Les Caprices de Marianne
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ACTE PREMIER - Scène XII

Alfred de Musset

ACTE PREMIER - Scène XII


HERMIA, CÉLIO.

HERMIA
Eh bien ! mon cher enfant, quels seront vos plaisirs aujourd'hui ?

CÉLIO
Les vôtres, ma mère.

HERMIA (lui prenant le bras et se promenant avec lui sur le devant à gauche.)
Eh quoi ! les plaisirs communs, et non les peines communes ? C'est un partage injuste, Célio. Ayez des secrets pour moi, mon enfant, mais non pas de ceux qui vous rongent le cœur, et vous rendent insensible à tout ce qui vous entoure.

CÉLIO
Je n'ai pas de secrets, et plût à Dieu, si j'en avais, qu'ils fussent de nature à faire de moi une statue !

HERMIA
Quand vous aviez dix ou douze ans, toutes vos peines, tous vos petits chagrins se rattachaient à moi ; d'un regard sévère ou indulgent de ces yeux que voilà dépendait la tristesse ou la joie des vôtres, et votre petite tête blonde tenait par un fil bien délié au cœur de votre mère. Maintenant, mon enfant, je ne suis plus qu'une vieille sœur, incapable peut-être de soulager vos ennuis, mais non pas de les partager.

CÉLIO
Ma mère ! — Et vous aussi, vous avez été belle ! Sous ce long voile qui vous entoure, l'œil reconnaît le port majestueux d'une reine. Ô ma mère ! vous avez inspiré l'amour ! Sous vos fenêtres entr'ouvertes a murmuré le son de la guitare ; sur ces places bruyantes, dans le tourbillon de ces fêtes, vous avez promené une insouciante et superbe jeunesse ; vous n'avez point aimé ; un parent de mon père est mort d'amour pour vous.

HERMIA
Quel souvenir me rappelles-tu ?

CÉLIO
Ah ! si votre cœur peut en supporter la tristesse, si ce n'est pas vous demander des larmes, racontez-moi cette aventure, ma mère, faites-m'en connaître les détails.

HERMIA
Hélas ! Mon enfant, à quoi bon ? Quelle triste fantaisie avez-vous ?

CÉLIO
Je vous en supplie, et j'écoute.

HERMIA
Vous le voulez ? — Votre père ne m'avait jamais vue alors. Il se chargea, comme allié de ma famille, de faire agréer la demande du jeune Orsini, qui voulait m'épouser. Il fut reçu comme le méritait son rang par votre grand-père, et admis dans son intimité. Orsini était un excellent parti, et cependant je le refusai. Votre père, en plaidant pour lui, avait tué dans mon cœur le peu d'amour qu'il m'avait inspiré pendant deux mois d'assiduités constantes. Je n'avais pas soupçonné la force de sa passion pour moi. Lorsqu'on lui apporta ma réponse, il tomba, privé de connaissance, dans les bras de votre père. Cependant une longue absence, un voyage qu'il entreprit alors, et dans lequel il augmenta sa fortune, devaient avoir dissipé ses chagrins. Votre père changea de rôle et demanda pour lui ce qu'il n'avait pu obtenir pour Orsini. Je l'aimais d'un amour sincère, et l'estime qu'il avait inspirée à mes parents ne me permit pas d'hésiter. Le mariage fut décidé le jour même, et l'église s'ouvrit pour nous quelques semaines après. Orsini revint à cette époque. Il vint trouver votre père, l'accabla de reproches, l'accusa d'avoir trahi sa confiance et d'avoir causé le refus qu'il avait essuyé. Du reste, ajouta-t-il, si vous avez désiré ma perte, vous serez satisfait. Épouvanté de ces paroles, votre père vint trouver le mien et lui demander son témoignage pour désabuser Orsini. — Hélas ! il n'était plus temps ; on trouva dans sa chambre le pauvre jeune homme frappé d'un coup d'épée.

CÉLIO
Il a fini ainsi ?

HERMIA
Oui, bien cruellement.

CÉLIO
Non, ma mère, elle n'est point cruelle la mort qui vient en aide à l'amour sans espoir. La seule chose dont je le plaigne, c'est qu'il s'est cru trompé par son ami.

HERMIA
Qu'avez-vous, Célio ? Vous détournez la tête.

CÉLIO
Et vous, ma mère, vous êtes émue. Ah ! ce récit, je le vois, vous a trop coûté. J'ai eu le tort de vous le demander.

HERMIA
Ne songez point à mes chagrins ; ce ne sont que des souvenirs. Les vôtres me touchent bien davantage. Si vous refusez de les combattre, ils ont longtemps à vivre dans votre jeune cœur. Je ne vous demande pas de me les dire ; mais je les vois ; et puisque vous prenez part aux miens, venez, tâchons de nous défendre. Il y a à la maison quelques bons amis ; allons essayer de nous distraire. Tâchons de vivre, mon enfant, et de regarder gaiement ensemble, moi le passé, vous l'avenir. — Venez, Célio, donnez-moi la main.
(Ils sortent par le fond à droite.)


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