Stilicon
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ACTE II - Scène II

Thomas Corneille

ACTE II - Scène II


(Placidie, Eucherius, Lucile.)

PLACIDIE
j'apprends avec surprise
Que l'espoir d'Alaric par vous se favorise ;
Mais de mes sentiments c'est assez mal juger
D'avoir crû que ce zèle eut de quoi m'obliger.
Dans le rang que je tiens j'ai l'âme un peu trop vaine
Pour vouloir vous devoir la qualité de reine,
Et forcer mon courage au lâche abaissement
D'écouter vos conseils sur le choix d'un amant.

EUCHERIUS
C'est donc ce qui manquoit à ma disgrâce extrême
Que quand ce triste cœur s'immole à ce que j'aime,
Cet effort que ma flamme en vain a combattu
N'eut que le faux éclat d'une lâche vertu ?
Persistez à mes vœux d'être toujours contraire,
J'ai mérité la mort quand je n'ai su vous plaire,
Et je dois croire égal d'en recevoir les coups,
Ou d'un hymen funeste, ou de votre courroux.

PLACIDIE
J'y pourrois consentir sans qu'on vous crut à plaindre.
Qui peut le conseiller n'a pas lieu de le craindre,
Et s'offre à voir d'un œil pleinement satisfait
Le succès d'un accord dont il presse l'effet.

EUCHERIUS
Dites que votre haine enfin trop endurcie
Par l'excès d'un beau feu ne peut être adoucie,
Et que son injustice aime à se déguiser
Ce qu'aujourd'hui pour vous le mien m'a fait oser.
J'espérois que par là nous la verrions s'éteindre,
Que n'ayant pu m'aimer vous daigneriez me plaindre,
Et que pour vous servir prêt à quitter le jour,
La pitié m'obtiendroit ce que n'a pu l'amour ;
Mais comme les mépris dont ma flamme est suivie
À d'éternels malheurs avoient livré ma vie,
Ce que sur mes désirs ma vertu fait d'effort,
Ne vaut pas qu'un soupir soit le prix de ma mort.

PLACIDIE
Sur quelle étrange erreur cette plainte est formée !
À cause qu'on me cède on croit m'avoir aimée,
Et toute mon estime est le moins que je dois
À l'indigne attentat qu'on veut faire sur moi ?

EUCHERIUS
Quoi, vous croyez assez l'aigreur qui vous anime,
Pour traiter d'attentat un conseil magnanime,
Et m'attacher à vous sans me considérer,
C'est démentir l'ardeur que j'ai su vous jurer ?
Non qu'en un rang égal j'eusse pu me résoudre
D'attirer sur mon feu ce dernier coup de foudre ;
Mais je suis sans murmure un ordre si fatal
Quand je vous cède au trône, et non à mon rival.
Je l'avouerai pourtant ; à quoi que je m'apprête,
Le déplaisir affreux de vous voir sa conquête
N'aigrira pas si peu la douleur d'un amant,
Qu'à sa triste disgrâce il survive un moment ;
Mais puisqu'un sceptre seul peut remplir votre attente,
Je mourrai trop heureux de vous laisser contente,
Et du moins ce succès de vos plus chers désirs
Mêlera quelque joie à mes derniers soupirs.

PLACIDIE
Ta passion t'aveugle alors qu'elle me brave ;
Renonçant à mon cœur tu le fais ton esclave,
Et de ton désespoir suivant l'injuste loi,
Tu prends droit de donner ce qui n'est pas à toi.
Connois, Eucherius, connois mieux ta princesse ;
Si de l'ambition la noble ardeur me presse,
Un trône n'est pas tant qu'il me doive coûter
La honte du secours qui m'y feroit monter.
Quel zèle injurieux, quelle vertu maligne
Brigue pour moi le rang dont ma naissance est digne,
Et te fait hasarder un téméraire effort
Pour attirer sur toi la gloire de mon sort ?
Doutes-tu qu'en secret mon sang ne me réponde
D'élever mon destin à l'empire du monde,
Et que son juste orgueil ne porte mes regards
Jusqu'à pouvoir un jour lui laisser des Césars ?
Règle mieux tes conseils, et bornes-en l'audace ;
Je ne veux rien devoir où je puis faire grâce,
Et si toujours le trône échauffe mon désir,
Il est des rois pour moi quand je voudrois choisir.

EUCHERIUS
Je sais qu'il n'en est point à qui l'amour n'ordonne
De venir à vos pieds abaisser leur couronne,
Et du choix d'Alaric si j'ai paru jaloux,
C'est sans m'être flatté de rien faire pour vous.
J'ai voulu seulement par une mort plus prompte
D'un hommage odieux vous épargner la honte,
Et dérober ce cœur qui se sent trop charmer,
Au crime glorieux de vous oser aimer.
Vous en donnez l'arrêt, c'est à moi de le suivre ;
Mais pour cesser d'aimer, je dois cesser de vivre,
Et l'hymen dont l'horreur accable mon amour
Est le plus sûr moyen de me priver du jour.

PLACIDIE
Moi, j'ai fait quelque effort pour éteindre en ton âme
Ce que tes vœux offerts m'y firent voir de flamme,
Et l'aigreur dont tu crois qu'elle ait dû m'animer
Ne t'auroit pu souffrir la liberté d'aimer ?

EUCHERIUS
Qu'a donc fait ce mépris à mes vœux si contraire ?

PLACIDIE
Il a dû te défendre un espoir téméraire ;
Mais en vain ton amour en craindroit la rigueur,
Il part de ma naissance, et non pas de mon cœur,
Et la gloire d'aimer sans voir rien à prétendre,
Est le plus digne prix qu'un beau feu doive attendre.

EUCHERIUS
Le mien de cette gloire est pleinement charmé ;
Mais hélas ! Aime-t-on sans vouloir être aimé ?

PLACIDIE
Ne crois pas que jamais l'orgueil du diadème
Relâche une princesse à confesser qu'elle aime,
Et que sur ses désirs son rang puisse si peu,
Qu'il la laisse descendre à ce honteux aveu ;
Mais comme d'injustice il la rend incapable,
Il faut examiner ce qu'on a d'estimable,
Voir en soi ce qu'en eux les vrais héros ont eu,
Se convaincre en secret de toute leur vertu,
S'en pouvoir applaudir, et sur un si bon signe
Se répondre du cœur dont l'on se trouve digne.
Non qu'enfin ce ne fut un bonheur assez vain
De mériter ce cœur sans mériter la main ;
Mais c'est toujours beaucoup à qui n'y peut prétendre,
Qu'au seul crime du sort ayant droit de s'en prendre,
On ne lui puisse au moins dans un malheur si grand,
Reprocher qu'un défaut dont il n'est pas garant.

EUCHERIUS
Ah, si par ce défaut ma passion extrême…

PLACIDIE
Adieu, l'empereur vient ; aime, j'y consens, aime ;
Mais si tu t'y résous, quoi qu'il faille endurer,
Sachant ce que je suis, aime sans espérer.


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