Octave entre du fond à droite ;il a par-dessus son habit un long domino tout ouvert, un loup sur son visage et une batte d'Arlequin à la main.
OCTAVE (s'adressant aux gens de la mascarade, qu'on ne voit pas)
Assez, mes amis, retournez au logis ; assez raclé pour aujourd'hui.(Descendant les scène et ôtant son loup ; à Célio…)
Comment se porte, mon bon monsieur, cette gracieuse mélancolie ?
CÉLIO
Octave ! ô fou que tu es ! tu as un pied de rouge sur les joues ! D'où te vient cet accoutrement ? N'as-tu pas de honte, en plein jour ?
OCTAVE
Ô Célio ! fou que tu es ! tu as un pied de blanc sur les joues ! D'où te vient ce large habit noir ? N'as-tu pas de honte, en plein carnaval ?
CÉLIO
J'allais chez toi.
OCTAVE
Et moi aussi j'allais chez moi. Comment se porte ma maison ? Il y a huit jours que je ne l'ai vue.
CÉLIO
J'ai un service à te demander.
OCTAVE
Parle, Célio, mon cher enfant. Veux-tu de l'argent ? je n'en ai plus. Veux-tu mon épée ? Voilà une batte d'Arlequin. Parle, parle, dispose de moi.
CÉLIO
Combien de temps cela durera-t-il ? Huit jours hors de chez toi ! Tu te tueras, Octave.
OCTAVE
Jamais de ma propre main, mon ami, jamais ; j'aimerais mieux mourir que d'attenter à mes jours.
CÉLIO
Et n'est-ce pas un suicide comme un autre, cette vie que tu mènes ?
OCTAVE
Figure-toi un danseur de corde, en brodequins d'argent, le balancier au poing, suspendu entre le ciel et la terre ; à droite et à gauche, de vieilles petites figures racornies, de maigres et pâles fantômes, des créanciers agiles, des parents et des courtisanes ; toute une légion de monstres se suspendent à son manteau et le tiraillent de tous côtés pour lui faire perdre l'équilibre ; des phrases redondantes, de grands mots enchâssés cavalcadent autour de lui ; une nuée de prédictions sinistres l'aveugle de ses ailes noires. Il continue sa course légère de l'orient à l'occident. S'il regarde en bas, la tête lui tourne ; s'il regarde en haut, le pied lui manque. Il va plus vite que le vent, et toutes les mains tendues autour de lui ne lui feront pas renverser une goutte de la coupe joyeuse qu'il porte à la sienne. Voilà ma vie, mon cher ami ; c'est ma fidèle image que tu vois.
(Il jette sur la table sa batte et son loup.)
CÉLIO
Que tu es heureux d'être fou !
OCTAVE
Que tu es fou de ne pas être heureux ! Dis moi un peu, toi, qu'est-ce qui te manque ?
CÉLIO
Il me manque le repos, la douce insouciance qui fait de la vie un miroir où tous les objets se peignent un instant et sur lequel tout glisse. Une dette pour moi est un remords. L'amour, dont vous autres vous faites un passe-temps, trouble ma vie entière. Ô mon ami, tu ignoreras toujours ce que c'est qu'aimer comme moi ! Mon cabinet d'étude est désert ; depuis un mois j'erre autour de cette maison la nuit et le jour. Quel charme j'éprouve au lever de la lune, à conduire sous ces petits arbres, au fond de cette place, mon chœur modeste de musiciens, à marquer moi-même la mesure, à les entendre chanter la beauté de Marianne ! Jamais elle n'a paru à sa fenêtre ; jamais elle n'est venue appuyer son front charmant sur sa jalousie.
OCTAVE
Qui est cette Marianne ? Est-ce que c'est ma cousine ?
CÉLIO
C'est elle-même, la femme du vieux Claudio.
OCTAVE
Je ne l'ai jamais vue ; mais à coup sûr elle est ma cousine. Claudio est fait exprès. Confie-moi tes intérêts, Célio.
CÉLIO
Tous les moyens que j'ai tentés pour lui faire connaître mon amour ont été inutiles. Elle sort du couvent ; elle aime son mari et respecte ses devoirs. Sa porte est fermée à tous les jeunes gens de la ville, et personne ne peut l'approcher.
OCTAVE
Ouais !… Est-elle jolie ?… Sot que je suis ! tu l'aimes, cela n'importe guère. Que pourrions-nous imaginer ?
