ACTE DEUXIÈME - Scène III



JOCASTE, PHILOCTÈTE.

Philoctète
Ne fuyez point, madame, et cessez de trembler ;
Osez me voir, osez m'entendre et me parler.
Ne craignez point ici que mes jalouses larmes
De votre hymen heureux troublent les nouveaux charmes ;
N'attendez point de moi des reproches honteux,
Ni de lâches soupirs indignes de tous deux.
Je ne vous tiendrai point de ces discours vulgaires
Que dicte la mollesse aux amants ordinaires.
Un cœur qui vous chérit, et, s'il faut dire plus,
S'il vous souvient des nœuds que vous avez rompus,
Un cœur pour qui le vôtre avait quelque tendresse,
N'a point appris de vous à montrer de faiblesse.

Jocaste
De pareils sentiments n'appartenaient qu'à nous ;
J'en dois donner l'exemple, ou le prendre de vous.
Si Jocaste avec vous n'a pu se voir unie,
Il est juste, avant tout, qu'elle s'en justifie.
Je vous aimais, seigneur : une suprême loi
Toujours malgré moi-même a disposé de moi ;
Et du sphinx et des dieux la fureur trop connue
Sans doute à votre oreille est déjà parvenue ;
Vous savez quels fléaux ont éclaté sur nous, et qu'Oedipe…

Philoctète
Je sais qu'Oedipe est votre époux ;
Je sais qu'il en est digne ; et, malgré sa jeunesse,
L'empire des thébains sauvé par sa sagesse,
Ses exploits, ses vertus, et surtout votre choix,
Ont mis cet heureux prince au rang des plus grands rois.
Ah ! Pourquoi la fortune, à me nuire constante,
Emportait-elle ailleurs ma valeur imprudente ?
Si le vainqueur du sphinx devait vous conquérir,
Fallait-il loin de vous ne chercher qu'à périr ?
Je n'aurais point percé les ténèbres frivoles
D'un vain sens déguisé sous d'obscures paroles ;
Ce bras, que votre aspect eût encore animé,
À vaincre avec le fer était accoutumé ;
Du monstre à vos genoux j'eusse apporté la tête.
D'un autre cependant Jocaste est la conquête !
Un autre a pu jouir de cet excès d'honneur !

Jocaste
Vous ne connaissez pas quel est votre malheur.

Philoctète
Je perds Alcide et vous : qu'aurais-je à craindre encore ?

Jocaste
Vous êtes en des lieux qu'un dieu vengeur abhorre ;
Un feu contagieux annonce son courroux,
Et le sang de Laïus est retombé sur nous.
Du ciel qui nous poursuit la justice outragée
Venge ainsi de ce roi la cendre négligée ;
On doit sur nos autels immoler l'assassin ;
On le cherche, on vous nomme, on vous accuse enfin.

Philoctète
Madame, je me tais, une pareille offense
Étonne mon courage et me force au silence.
Qui ? Moi, de tels forfaits ! Moi, des assassinats !
Et que de votre époux… vous ne le croyez pas.

Jocaste
Non, je ne le crois point, et c'est vous faire injure
Que daigner un moment combattre l'imposture.
Votre cœur m'est connu, vous avez eu ma foi,
Et vous ne pouvez point être indigne de moi.
Oubliez ces thébains que les dieux abandonnent,
Trop dignes de périr depuis qu'ils vous soupçonnent.
Fuyez-moi, c'en est fait : nous nous aimions en vain ;
Les dieux vous réservaient un plus noble destin ;
Vous étiez né pour eux : leur sagesse profonde
N'a pu fixer dans Thèbe un bras utile au monde,
Ni souffrir que l'amour, remplissant ce grand cœur,
Enchaînât près de moi votre obscure valeur.
Non, d'un lien charmant le soin tendre et timide
Ne doit point occuper le successeur d'Alcide ;
De toutes vos vertus comptable à leurs besoins,
Ce n'est qu'aux malheureux que vous devez vos soins.
Déjà de tous côtés les tyrans reparaissent ;
Hercule est sous la tombe et les monstres renaissent ;
Allez, libre des feux dont vous fûtes épris,
Partez, rendez Hercule à l'univers surpris.
Seigneur, mon époux vient, souffrez que je vous laisse ;
Non que mon cœur troublé redoute sa faiblesse ;
Mais j'aurais trop peut-être à rougir devant vous,
Puisque je vous aimais, et qu'il est mon époux.

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