'est mon médecin et je lui porte intérêt !…
Aubin
Après tout, je m'en moque. (Il s'assied sur la chaise de gauche qu'il place face à Moulineaux.)
Dites-moi, qu'est-ce que vous faites à ma femme ?
Moulineaux (vivement.)
Moi ?… rien !… ne croyez pas…
Aubin
Comment… rien ?…
Moulineaux (se reprenant.)
C'est-à-dire si… ! une… une polonaise… en tulle… avec des bouillonnés… en fourrure, ornés de jais… sur le pantalon.
Aubin
Quel pantalon ?
Moulineaux
Quel pantalon ?… Le pantalon du dessous. On ne le voit pas.
Aubin
Ca doit être curieux, ce mélange-là. Des bouillonnés en jais, sur le pantalon !… Défie-toi de l'excentricité, Suzanne…(À Moulineaux.)
Vous n'avez pas un modèle ?
Moulineaux
Un modèle ?… si, si, j'en ai des masses. Mais on ne peut pas les voir. Ils sont dans les ateliers… dans les ateliers, mes modèles. Vous comprenez, la concurrence !… On n'aurait qu'à les souffler ?…
Aubin
Alors on ne peut pas les choisir ?…
Moulineaux
Les choisir ? Si, mais pas les voir ! (À part.)
Il ne va pas s'en aller ?…