CÉLIO
Faut-il te parler franchement ? ne te riras-tu pas de moi ?
OCTAVE
Laisse-moi rire de toi, et parle franchement.
CÉLIO
En ta qualité de parent, tu dois être reçu dans la maison ?
OCTAVE
Suis-je reçu ? je n'en sais rien. Admettons que je suis reçu. À te dire vrai, dans mon illustre famille nous ne formons pas un faisceau bien serré, et nous ne tenons guère les uns aux autres que par écrit. Cependant Marianne connaît mon nom. Faut-il lui parler en ta faveur ?
CÉLIO
Vingt fois j'ai tenté de l'aborder ; vingt fois j'ai senti mes genoux fléchir en approchant d'elle. Quand je la vois, ma gorge se serre et j'étouffe, comme si mon cœur se soulevait jusqu'à mes lèvres.
OCTAVE
J'ai éprouvé cela. C'est ainsi qu'au fond des forêts, lorsqu'une biche avance à petits pas sur les feuilles sèches, et que le chasseur entend les bruyères glisser sur ses flancs inquiets, comme le frôlement d'une robe légère, les battements de cœur le prennent malgré lui ; il soulève son arme en silence, sans faire un pas, sans respirer.
CÉLIO
Pourquoi donc suis-je ainsi ? Pourquoi ne saurais-je aimer cette femme comme toi, Octave, tu l'aimerais, ou comme j'en aimerais une autre ? Pourquoi ce qui te rendrait joyeux et empressé, ce qui t'attirerait, toi, comme l'aiguille aimantée attire le fer, me rendil triste et immobile ? Qui pourrait dire : ceci est gai ou triste ? La réalité n'est qu'une ombre. Appelle imagination ou folie ce qui la divinise. — Alors la folie est la beauté elle-même. Chaque homme marche enveloppé d'un réseau transparent qui le couvre de la tête aux pieds ; il croit voir des bois et des fleuves, des visages divins, et l'universelle nature se teint sous ses regards des nuances infinies du tissu magique. Octave ! Octave ! viens à mon secours.
OCTAVE
J'aime ton amour, Célio ! Il divague dans ta cervelle comme un flacon syracusain. Donne-moi la main ; je viens à ton secours ; attends un peu. L'air me frappe au visage, et les idées me reviennent. Je connais cette Marianne ; elle me déteste fort, sans m'avoir jamais vu. C'est une mince poupée qui ne fait rien qu'à sa guise, un véritable enfant gâté.
CÉLIO
Fais ce que tu voudras, mais ne me trompe pas, je t'en conjure. Il est aisé de me tromper ; je ne sais pas me défier d'une action que je ne voudrais pas faire moi-même.
OCTAVE
Si tu escaladais les murs ?
CÉLIO
À quoi bon, si elle ne m'aime pas ?
OCTAVE
Si tu lui écrivais ?
CÉLIO
Elle déchire mes lettres et me les renvoie.
OCTAVE
Si tu en aimais une autre ?
CÉLIO
Le souffle de ma vie est à Marianne ; elle peut d'un mot de ses lèvres l'anéantir ou l'embraser. Vivre pour une autre me serait plus difficile que de mourir pour elle ; (Regardant du côté du jardin.)
Silence ! la voici qui détourne la rue.
OCTAVE
Retire-toi, je vais l'aborder.
CÉLIO
Y penses-tu ? dans l'équipage où te voilà ! Essuie-toi le visage ; tu as l'air d'un fou.
OCTAVE (ôtant son domino et le posant sur la table.)
Voilà qui est fait. L'ivresse et moi, mon cher Célio, nous sommes trop chers l'un à l'autre pour nous jamais disputer ; elle fait mes volontés comme je fais les siennes. N'aie aucune crainte là-dessus ; c'est le fait d'un étudiant en vacance qui valse un jour de grand dîner, de perdre la tête et de chercher sa raison ; moi, je n'ai de raison que ma fantaisie ; ma façon de penser est de me laisser faire, et je parlerais au roi en ce moment, comme je vais parler à ta belle.
CÉLIO
Je ne sais ce que j'éprouve…Non, ne lui parle pas.
OCTAVE
Pourquoi ?
CÉLIO
Je ne puis dire pourquoi ; il me semble… que tu vas me tromper.
OCTAVE
Touche là. Depuis que je suis au monde, je n'ai encore trompé personne, et je ne commencerai pas par mon meilleur ami.
(Célio sort par le fond à gauche.)
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