Stilicon
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ACTE I - Scène VI

Thomas Corneille

ACTE I - Scène VI


(Stilicon, Mutian.)

Stilicon
Et tu voudras encor qu'après un tel outrage
De mon ressentiment je contraigne la rage,
Et que craignant l'horreur qui confond les ingrats
Aux intérêts d'un fils je refuse mon bras ?
Non, non, puisque de moi, quelque honneur où j'atteigne,
Part la source du sang qui fait qu'on le dédaigne,
Je ne puis différer sans trop de lâcheté
À lui faire raison de cette indignité.
Corrigeons un défaut où le mépris s'attache,
Par la splendeur du trône effaçons-en la tache,
Et pour l'y voir assis pressant un juste effort,
Dérobons sa naissance aux injures du sort.

MUTIAN
Seigneur, je vous dois tout, et quoi qu'on me propose,
Pour venger votre outrage il n'est rien que je n'ose,
Le crime où vous courez ne sauroit m'étonner ;
Mais vous m'avez permis de vous en détourner.
Souffrez donc que j'oppose au dessein que vous faites
Ce qu'est Honorius, ce que par lui vous êtes,
Et que je vous arrache à l'indigne fureur
Qui veut tremper vos mains au sang d'un empereur.

Stilicon
D'abord, je l'avouerai ; saisi d'un trouble extrême,
À prendre ce dessein j'eus horreur de moi-même,
Et d'un tel attentat mon cœur épouvanté
N'en conçut qu'en tremblant toute l'impiété.
Le sang et le devoir soudain y firent naître
Tendresse pour mon gendre, et respect pour mon maître,
Et ravi d'un remords qui conservoit ses jours,
Pour le fortifier j'employois ton secours ;
Mais les honteux mépris d'une ingrate princesse
Ont de ces sentiments dissipé la foiblesse.
Pour punir un orgueil qui ne m'étoit pas dû
À ses premiers transports tout mon cœur s'est rendu.
En vain j'ai voulu voir ma fille couronnée,
Je n'ai vu que d'un fils l'indigne destinée,
Et l'outrage éclatant que souffre son grand cœur
S'il demeure sujet des enfants de sa sœur.
Tout rempli d'un objet et si cher et si tendre,
Le mien ne connoît plus de maître ni de gendre,
Et contre ses remords pleinement affermi,
Voit dans Honorius son plus grand ennemi.

MUTIAN
Qu'a-t-il pu pour ce fils qu'il n'ait pas daigné faire ?
Son rang de ce qu'il est d'un seul degré diffère,
Encore un pas peut-être, et le trône est au bout.

Stilicon
Un degré l'en sépare ; et ce degré c'est tout.
La grandeur la plus vaste est toujours imparfaite
Quand d'un plus haut empire elle se voit sujette,
Et ce qu'à commander elle donne de droits
Ne vaut pas la douleur d'obéir une fois.
Cependant si tu veux blâmer mon injustice,
Songe qu'Honorius lui-même en est complice,
Et que par la rigueur d'un destin peu commun,
Je ne deviens ingrat que pour en punir un.
Après avoir au trône élevé son enfance,
Contre ses ennemis affermi sa puissance,
La généreuse ardeur d'une illustre amitié
D'un tout sauvé par moi me devoit la moitié.
Ne dis point que peut-être il me l'eût accordée
Si pour prix de ma foi je l'eusse demandée ;
Quand sa sœur dans mon fils dédaigne un rang trop bas,
C'est me la refuser que ne me l'offrir pas.
Non que mon intérêt m'eût forcé d'entreprendre
Si pour Eucherius j'eusse pu m'en défendre ;
Mais enfin tous mes vœux ne se trouvent remplis
Que de l'avidité de voir régner ce fils.
D'un astre dominant l'indispensable empire
À cet arrêt du sort me contraint de souscrire,
Et dussai-je y périr, quoi qu'il doive en coûter,
Pour lui laisser un trône il faut l'exécuter.

MUTIAN
Mais pourquoi lui cacher vos desseins de la sorte
Si son seul intérêt à conspirer vous porte ?
Devroit-il ignorer ce qu'on ose pour lui ?

Stilicon
Oui, puisqu'à l'empereur il serviroit d'appui,
Et que s'il peut l'apprendre, il n'est rien qu'il ne fasse
Pour détruire un projet qui le met en sa place.
D'ailleurs aimant ce fils, je lui dois épargner
Tout ce qui le rendroit indigne de régner.
La tendresse pour lui qu'il faut que je soutienne,
Aime à sauver sa gloire aux dépens de la mienne,
Et comme le mépris qui s'attache à son rang
Prend en lui pour objet la honte de mon sang,
Pour l'en justifier sans noircir son estime,
Mon cœur à sa vertu veut bien prêter un crime,
Et pour le couronner, y courant sans effroi
Le venger de l'affront d'être sorti de moi.

MUTIAN
J'admire pour un fils l'ardeur qui vous anime ;
Mais songez-vous assez jusques où va ce crime,
Et que tout l'avenir condamnant sa fureur
Ne l'examinera que pour en prendre horreur ?

Stilicon
Va, va, si l'avenir ne lui fait point de grâce,
Il en louera du moins l'inébranlable audace,
Et rendra ce qu'il doit aux surprenants transports
Qui me font voir le crime, et braver le remords.
Peins-toi mon entreprise encore plus effroyable ;
Une grande âme seule en peut être capable.
Plus l'attentat est noir, plus son indignité
Veut du cœur le plus haut l'entière fermeté
Des plus sacrez devoirs étouffer le murmure
C'est à ses passions asservir la nature ;
Cet effort ne part point d'un courage abattu,
Et pour faire un grand crime il faut de la vertu.

MUTIAN
Ce genre de vertu touche un peu trop votre âme.

Stilicon
Enfin tu veux en vain que j'en craigne le blâme,
La chose est résolue, et tout prêt d'éclater,
Un lâche repentir ne sauroit m'arrêter.
Il faut sans balancer que dès cette nuit même
La mort d'Honorius couronne un fils que j'aime.
Rien ne peut mettre obstacle au dessein que j'en fais,
Je puis tout sur l'armée, on me craint au palais,
Et j'ai dans l'entreprise intéressé sans peine
Tous ceux dont le pouvoir l'eut pu rendre incertaine.
Ainsi pour voir l'effet que je m'en suis promis,
En secret chez Zénon assemble nos amis.
Zénon peut tout pour nous et brûle d'entreprendre.
Dans une heure au plus tard j'aurai soin de m'y rendre,
Et lors, pour le succès d'un si hardi dessein,
Nous choisirons ensemble et le temps et la main.


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