Stilicon
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ACTE IV - Scène III

Thomas Corneille

ACTE IV - Scène III


(Placidie, Eucherius, Lucile.)

EUCHERIUS
Quoi qu'on voit à l'envi l'imposture et l'envie
Attaquer tout ensemble et ma gloire et ma vie,
La plus âpre rigueur d'un si cruel effort
Laisse encore ma princesse arbitre de mon sort ;
Non que j'ose douter quel ordre je dois suivre,
Qui n'en peut être aimé n'est point digne de vivre,
Mais j'aurai moins de peine à renoncer au jour,
Quand je croirai par là lui prouver mon amour,
Et je ne craindrai point de voir ternir ma gloire,
Si je meurs assuré de vivre en sa mémoire.
Un prix si relevé rendra mes vœux contents,
Et c'est dans mon malheur le seul bien que j'attends.

PLACIDIE
Vous pouvez l'espérer après ce grand ouvrage
Qu'entreprenoit pour moi votre illustre courage,
Et j'aurois trop d'orgueil, s'il n'étoit adouci
Par l'horreur du forfait dont vous êtes noirci.

EUCHERIUS
Ah, madame ! Il est vrai ; je commence à connoître
Qu'innocent jusqu'ici, je cesse enfin de l'être,
Puis que vous relâchant à soupçonner ma foi,
Cette injustice en vous est un crime pour moi.
De ma triste vertu les preuves imparfaites
Vous ont abandonnée à l'erreur où vous êtes,
Et dans un cœur si grand l'erreur qui le séduit
Rend toujours criminel quiconque l'y réduit.
Un projet lâche et bas semble noircir ma gloire,
Mais enfin mon seul crime est que vous l'osez croire,
Et que dans votre cœur mes respects ni ma foi
N'ont jamais rien surpris qui vous parle pour moi.

PLACIDIE
Va, je hais les dédains qui t'en cachoient l'estime,
S'ils te font ignorer la moitié de ton crime,
Et veux bien un moment oublier ma fierté,
Pour te reprocher mieux toute ta lâcheté.
L'attentat le plus noir t'acquiert le nom de traître,
Je t'en vois convaincu vers l'état, vers ton maître,
Mais je n'y puis penser que surprise d'effroi
Je n'en trouve un second qui ne touche que moi.
Ne dis plus qu'à tes vœux mon cœur fut inflexible,
Tout superbe qu'il est, tu l'as rendu sensible,
Et son plus vaste orgueil n'a pu le garantir
D'admirer ce qu'enfin je te vois démentir.
C'est là ce crime, ingrat, où t'aida ma foiblesse ;
Tu m'as injustement dérobé ma tendresse,
Je me suis crue aimée, et l'offre de ta foi
Sur ta feinte vertu m'a répondu de toi.
L'amour qui contre moi soutenoit un perfide,
La peignoit à mes yeux et brillante et solide,
Et toujours cet éclat pour toi m'intéressant,
Si Felix n'eut parlé, t'auroit fait innocent.
Oui, pour juger en toi l'innocence opprimée,
Il m'a suffit d'aimer, et de me croire aimée,
Et de voir qu'en secret ma plus fière rigueur,
Te refusant ma main, t'abandonnoit mon cœur.
L'aveu m'en est honteux, mais j'ai cet avantage
Qu'au moins ton sang est prêt d'en réparer l'outrage,
Et que l'éclat trompeur dont tu sus m'éblouir
N'a pu me l'arracher quand tu pus en jouir.

EUCHERIUS
Ah ! Souffrez qu'à loisir j'en goûte tous les charmes.
La calomnie enfin me cause peu d'alarmes,
De mon destin trop tôt je m'étois défié,
L'amour parle pour moi, je suis justifié.
Avec tant de fureur l'imposture m'accable,
Qu'à croire ce qu'on voit, je dois être coupable,
Et quand tout me confond, Zénon assassiné
Laisse pour me convaincre un témoin suborné ;
Mais que peut contre moi sa noire perfidie,
Si mes soins ont touché l'illustre Placidie,
Et si je vois l'amour, jaloux de mon trépas,
Lui donner des clartés que les autres n'ont pas ?
Indigne de sa main, ma mort est nécessaire,
Mais je ne dois mourir que pour la satisfaire,
Et me punir enfin du coupable malheur
De ne rien mériter au-delà de son cœur.
Prenez de ce défaut une prompte vengeance.
Mon amour vous la doit de mon peu de naissance,
Et la mort ne sauroit offrir rien que de doux
À qui vit pour vous seule, et ne peut être à vous.
Hélas ! Si cette gloire est la seule où j'aspire,
Ne vivant que pour vous, veut-on que je conspire,
Et que ma passion ait crû vous mériter
Par le forfait honteux que l'on m'ose imputer ?
Me serois-je flatté qu'un trône eut pu vous plaire,
Teint du sang de mon maître, et de celui d'un frère,
Et que d'un lâche orgueil votre cœur combattu
Déferra tout au crime, et rien à la vertu ?
Non, non, si d'un beau sang la fierté peu flexible
Oppose à mon espoir un obstacle invincible,
Je connois trop ce sang pour avoir présumé
Qu'un criminel heureux put jamais être aimé.
Mais pourquoi me purger d'une action si noire ?
J'ai tout ce que je veux, vous ne la sauriez croire,
Et cherchant à mourir, il doit m'être assez doux
Que le sort ne me laisse innocent que pour vous.

PLACIDIE
Sois-le, si tu le peux, du forfait qu'on t'impute.
Par tout ta trahison contre moi s'exécute,
Et par un juste effet de ce que je me dois,
Coupable ou non d'ailleurs, tu l'es toujours pour moi.
Si la mort de Zénon souille ton innocence,
Tu m'as fait naître un feu qui trahit ma naissance,
Et si ce lâche crime à tort t'est imputé,
Il me coûte un aveu qui trahit ma fierté.
Ainsi sans pénétrer un complot détestable,
Tu me dois satisfaire innocent ou coupable ;
Je t'ai dit que je t'aime, et l'avoue à regret,
Ou rends-moi mon amour, ou rends-moi mon secret.
Affranchis-moi d'un sort dont ma gloire s'indigne.
Veux-tu te faire aimer si tu n'en es pas digne,
Et si ta passion a mérité ce prix,
Veux-tu me voir rougir de te l'avoir appris ?
Abuse moins d'un cœur dont l'orgueil qui me presse
Ne t'a pu jusqu'au bout déguiser la tendresse.
D'un si sensible outrage il est si peu d'accord…

EUCHERIUS
Et bien, pour l'expier il faut hâter ma mort,
Il faut avouer tout, il faut laisser tout croire.
Pour vous seule aussi-bien j'ai pris soin de ma gloire,
Et quand votre intérêt me défend de parler,
C'est ne la perdre pas que de vous l'immoler.

PLACIDIE
Ah, vis pour démentir ceux qui l'osent poursuivre.

EUCHERIUS
Mais mon sort est d'aimer si vous me laissez vivre,
Et je trouve en secret tous mes vœux attachez
À l'heureux attentat que vous me reprochez.
Me le souffririez-vous ?

PLACIDIE
Prouve ton innocence,
Et si mes sentiments étonnent ta constance,
Songe que c'est beaucoup qu'un cœur comme le mien
Veille, murmure, craigne, et ne résolve rien.


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